Mais suivre au jour le jour les pages éditoriales du Wall Street Journal (WSJ), qui sont dirigées par un comité spécifique très politique et déconnecté du reste de la rédaction, offre un raccourci saisissant de la vitesse à laquelle la communauté financière qu’il représente a su s’adapter à la "nouvelle réalité".
Phase un : la frayeur. Initialement, le quotidien des affaires propose des éditoriaux et privilégie les commentaires favorables au maintien en place du régime égyptien. Présenté comme "principal analyste militaire et du renseignement du journal israélien Yedioth Aharonot, qui prépare actuellement un livre sur le Mossad et l’art de l’assassinat", Ronen Bergman y écrit, le 1er février, que la grande faute de M. Obama consiste à abandonner un allié précieux pour "après moins d’une semaine de manifestations, se préoccuper soudainement des enjeux de droits de l’homme et de démocratie" en Egypte.
Le 4, l’éditorial du WSJ, intitulé "Le Hamas, la Confrérie et l’Egypte", juge que l’erreur de l’administration Bush fut d’avoir accepté en Palestine la participation d’un parti islamiste aux élections (dont il sortit vainqueur). "Cette leçon ne doit pas être oubliée", affirme-t-il. A cette phase, l’exigence démocratique s’incline en Egypte devant l’impératif préalable de faire barrage aux Frères musulmans : pas question qu’ils participent tel quels au processus politique de sortie de crise.
Phase deux : le virage. Le 8 février, le chroniqueur Bret Stephens explique encore qu’"oeuvrer à un avenir plus démocratique en Egypte ne doit pas être l’objectif prioritaire de la politique américaine.
Le plus important est que le pire n’advienne pas. La démocratie est un besoin stratégique de long terme. La démocratie tout de suite, c’est une autre affaire". Mais, dès le 10, en refusant d’abdiquer, Hosni Moubarak est perçu comme un handicap : de barrage à l’islamisme, son maintien devient un risque. "L’intérêt américain le plus immédiat est de (...) prévenir une prise du pouvoir islamiste. En même temps, nous devons soutenir une évolution ordonnée mais régulière vers une démocratie libérale", clame le lendemain le quotidien des affaires. Et cette évolution doit bien commencer "tout de suite"... Dès Moubarak parti, le changement de ton est instantané.
Phase trois : la bascule. "Les mots les plus souvent entendus parmi les manifestants ont été "dignité", "modernité", "liberté", "emplois". On ne peut ignorer qu’à cet instant, les signes marquants des sociétés qui prospèrent - la démocratie et un marché libre dynamique - paraissent avoir remplacé Allah comme les idées qui ont galvanisé la jeunesse d’Egypte et de Tunisie", juge l’éditorial du 12 février. George Bush, "le président qui a rompu avec la norme de la politique étrangère et déclaré que les Arabes méritent autant de vivre dans la liberté politique que le reste du monde", revient en cour.
Enthousiaste, la chroniqueuse Peggy Noonan voit d’abord dans les événements du Caire un triomphe des technologies de l’information dont les Etats-Unis restent le numéro un mondial : "Que le leader de la révolte égyptienne soit un cadre dirigeant de Google : l’avenir pouvait-il être plus clair ? Aucune dictature ne survivra à cette nouvelle ère", annonce-t-elle. Et de poursuivre : "Il y a toutes sortes d’activistes politiques en Egypte (...). Les Frères musulmans en font partie. Désormais, au lieu de jouer les victimes opprimées, ils seront forcés de concourir sur le marché des idées. Ce faisant, ils perdront une partie de leur mystique." Bref, les marchés libres de la finance et des idées les soumettront à la modernité plus sûrement que toutes les répressions.
Le bilan. Au-delà des commentaires caustiques qu’elles peuvent susciter, cette capacité d’adaptation des marchés et cette propension américaine à se convaincre que son propre modèle indique le sens de l’histoire ne laissent pas de stupéfier. Le "Grand Moyen-Orient" que George Bush imaginait faire émerger d’Irak au son du canon, voilà que le Journal le voit naître de la révolte pacifique des jeunes élites égyptiennes contre l’archétype du "dirigeant arabe modéré" qui fut le partenaire de Washington depuis des décennies. Qu’importe les aléas de l’histoire et la mémoire courte : "Aujourd’hui, nous sommes tous des néocons", s’enflamme l’édito du WSJ.
L’avenir
Dès le 14, Matthew Kaminski, membre de son comité éditorial, propose aux investisseurs une perspective positive de retour à l’ordre. En résumé : le rais est mort, vive l’armée ! Dans trois pays musulmans - le Pakistan, l’Indonésie et la Turquie -, elle a été le garant d’un ordre qui permet à la fois à l’islam d’être politiquement représenté et aux Etats de préserver l’alliance avec Washington, note-t-il.
Des trois, le cas turc, mêlant un poids politique prépondérant du militaire, "une démocratie musulmane vibrante et une économie de marché moderne", lui semble de loin le plus probant, tant pour les intérêts de Washington que pour ceux du Dow Jones. Car c’est grâce au parti islamiste AKP au pouvoir que l’inflation en Turquie a été ramenée à un seul chiffre et la croissance portée vers un taux à deux chiffres, se plaît à noter l’analyste du WSJ, laissant son lecteur abasourdi devant tant de louanges.