Le chat sort du sac
Dans nos sociétés dites démocratiques, un terme galvaudé qui remplit rarement ses promesses, de plus en plus de gens entretiennent un certain cynisme, pour ne pas dire un cynisme certain, à l’endroit de la classe politique, de ces hommes et femmes que nous élisons, supposément pour nous représenter et veiller à nos meilleurs intérêts. De plus, depuis quelque temps, à intervalles réguliers, des enquêtes journalistiques nous apprennent combien l’élite économique fausse le jeu, démocratique justement. On nous révèle l’existence de plein de magouilles, petites et grandes, que les nantis de ce monde, banques, grosses compagnies et individus richissimes, utilisent pour faire en sorte de contribuer, le moins possible, à l’assiette fiscale, à se soustraire à l’obligation citoyenne de faire leur juste part.
Les Wikileaks et Panama Papers, parmi d’autres enquêtes récentes, nous font voir l’inépuisable appétit des riches à s’en mettre plein les poches, à en engranger toujours plus. Mais ce qui choque tout autant, sinon plus, est de savoir que cela se passe, très souvent, avec l’assentiment des gouvernements. Dans bien des cas, ceux-ci ont contribué à la création de toutes ces combines comptables, voire les ont encouragées.
Pendant ce temps, les mailles du filet social, qui avait été créé à une autre époque, s’effritent et sont remplies de trous béants par lesquels certains sombrent littéralement dans l’abîme. L’éducation, les soins de santé, les conditions de travail décentes, les soins aux aînés, l’aide aux démunis, l’environnement, et j’en passe, tous ces secteurs de la vie en société, qui devraient constituer la priorité de nos gouvernements, en prennent pour leur rhume. On coupe partout, austérité oblige. Il n’y a pas d’argent dans les coffres de l’État, nous serine-t-on sans arrêt. Il faut réduire l’endettement. Mais qui a créé cet endettement ? Et surtout, où est passé tout cet argent, ces milliards que l’on découvre, aujourd’hui, bien planqués dans les paradis fiscaux ? Quelle est cette immense couleuvre que l’on tente de nous faire avaler ?
Heureusement, de plus en plus de citoyens, de tous les milieux, dans de nombreux pays en proie aux mêmes problèmes, voire certains politiciens éclairés, réagissent et expriment leur ras-le-bol. Ils en ont marre de vivre dans des sociétés de plus en plus inégalitaires, pleines d’injustices. Soucieux du bien-être de la majorité de la population, ils traquent cette oligarchie de quelques Crésus privilégiés qui décident de tout, dans leur seul intérêt. Ce faisant, ils pointent du doigt une doctrine, le néolibéralisme, cette idéologie qui, depuis une trentaine d’années, s’est immiscée partout. Selon ces gens révoltés, c’est là la source de bien des maux qui affligent le monde contemporain. D’aucuns estiment qu’il faudrait en changer. Allons voir de quoi il en retourne.
Un peu d’histoire
D’abord, un petit rappel historique, car l’état des choses actuellement n’est pas le fruit du hasard, n’est pas apparu comme ça, ne nous est pas tombé du ciel sans crier gare. Il y a un fil d’Ariane qui tient tout cet édifice. La situation difficile actuelle dans laquelle plusieurs pays se retrouvent, la misère qui afflige de plus en plus de gens, tout cela est le résultat de choix et de décisions politiques et économiques bien réfléchis, pris dans le passé, en toute connaissance de cause. Le malheur est que la plupart d’entre nous n’en savons rien car cela s’est passée, et se passe encore, le plus souvent, derrière des portes closes, autour d’une petite clique de tout-puissants qui ont mis la plupart des gouvernements à leur main. Notre rôle dans ce triste spectacle consiste à subir, à encaisser, sans rechigner.
Naissance d’une doctrine
Le terme « néolibéralisme » serait d’abord apparu lors d’une rencontre à Paris, en 1938. Deux économistes autrichiens, Ludwig von Mises et Friedrich Hayek, en seraient les propagandistes. À cette époque, aux États-Unis, c’était la mise en place du New Deal, théorie de démocratie sociale mise de l’avant par le président américain d’alors, Franklin Roosevelt. Il s’agissait, en gros, de créer un État social égalitaire, assurant de bonnes conditions de vie pour la majorité des citoyens et citoyennes. Mais nos deux penseurs ci-haut mentionnés voyaient très mal l’avènement d’un tel projet de société. Pour eux, ces interventions de l’État menaient tout droit au collectivisme, voire au communisme du méchant concurrent russe à l’époque de l’Union des républiques socialistes soviétiques ( URSS ).
Ralliant autour de lui des universitaires, des hommes d’affaires, des journalistes et des activistes de différents pays, Friedrich Hayek créa donc la Mont Pelerin Society, avec le soutien financier de grands millionnaires et de leurs fondations. Tout cet aréopage de gens éclairés (sic) procéda à la définition de cette idéologie qui en avait, principalement, contre l’intervention de l’État dans la marche des affaires. Ils étaient surtout opposés à tous projets de régulation et de taxation qui devaient, selon eux, mener tout droit à un État totalitaire. Ils ont également mis sur pied, principalement aux États-Unis, des « Thinktanks » diverses, sortes de groupes de réflexion visant à raffiner et à promouvoir cette idéologie, comme l’ American Enterprise Institute, l’ Heritage foundation, le Cato Institute, l’ Institute of Economic Affairs, et j’en passe. Ils ont aussi investi des universités, particulièrement celles de Chicago et de Virginie, apportant un soutien financier à différents départements et facultés.
Les années de gloire
Puis, ce fut l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, au Royaume-Uni et de Ronald Reagan, aux États-Unis, dans les années 1980. Tous les éléments du néolibéralisme furent alors appliqués avec force et détermination. Des coupes massives d’impôt pour les plus riches, l’assaut sur les syndicats de travailleurs, la dérégulation, la privatisation, le recours au secteur privé pour les services publics, ce fut l’âge d’or du néolibéralisme. Le Fonds monétaire international, la Banque Mondiale, l’Organisation mondiale du travail participèrent, eux aussi, à cette offensive, le plus souvent sans aucun consentement démocratique des populations concernées. La doctrine du néolibéralisme se répandit ainsi à l’échelle mondiale. Plus tard, même des partis politiques jusqu’alors identifiés à la gauche, tels le Labour anglais, de Tony Blair et le Parti démocrate américain, de Bill Clinton, ont emboîté le pas. Plus près de nous, pensons au gouvernement dit socialiste (sic) de François Hollande, en France et même au Parti québécois de chez nous, qui s’est longtemps targué d’être « social-démocrate ». Tous, à divers degrés, ont épousé les préceptes du néolibéralisme.
Après un bref rappel historique des origines du néolibéralisme et d’un survol de son heure de gloire, dans les années 1980, où en sommes-nous, aujourd’hui ? Mais tout d’abord, parlons communications.
À cet égard, les propagandistes de l’idéologie du néolibéralisme sont très habiles. D’abord, la plupart récusent l’étiquette. Ils s’affichent rarement néolibéraux. Le mot n’est à peu près jamais prononcé. Puis, ils sont passés maîtres dans l’art d’enrober leurs discours des mots « choix et liberté », s’élevant ainsi contre le supposé envahissement tentaculaire de l’État dans les affaires, qui les brime. L’Autrichien Friedrich Hayek, l’un de ses instigateurs, parlait même de sa préférence pour une « dictature libérale », en lieu et place d’un gouvernement démocratique qui serait exempt de politiques néolibérales. C’est tout dire...
Qui mène ?
Par ailleurs, nous sommes de plus en plus nombreux, dans maints pays, à constater que la notion de liberté mise de l’avant par les chantres du néolibéralisme est bien sélective et s’adresse à une petite caste de privilégiés. Très bien sauvegardée par des gouvernements complaisants, à genoux devant leurs velléités, et de grands médias assujettis, on constate qu’il s’agit surtout de la liberté des puissantes entreprises de brasser leurs grosses affaires, en étant dérangés le moins possible. À preuve, toutes ces clauses inscrites dans les traités de libre-échange, qui pullulent en ce moment, clauses qui vont jusqu’à permettre de poursuivre les gouvernements qui pousseraient l’affront jusqu’à vouloir établir des balises et des contrôles sur leurs activités économiques, dorénavant mondialisées ?
Voici un exemple, bien de chez nous, du pouvoir inconsidéré que s’octroient les grosses compagnies qui planent au-dessus des gouvernements. TransCanada, dans son projet de construction du pipeline Énergie Est devant traverser le Québec en charriant du pétrole des sables bitumineux à plein régime, clame, sur toutes les tribunes, qu’elle n’en a rien à cirer des lois environnementales du Québec, la décision d’accepter ou non ce projet relevant du strict gouvernement fédéral. La volonté du peuple québécois, on s’en balance ! Nous, on sait ce qui est bon pour vous...
Morale, éthique... connais pas !
Il y aurait tant à dire sur les effets pernicieux des politiques mises de l’avant au nom du néolibéralisme. Ici, au Québec, toutes les coupes dans les programmes sociaux sont en droite ligne avec l’application de ce capitalisme à outrance. De plus en plus, les gouvernements plient l’échine et n’agissent qu’en fonction de la donne économique et des diktats que leur impose l’oligarchie financière, celle-là même qui leur permet, en toute mansuétude, de gouverner le bon peuple. Et la moralité fout le camp !
Dans la décision récente du nouveau (sic) gouvernement canadien du Parti libéral de maintenir le contrat de vente de blindés fabriqués ici au régime sanguinaire de l’Arabie saoudite, une des raisons bancales invoquées est proprement révoltante. Sans sourciller, l’ineffable Stéphane Dion a dit qu’il s’agissait de respecter la parole donnée, le contrat signé par le précédent gouvernement. En contrepartie, il se traîne les pieds dans l’affaire Raïf Badawi, ce ressortissant canadien qui croupit dans une geôle saoudienne. Dites-moi, qu’est-ce qui a plus de valeur, un tas de ferraille ou la vie d’un homme ? De toute évidence, l’argent n’a pas d’odeur !
La sacro-sainte compétition
Puis, dernièrement, on a vu cet autre ministre fédéral, des Transports celui-là, Marc Garneau, affirmer, le plus sérieusement du monde, que puisque Air Canada fait face à une concurrence féroce, ce sont ses mots, elle avait besoin de flexibilité (sic) pour lui permettre : « d’organiser ses activités d’une façon adaptée à l’évolution du transport aérien. C’est important, disait-il, parce que cela permet à la compagnie de faire face à la compétition dans un marché global agressif ». C’est avec cette langue de bois qu’il justifie donc l’abandon de la cause des employés d’Aveos, injustement congédiés en 2012 par Air Canada. On passe au suivant, et vogue la galère ! Voilà une belle illustration d’où logent nos gouvernements ! Entre la défense de travailleurs lésés dans leurs droits et des compagnies éléphantesques devenues trop grosses pour faire faillite, ils pencheront toujours du côté du pachyderme corporatif.
N’est-ce pas précisément cette notion de compétition à outrance, libérée de tout impératif humain, qui nous mène droit dans un mur ? Par elle, on justifie tous les écarts, allant de la délocalisation des compagnies dans des pays offrant une main-d’oeuvre bon marché, à l’étouffement des revendications syndicales et jusqu’au recours à toutes ces magouilles comptables pour payer le moins d’impôt possible.
Le profit avant tout !
Un mot sur toutes ces entourloupettes fiscales, véritable cirque honteux. Les passe-droits accordés récemment par l’Agence du revenu canadien à des clients de la firme-comptable KPMG, pris la main dans le sac de l’évitement fiscal, sont tout à fait scandaleux et démontrent qui mène.
En corollaire à cette mentalité du profit coûte que coûte, dans des pays où la compétition tous azimuts pousse à la surconsommation effrénée, nous réalisons, à chaque nouvelle catastrophe environnementale, à quel point c’est l’environnement de la planète entière qui en souffre, qui en fait les frais. L’impact négatif de cette ponction irréfléchie, insatiable, sur les ressources de la planète se fait de plus en plus sentir. Jusqu’où ira cette course folle vers l’autodestruction ?
À cet égard, il est bon de rappeler que les mises en garde ne datent pas d’hier. Déjà, en 1984, l’écologiste québécois Michel Jurdant, dans un livre-choc Le défi écologiste, livrait un réquisitoire contre la société de gaspillage d’alors et nous prédisait des lendemains qui déchantent. Nous y sommes...
Que faire ?
Devant cet état de fait peu reluisant, que faire ? Il y a, certes, urgence d’agir, le temps presse. Dans de nombreux pays, la résistance s’organise. Des appels à des réformes radicales, voire carrément au remplacement d’un système économique et politique en faillite, fusent de partout. Des mouvements citoyens tels Indignés/Occupy , dans divers pays, notre propre Printemps érable et, dernièrement, le mouvement Nuit debout , en France, témoignent d’une volonté ferme de nombreux citoyens et citoyennes de reprendre la parole et de passer à l’action. Ces gens en ont contre une classe politique bien trop affairiste, assujettie à ses bailleurs de fonds des milieux financiers. Ils aspirent à réinventer la chose publique, déçus des vieux partis, tant de gauche que de droite, qui ont lamentablement échoué à les défendre et qui, dorénavant, font aussi partie du problème.
En plus de ces mouvements citoyens, certes, parfois mal organisés, un tantinet brouillons, cherchant leurs assises, d’autres façons de faire voient le jour et se développent. Les chantiers d’économie sociale, les coopératives, les initiatives de partage de biens et services, sorte de troc moderne, les expériences de démocratie directe, participative, les appels à des modes de représentation proportionnelle, les nombreux mouvements d’opposition aux projets destructeurs de l’environnement, les appels à une presse libre, etc., partout, des alternatives apparaissent.
Cependant, il ne faut pas se leurrer. Il faudra trimer dur, se serrer les coudes. Ne sous-estimons pas la partie adverse. Les forces du statu quo, à qui l’état actuel des choses profite, ne lâcheront pas le morceau sans mener combat. Les forces progressistes, unies, de tous les pays, devront être prêtes à en découdre avec les oligarchies qui nous gouvernent aujourd’hui. J’ose espérer, malgré tout, que la volonté des peuples de se libérer de leurs chaînes saura être la plus forte. Utopie...?