Richard Poulin
Les acquittements successifs de Gilbert Rozon et de Éric Salvail, le refus de la Cour suprême d’entendre la cause des Courageuses qui demandaient la permission de poursuivre collectivement au civil Gilbert Rozon, le fait que des procès pour agression sexuelle – les cas de Regan Brant Tolbert et Jordan Michael Ellis – ont été annulés en Nouvelle-Écosse pour cause de délais trop longs des procédures, font de 2020 une année de misère pour les victimes d’agression sexuelle. Pourtant, on entend des appels pressants, en particulier des procureur·es de la Couronne, pour que les victimes d’agression sexuelle ne se découragent pas et portent plainte. Ces procureur·es, qui ont perdu les causes Rozon et Salvail, demandent aux victimes de faire confiance à un système qui acquitte coup sur coup les prédateurs ! Trouvez l’erreur ?
Un commentateur comme le très réactionnaire Christian Dufour a félicité la juge présidant l’affaire Rozon pour avoir résisté à « l’opinion publique », c’est-à-dire pour ne pas avoir pris en compte tout ce que le mouvement #MoiAussi a révélé et l’immense soif de justice qu’il a générée. Cette juge a en outre ignoré la condamnation précédente de viol de Rozon, qui a obtenu alors une « absolution inconditionnelle ». Elle savait qu’au moins deux dizaines de femmes avaient subi ses agressions. En fait, une kyrielle de plaintes avaient été déposées à l’encontre de Rozon pour ensuite être rejetées soit par les forces de l’ordre, soit par les procureur·es de la Couronne. Elle s’est donc contentée de juger de la parole de l’une contre l’autre comme si la cause se déroulait dans une bulle étanche sans rapport avec la prédation sexuelle sérielle dénoncée... Ce qui ne pouvait que profiter à l’accusé et cela, non seulement au détriment de la victime retenue par la Couronne pour la cause, mais aussi de l’ensemble des autres victimes, et pas uniquement celles de Rozon. La juge a joué selon les règles du jeu1. Le problème est précisément cela : les règles du jeu sont faussées, viciées, d’où l’image de la tour de Pise. Il n’est pas question ici de remettre en cause les notions comme la « présomption d’innocence » ou encore le « doute raisonnable », mais il s’agit de mettre en évidence l’inadéquation structurelle du système de justice, ce que l’on tente de colmater2.
Dans les cas de Rozon et de Salvail, les deux juges ont acquitté les prédateurs sexuels en raison d’un « doute raisonnable ». Le « doute raisonnable » vient du fait que les agresseurs sexuels en série ont, avec confiance, expliqué qu’en fait, l’agression n’avait pas eu lieu. Pire, Rozon a effrontément prétendu que c’est lui qui avait été victime d’un viol ! Les procureur·es de la Couronne n’ont pas pu ou su miner leurs témoignages respectifs. Faisant face à des agresseurs en série, iels ont choisi une victime, certes forte et crédible, mais qui, dans l’affaire Rozon, a été agressée voici plus de 40 ans. Pourquoi avoir mis de côté les témoignages de deux dizaines de femmes victimes de Rozon ? Parce que sans doute cela multipliait les chances d’évoquer le doute raisonnable advenant que l’une des victimes/témoins fasse montre de contradictions, d’oubli, ou encore se mêle les pinceaux durant son témoignage. Comme dans ce type de poursuites, c’est la parole de l’une contre l’autre et comme les hommes, surtout les hommes puissants, ont une confiance inébranlable en leurs moyens, appuyés en cela par des avocat·es renommé·es qui préparent scrupuleusement leurs témoignages, et dans leur capacité à convaincre (y compris par le mensonge éhonté) – ce qui est en partie dû à la socialisation masculine –, ils ont de facto l’avantage sur leurs victimes.
Dans le cas de Salvail, son témoignage expliquait il était « impossible que les événements reprochés soient survenus, car il n’est pas le genre de personne à poser de tels gestes, et n’agresse pas les gens dans la vie ». Ce qui a ouvert la porte à la poursuite pour déposer en Cour trois témoignages d’hommes agressés par l’ex-vedette du petit écran. Cela n’a toutefois pas suffi, car la preuve reposait sur un seul témoignage, celui d’un homme dont les souvenirs étaient embrouillés, ce qui a rendu son témoignage peu crédible et non fiable aux yeux du juge.
Pourtant, dans les deux cas, les juges n’ont pas cru les accusés… Iels savaient pertinemment bien qu’ils mentaient. Néanmoins, cela n’a pas suffi.
Autre problème – et c’est, entre autres, ce à quoi s’attache à résoudre le rapport du Comité d’experts [sic] sur l’accompagnement des victimes d’agression sexuelle et de violence conjugale –, les victimes d’agression sexuelle ne sont pas des victimes aux yeux de la Couronne tant et aussi longtemps que la culpabilité de l’agresseur n’est pas prouvée (effet pervers de la présomption d’innocence), mais de simples témoins de la poursuite. Ce qui a de lourdes conséquences. Entre autres, cela explique les dédales auxquels sont confrontées les victimes qui subissent alors un pénible chemin de Croix. De quoi décourager les plus vaillantes d’entre elles.
Mais le pire obstacle n’est pas là. Puisque la majorité des victimes d’agression sexuelle ont été traumatisées, les tribunaux devraient les considérer comme des victimes et non uniquement comme des témoins et, à ce titre, elles devraient bénéficier d’un support et d’un accompagnement. Elles font en général de « mauvais témoins » : elles ont des trous de mémoire, sont incohérentes et hésitantes, se contredisent, s’effondrent. Pour les juges, elles paraissent de « mauvaise foi », ce qui engendre le fameux doute raisonnable dans leur esprit… borné. C’est qu’elles revivent les situations qui ont provoqué chez elles un stress intense. Ne pas tenir compte de cette réalité, c’est favoriser systématiquement l’agresseur. L’état fréquent de sidération lors de l’agression explique la culpabilité ressentie par les survivant·es et leurs difficultés à porter plainte et à témoigner. Une victime de Salvail, Mario Bandini, explique : « Écoutez, je ne comprenais pas vraiment ce qui m’était arrivé. Je fais six pieds deux pouces. Les policiers auraient ri de moi ! Ils m’auraient demandé pourquoi je ne l’avais pas simplement frappé ! Et c’est une bonne question. Pourquoi ne me suis-je pas fâché dès la première fois ? » Peut-être parce que Salvail avait trop de pouvoir dans le milieu et que c’était mettre une croix sur toute possibilité d’emploi, mais sans doute aussi par sidération.
Ce n’est pas sans raison que les agressions sexuelles constituent l’un des crimes contre la personne les moins dénoncés à la police, de l’ordre d’environ 5 %.
Autre injustice : la Cour d’appel du Québec a annulé une décision de la Cour supérieure en rejetant la demande d’autorisation d’action collective visant Gilbert Rozon par un groupe de femmes qui ont été victimes de harcèlement ou d’agression sexuelle. La demande des Courageuses n’aurait pas porté sur des questions de droit ou de fait « identiques, similaires ou connexes », ce qui est le premier critère d’autorisation prévu à la loi. Bizarrement, les poursuites au civil pour agression sexuelle contre des congrégations religieuses ont été approuvées même si les questions de droit ou de fait « identiques, similaires ou connexes » sont du même ordre que celles posées par l’action des Courageuses. Elles se sont étalées dans le temps, les victimes étaient différentes, certaines n’ont subi que des attouchements, d’autres des viols, etc. Mais cela s’est produit dans une seule institution par des agresseurs souvent différents. Dans le cas de Rozon, c’est un seul et même individu qui a commis les crimes. N’est-ce pas suffisant ?
L’argent étant ici le nerf de la guerre, les Courageuses devront procéder individuellement et, par conséquent, débourser chacune les frais encourus par une poursuite au civil, ce qui demande des moyens importants face à un prédateur qui a lui les moyens…
C’est grâce à l’activité des survivant·es sur réseaux sociaux que Rozon et Salvail sont moins en mesure d’utiliser leur position sociale et professionnelle avantageuse pour harceler et agresser sexuellement. Pas grâce à la justice ! Avec l’acquittement de prédateurs sexuels bien connus, le dysfonctionnement patent du système de justice explique les vagues de dénonciations des prédateurs sur les réseaux sociaux. Cela semble plus efficace... et juste ! Mais les bien-pensant·es – en particulier, la pléiade de chroniqueur·euses des médias de Québecor – n’en ont cure : il y aurait trop d’abus avec les réseaux sociaux. N’est-ce pas précisément le cas du système judiciaire avec ses acquittements en succession ? Qui abuse de qui ?
Comme le montrent les récentes décisions de la justice, le système est inadéquat pour traiter les dossiers d’agressions sexuelles. La majorité des agressions sexuelles ont lieu sans témoin, sans preuve matérielle alors que, pour une condamnation au criminel, une preuve hors de tout doute raisonnable est nécessaire. La preuve résidant uniquement dans le témoignage de la victime, le fardeau de prouver l’acte criminel repose entièrement sur ses épaules… en tant que témoin.
Revenons à la tour de Pise. Karl Marx écrivait en 1859 que « dans la production sociale de leur existence, les [êtres humains] entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté. […] L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées3 ». Et le rôle de cette superstructure est de pérenniser les rapports sociaux inégalitaires : de classe, de sexe et de « race ». Les juges comme les procureur·es de la poursuite ont développé une conscience basée sur la fétichisation des règles du droit au détriment de la justice la plus élémentaire, ce qui génère le « doute (dé)raisonnable » même en sachant que les accusés sont coupables des crimes commis. Les juges ne sont ni avisé·es ni sages, encore moins hardi·es, iels ne font qu’appliquer, en toute bonne conscience, des règles défavorables aux laissé·es-pour-compte de la société et participent au déni de justice si caractéristique d’une société inégalitaire.
Ce n’est pas sans raison que, sur leurs conseils de leurs avocat·es, Rozon et Salvail ont préféré que leur cause respective soit jugée devant un·e seul·e juge et non devant un jury. C’est grâce à des jurys qu’aux États-Unis, Harry Weinstein et Bill Cosby ont été reconnus coupables et emprisonnés. La fétichisation des règles de droit n’a pas un rôle aussi prédominant aux yeux d’un jury, lequel reflète souvent « l’opinion publique » si honnie des réactionnaires comme les Christian Dufour et consorts.
Même si des travaux ont été effectués sur la tour de Pise pour la redresser, il n’en reste pas moins qu’elle est structurellement « croche » tout comme l’est notre système de justice. On peut certes l’améliorer dans le domaine des violences faites aux femmes, grâce aux pressions des féministes, mais cela ne change pas le fait que sans argent dans notre société, pas de réelle justice. Et avec de l’argent, les criminels peuvent s’en sortir, comme en font foi les acquittements récents de prédateurs sexuels en série.
NOTES
1.Elle a même expliqué que le « verdict d’acquittement ne signifie pas que les incidents reprochés ne se sont pas produits ». On l’a dit pleine de nuance et de sagesse. Ubuesque, car autrement dit, elle reconnaît qu’il y a eu viol, néanmoins elle acquitte le violeur !
2. Il y a eu le dépôt à la mi-décembre 2020 du rapport du Comité d’experts [sic] sur l’accompagnement des victimes d’agression sexuelle et de violence conjugale. Son objectif est de mieux adapter le système judiciaire et extrajudiciaire au traitement des plaintes pour violence sexuelle et conjugale « de façon à restaurer la confiance de la population envers son système de justice » !
3.Dans le même texte (« Préface » de la Critique de l’économie politique), Marx explique : « Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques – ainsi que les formes de l’État – ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain, mais qu’ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d’existence matérielles. »
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