Édition du 12 novembre 2024

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Le nettoyage ethnique de la Palestine d’Ilan Pappe

Nous publions ci-dessous l’avant-propos d’une nouvelle édition d’un livre d’Ilan Pappe, intitulée Le nettoyage ethnique de la Palestine publié cette année. Nous remercions l’éditeur "rue Dorion" qui nous a fait parvenir le pdf de ce livre.

Avant-propos

Cet avant-propos à l’édition française comporte deux parties. La première examine la pertinence du livre dans la période écoulée depuis sa parution, il y a une quinzaine d’années, et se rapporte également aux diverses réactions qu’il a suscitées. La seconde replace le livre dans le contexte des événements qui ont marqué la fin 2023 – la guerre contre Gaza et les événements du 7 octobre 2023.

Depuis la parution du livre, j’ai pu échanger avec un nombre incalculable de lecteurs et de lectrices qui ont démontré en quoi le livre restait aussi pertinent aujourd’hui en 2024 qu’au moment de sa parution il y a près de quinze ans. Cette pertinence se mesure de deux manières, qui sont corrélées.

Premièrement, il y a le fait que le terme de « nettoyage ethnique » pour qualifier les événements de 1948 soit désormais largement accepté. Dans un premier temps, ce terme a pu paraître trop extrême et exagéré pour bon nombre de chercheurs et de chercheuses ou de personnes qui avaient un lien avec la Palestine ou un intérêt pour le sujet. Toutefois, depuis la publication du livre, il semble que ce soit devenu le terme le plus commun pour désigner les événements de 1948. Ce qui veut dire qu’il s’agit de l’histoire d’un crime, que nous savons qui l’a commis et que nous pouvons réfléchir ensemble à la meilleure façon d’y remédier.

Deuxièmement, il semble que le concept de nettoyage ethnique puisse s’appliquer non seulement aux politiques israéliennes en 1948 mais aussi à la stratégie israélienne depuis lors. À bien des égards, nous ne sommes pas sortis de ce moment historique. L’opération de nettoyage ethnique de 1948 a permis à Israël de contrôler environ 80 pour cent de la Palestine mais elle a maintenu une minorité palestinienne assez importante au sein de l’État juif. La méthode du nettoyage ethnique a été remplacée entre 1948 et 1967 par un régime militaire sévère imposé à la minorité palestinienne en Israël.

Jusqu’à 1967, presque 20 % de la Palestine échappait encore au contrôle israélien. Israël s’est emparé de cette dernière portion de territoire lors de la guerre de juin 1967. Dès lors, la totalité de la Palestine était sous son contrôle mais il se trouvait confronté à d’immenses défis démographiques s’il voulait rester fidèle à l’idée d’un État juif incluant un nombre très réduit d’Arabes, voire pas d’Arabes du tout. La méthodologie développée par Israël pour conserver la totalité de la Palestine comprenait une panoplie de moyens : régime militaire, lois discriminatoires, pratiques et microprojets de nettoyage ethnique. Du nord au sud d’Israël, dans la région du grand Jérusalem, dans la région d’Hébron et dans la vallée du Jourdain, les Palestiniens ont été expulsés de façon à créer de nouvelles réalités démographiques sur le terrain. Ces opérations se poursuivent jusqu’à ce jour.

Cette réalité, ce que les Palestiniens appellent la « Nakba continuelle », nous ramène aujourd’hui à 1948, chaque fois que nous sommes confrontés à une démolition de maison, à l’assassinat d’un manifestant palestinien ou à tout autre abus des droits civiques et humains fondamentaux des Palestiniens.

Chacun de ces événements nous fait remonter dans le temps. Chaque année, ce voyage dans le temps nous ramène à un aspect différent de la Nakba. Ces derniers temps, ce qui me préoccupe plus que tout, c’est l’apathie et l’indifférence persistante des élites politiques et des médias occidentaux à l’égard de la situation des Palestiniens. Même l’horreur des camps de réfugiés palestiniens en Syrie n’a pas établi dans l’esprit des politiciens et des journalistes une possible connexion entre la nécessité de porter secours aux réfugiés et leur droit reconnu internationalement au retour dans leur pays.

Au plus fort de la guerre civile en Syrie, Israël se targuait de prodiguer des soins médicaux aux islamistes qui combattaient le régime d’Assad, les réparant avant de les renvoyer sur le champ de bataille, une action qualifiée d’humanitaire par l’État juif. Le refus de ce même État d’accueillir un seul réfugié du chaos syrien, refus tout à fait exceptionnel si l’on pense à ce qu’ont fait tous les autres voisins – bien plus pauvres – de la Syrie, est passé inaperçu.

C’est en juin 1948 que la communauté internationale a pris conscience pour la première fois du nettoyage ethnique en Palestine, lors de la première trêve dans les combats entre l’armée israélienne et les unités des armées arabes qui étaient entrées en Palestine le 15 mai.

À la fin de cette trêve, il est apparu clairement que l’initiative arabe pour reprendre la Palestine était vouée à l’échec. La trêve a permis aux observateurs de l’ONU de voir pour la première fois de visu la réalité sur le terrain à la suite du plan de paix proposé par l’organisation.

Ce à quoi ils ont assisté alors, c’est à un nettoyage ethnique à grande vitesse. La principale préoccupation du nouvel État israélien était à ce moment-là de profiter de la trêve pour accélérer la désarabisation de la Palestine. Ça a commencé dès l’instant où les armes se sont tues et ça s’est fait sous les yeux des observateurs des Nations unies.

Dès la deuxième semaine de juin, la Palestine urbaine avait déjà disparu et avec elle, des centaines de villages autour des principales villes. Les villes comme les villages ont été vidés par les forces israéliennes. La population a été chassée, souvent bien avant l’entrée des unités arabes en Palestine, mais les maisons, les boutiques, les écoles, les mosquées et les hôpitaux étaient toujours là. Maintenant que le bruit des tirs avait cessé, le vacarme des bulldozers qui rasaient ces bâtiments et les campagnes alentour ne pouvaient échapper aux observateurs de l’ONU.

Comme vous le verrez dans ce livre, les observateurs de l’ONU ont enregistré assez méthodiquement la transformation spectaculaire de ce paysage typique de la Méditerranée orientale que constituait alors la campagne palestinienne en un kaléidoscope de nouvelles colonies juives entourées de pins européens et de gigantesques systèmes de canalisations asséchant les centaines de ruisseaux qui parcouraient les villages – effaçant un panorama qu’on ne peut guère plus imaginer aujourd’hui que depuis quelques recoins relativement préservés de la Galilée et de la Cisjordanie.

Les observateurs de l’ONU ont rapporté sans relâche à leurs supérieurs qu’un nettoyage ethnique était en cours et les délégués de la Ligue arabe ont soumis des rapports similaires. La pression a fini par porter ses fruits puisqu’en décembre 1948, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté la résolution 194. L’organisation internationale affirmait ainsi que la seule manière de pacifier le territoire était d’autoriser les réfugiés palestiniens à rentrer chez eux.

Cette logique a été acceptée par la Commission de conciliation pour la Palestine nommée par l’ONU pour assurer la mise en œuvre de la résolution 194, qui a donné lieu à la conférence internationale de Lausanne en mai 1949. L’effort de conciliation était mené par les Américains qui ont accepté également cette logique puisqu’ils ont fait pression sur Israël pour qu’il rapatrie un nombre significatif de réfugiés – pression qui comprenait une menace de sanctions.

Les mois ont passé et à la fin de l’année 1949, la pression états-unienne s’est relâchée. Le lobbying juif, l’escalade de la guerre froide dans le monde et le fait que l’attention de l’ONU se soit reportée sur le statut de Jérusalem, dont Israël contestait l’internationalisation décidée par l’organisation, sont les principales raisons de cette évolution. Seule l’Union soviétique a continué à rappeler au monde, par la voix de son ambassadeur aux Nations unies, et à Israël par le biais d’une correspondance bilatérale avec l’État juif, que la nouvelle réalité que le sionisme avait créée sur le terrain était encore réversible. À la fin de l’année, Israël est également revenu sur son engagement, pris sous la pression américaine, de rapatrier 100000 réfugiés.

Des colonies juives et des forêts européennes ont été implantées à la hâte sur des centaines de villages de la campagne palestinienne et les bulldozers israéliens ont démoli des centaines de maisons palestiniennes dans les zones urbaines pour tenter d’effacer le caractère arabe de la Palestine. Certaines de ces maisons ont été « sauvées » par des Israéliens, bohèmes ou yuppies, et des immigrés juifs fraîchement arrivés qui s’y sont installés avant de voir cette appropriation validée a posteriori par le gouvernement. La beauté de ces maisons et leur emplacement en ont fait des biens de premier choix sur le marché immobilier, prisés par les riches israéliens, les légations et les ONG internationales qui font souvent le choix d’y installer leurs nouveaux sièges.

Si le pillage au grand jour qui a commencé en juin 1948 a ému les représentants de la communauté internationale sur place, il n’a suscité aucune réaction chez ceux – rédacteurs en chef de journaux, responsables des Nations unies ou chefs d’organisations internationales – qui les y avaient envoyés. Le message de la communauté internationale à Israël était clair : le nettoyage ethnique de la Palestine – aussi illégal, immoral et inhumain soit-il – serait toléré.

Ce message a été parfaitement reçu et le résultat ne s’est pas fait attendre. Le territoire du nouvel État a été déclaré exclusivement juif et les Palestiniens qui y sont restés ont été soumis à un régime militaire qui les privait de leurs droits civiques et humains fondamentaux tandis que des plans pour s’emparer des parties du territoire palestinien encore non occupées en 1948 ont été aussitôt mis en œuvre. Au moment où ils ont été pleinement exécutés en 1967, le message de la communauté internationale était déjà inscrit depuis longtemps dans l’ADN sioniste d’Israël : même si ce que vous faites est observé et enregistré, ce qui compte, c’est la manière dont les puissants de ce monde réagissent à vos crimes.

La seule manière de s’assurer que la plume de l’enregistrement sera plus puissante que l’épée de la colonisation, c’est d’espérer un changement dans le rapport de force en Occident et dans le monde en général. Les actions menées par les sociétés civiles, les responsables politiques consciencieux et les nouveaux États émergents n’ont pas encore été en mesure de changer ce rapport de force.

Mais on peut se sentir encouragés par les vieux oliviers de Palestine qui parviennent à repousser sous les pins européens, par les Palestiniens et les Palestiniennes qui peuplent à présent les villes juives huppées bâties sur les ruines des villages de Galilée, et par la ténacité des populations de Gaza, de Bil’in, d’alAraqib, de Cheikh Jarah et de Masafer Yatta, et garder l’espoir que ce rapport de force change un jour.

Une nouvelle Nakba : octobre 2023.

Deux récits concurrents ont accompagné l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 dans le sud d’Israël et la réaction génocidaire d’Israël à cette attaque. Les Israéliens ont insisté sur le fait que l’attaque venait de nulle part et qu’elle avait été provoquée par l’Iran et par la nature antisémite du Hamas, qui incarne selon ce récit un mélange de nazisme et de fondamentalisme islamique.

L’autre récit, porté entre autres par le secrétaire général des Nations unies, tenait à contextualiser historiquement l’attaque du Hamas – et j’ajouterais que la réaction israélienne demande aussi à être contextualisée.

Le contexte historique remonte au nettoyage ethnique de 1948 et même au-delà. Ce récit commence par observer que le sionisme est un mouvement de colonisation qui, comme d’autres mouvements de ce type, visait à éliminer les indigènes afin de construire un État pour les colons qui bien souvent, comme dans le cas du sionisme, venaient d’une Europe qui les chassait ou ne voulait pas d’eux.

En tant que mouvement politique, le sionisme a attendu 1948 pour faire passer l’élimination des indigènes palestiniens au stade supérieur – en chassant la moitié d’entre eux hors de Palestine, en démolissant la moitié de leurs villages (500 villages) et en détruisant la plupart de leurs villes.

C’est ce contexte qui explique également comment la bande de Gaza a été créée. Israël l’a conçue comme un immense camp de réfugiés pour absorber les centaines de milliers de Palestiniens qu’il chassait du centre et du sud de la Palestine, dans la mesure où l’Égypte ne voulait pas les accueillir. Les derniers réfugiés ont été chassés des villages qu’Israël a détruits, brûlés et démolis en 1948. Ces villages étaient très proches de la bande de Gaza et c’est sur leurs ruines qu’un certain nombre des colonies attaquées par le Hamas le 7 octobre 2023 ont été construites.

La Nakba continuelle – l’expulsion de 1967 (qui n’a jamais réellement cessé depuis), le régime militaire sévère et l’occupation qui a pris un tour particulièrement cruel à partir de 2020 et le siège inhumain de la bande de Gaza commencé en 2007 – sont les éléments de contexte historique plus récents qui expliquent à la fois l’action du Hamas et la réaction israélienne (qui était moins une réaction qu’une nouvelle intensification, comme en 1948, du nettoyage ethnique dans la bande de Gaza et, à une moindre échelle, en Cisjordanie – au prétexte de l’attaque du Hamas).

À quatre reprises, depuis 2006, la population assiégée de Gaza a été bombardée depuis les airs, la terre et la mer. Les jeunes gens qui ont envahi des bases militaires, des kibboutzim et des villes (où ils ont commis des meurtres et des enlèvements) n’ont connu qu’une réalité – celle du ghetto de Gaza et des quatre bombardements. Ça ne justifie pas tout ce qu’ils ont fait mais ça donne une très bonne explication à ce qu’ils ont fait.

Pendant un temps, au lendemain de l’attaque du Hamas, et bien naturellement, Israël a reçu des témoignages de compassion et de soutien presque universels de la part de gouvernements du monde entier. Des grands monuments un peu partout dans le monde occidental ont été illuminés aux couleurs du drapeau israélien en solidarité avec les victimes (y compris la tour Eiffel).

Les responsables israéliens ont pris ces témoignages de compassion pour une carte blanche pour punir collectivement les deux millions de personnes qui vivent dans la bande de Gaza – ce qui, selon l’avis récent de la Cour internationale de justice, pourrait conduire à un génocide.

Ce qui va se passer à Gaza une fois que les opérations militaires auront cessé n’est pas absolument clair, y compris peutêtre pour les Israéliens eux-mêmes. Il semble que les responsables israéliens souhaitent annexer une partie de la bande de Gaza, concentrer les Palestiniens dans un espace encore plus densément peuplé et y imposer une réalité similaire à celle qui existe dans plusieurs parties de la Cisjordanie. L’avenir nous dira si cette stratégie fonctionne. Si c’est le cas, cela peut aisément conduire à d’autres soulèvements qui peuvent tourner à la guerre régionale.

Cela suppose l’emprisonnement perpétuel de millions de Pales tiniens et de Palestiniennes en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, mais dans des conditions encore plus dures et inhumaines.

Le nettoyage ethnique de la Palestine restera hélas un titre pertinent dans la décennie à venir et on ne décèle pas le moindre signe d’un processus de réflexion interne en Israël qui permettrait au pays de s’écarter de cette stratégie. Il est possible que les méthodes varient à l’avenir et que les objectifs soient ensuite dirigés non plus vers Gaza mais vers l’intérieur de l’État d’Israël ou la Cisjordanie.

La question demeure la même qu’au moment où le livre a paru pour la première fois : comment le monde réagira-t-il ? Israël sera-t-il toujours « la seule démocratie du Moyen-Orient » ou deviendra-t-il une source d’embarras stratégique et moral nécessitant une intervention internationale pour mettre fin au nettoyage ethnique continu de la Palestine qui menace à présent de tourner au génocide ?

Ilan Pappé, février 2024

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