Tiré de Orient XXI.
La corruption, l’inefficacité économique du gouvernement d’un jurisconsulte (velayat-e faqih)1 associées à la répression des libertés civiles et politiques légitimes ont épuisé la population et provoqué les manifestations les plus importantes des années postrévolutionnaires.
Dans sa déclaration, Abolfazl Ghadyani, célèbre et courageuse personnalité de gauche islamique, ancien prisonnier politique sous le chah comme sous la République, attribuait au Guide Ali Khamenei la responsabilité des révoltes qui ont secoué le pays pendant une dizaine de jours, entre la fin décembre 2017 et le début janvier 2018. L’intervention des forces de répression et le déploiement des Gardiens de la révolution ont provisoirement mis fin aux rassemblements de milliers de manifestants issus des classes populaires qui ont ébranlé plus de 70 villes de province. Vingt-cinq tués, entre quatre et sept mille arrestations selon les estimations et trois manifestants décédés en prison dans des circonstances douteuses constituent le bilan de ces journées de colère.
Les tenants du régime islamique dont le Guide — cible privilégiée des manifestants avec des slogans comme « Mort à Khamenei » ou « À bas le dictateur » — et le président « modéré » Hassan Rohani se sont félicités d’avoir maîtrisé des « fauteurs de troubles », assimilés à une minorité infiltrée par des opposants du régime à l’étranger et par les États-Unis, l’Arabie saoudite et Israël. Pourtant, deux jours après le début des manifestations, Rohani avait reconnu dans son allocution la légitimité des revendications populaires qui selon lui ne se résumaient d’ailleurs pas à des demandes d’ordre économique, mais étaient également sociales et politiques. Cependant le président a reculé, une fois de plus, face aux diktats du Guide Khamenei qui a tenté d’attribuer la responsabilité des conflits sociaux aux étrangers en qualifiant les manifestants de saboteurs à la solde des puissances extérieures.
Un profond sentiment d’injustice
Sans nier les tentatives d’instrumentalisation par les ennemis de la République islamique d’Iran ou les opposants du régime à l’étranger, ces révoltes spontanées auxquelles nombre de jeunes femmes ont participé expriment l’aspiration au changement des classes populaires et moyennes inférieures, aussi bien au plan économique que social et politique. Frappées de plein fouet par le chômage, la précarité, la misère et sans perspective d’avenir, ces populations sont aussi habitées par un profond sentiment d’injustice lié à la corruption et au pillage de la richesse nationale par une minorité au pouvoir.
Mohammed Maljou, un économiste iranien qui avait prédit la possibilité des émeutes du pain des citadins précarisés (sans abris, migrants ruraux, chômeurs, ouvriers journaliers, marchants ambulants), considérait dans une interview au site Etemad les récentes manifestations comme les premières « révoltes de classe » depuis la révolution2. En effet, ces manifestations sont différentes de celles du Mouvement vert de 2009. Politique, structuré, porté par les classes moyennes urbaines, celui-ci avait émergé dans l’espace social avec des leaders issus du régime — qui sont toujours en résidence surveillée. Ses acteurs, dotés d’un capital tant social qu’économique rejetaient la violence, aspiraient à des changements pacifiques, cherchaient à établir des bases démocratiques pour tenter de transformer le système de l’intérieur par le biais des élections et de la participation à un espace politique institutionnalisé. L’existence, depuis la Révolution, d’un large éventail de tendances au sein du régime islamique avec des idéologies et des intérêts différents, voire divergents, laissait présager la possibilité d’une alternance politique et la viabilité d’une démocratisation du système.
Les manifestants de 2018 n’ont au contraire rien à perdre et ils en veulent à l’ensemble des institutions et aux responsables du régime, réformateurs comme conservateurs. La prise de position contre eux de la majorité des personnalités réformistes, Mohammed Khatami en tête, associée à la grande déception d’un électorat qui a réélu Rohani en 2017 dans l’espoir d’une ouverture politique et économique du pays a mis fin à la possibilité d’une évolution graduelle. Et on risque d’assister à la généralisation des exigences de justice sociale et d’une meilleure répartition de la richesse nationale, d’une limitation du pouvoir économique, financier et politique des structures monopolistiques (liées à la maison du Guide, aux institutions religieuses, aux fondations ou aux Gardiens de la révolution), de transparence, de protection de l’environnement, de respect des libertés individuelles et collectives, de séparation de la religion et de l’État. Ou encore d’organisation d’un référendum pour déterminer la nature du régime souhaité par la majorité des électeurs qui semblent rejeter l’islam politique et revendiquer une République iranienne — et non plus islamique.
Une aristocratie cléricale qui refuse de voir et d’entendre
L’aristocratie cléricale, qui refuse de reconnaitre les problèmes sociaux et politiques à l’origine des mécontentements populaires, ne fera que radicaliser les discours, revendications et actions, polarisant la société entre une minorité liée aux cercles du pouvoir qui s’est enrichie depuis la révolution et une majorité qui n’a pas profité de la distribution de la manne pétrolière. Les tensions grandissantes pourront conduire à la déstabilisation du pays dans un contexte régional et international où les États-Unis, Israël et l’Arabie saoudite ont scellé une alliance contre l’Iran.
Contrairement aux conservateurs, unanimes pour condamner les manifestants, les émeutes ont provoqué des dissensions au sein des réformistes : une majorité dite modérée s’est rangée du côté du pouvoir et une minorité a pris ses distances. Mohammed Taghi Fazel Meibodi, enseignant à l’école théologique de Qom appartient à cette dernière. Après avoir sévèrement critiqué Kazem Sedighi, imam dirigeant la prière du vendredi dans une mosquée de Téhéran pour avoir qualifié les manifestants d’« ordures », Meibodi a affirmé :
J’estime que le clergé ne connait pas véritablement la population et ne comprend pas ses problèmes ni ses souffrances. Si l’imam de la prière du vendredi vivait sous le seuil de pauvreté, il ne s’exprimerait pas de la même façon. Ce groupe jouit d’un niveau de vie très confortable, ne subit aucunement les pressions économiques et ignore donc la vie difficile de ceux qui descendent dans la rue pour crier leurs souffrances.
Il a également critiqué l’augmentation importante de la part consacrée aux écoles théologiques et aux institutions religieuses dans le nouveau budget du gouvernement, alors que l’enveloppe consacrée au développement du pays a baissé, ce qui participe selon lui au mécontentement.
Abolfazl Ghadyani explique pour sa part :
Il est évident, même si les porte-étendards des réformes évitent d’en parler, que le coupable principal est Ali Khamenei. Les institutions qu’il contrôle possèdent 60 % de l’économie iranienne et continuent en toute impunité à piller la richesse nationale et les biens publics. Afin de préserver son immunité, il a créé l’appareil judiciaire le plus corrompu et le plus docile de l’histoire contemporaine du pays. Pour préserver sa domination dictatoriale, il a écrasé la classe productive de l’économie et contraint la jeunesse éduquée à quitter le pays. Sa soif illimitée de pouvoir a rendu impossible la stabilité politique et a asséché les sources d’investissement productif. En dépit de l’opinion défavorable de la population, il dépense la richesse de cette nation démunie en Syrie et ailleurs afin de maintenir en place des dictateurs corrompus. Ce bilan désastreux et sombre et cet appétit sans limite pour le pouvoir n’ont laissé aucun espoir au peuple d’un changement de comportement et d’action de cet individu. C’est donc le droit inaliénable de la population de s’opposer à sa dictature et de revendiquer ses droits bafoués, comme le stipule l’article 27 de la Constitution. Ces revendications sont légitimes et si les manifestations ont tourné à la violence, c’est à cause du non-respect par les tenants du pouvoir du droit de manifester […].
Sanctions et mainmise économiques
Les dirigeants du régime accusent souvent les sanctions internationales d’être à l’origine de tous les maux économiques. Décrétées en décembre 2006 contre l’Iran du fait de l’opacité de son programme nucléaire, levées seulement en janvier 2016 après l’accord sur le nucléaire de juillet 2015, elles ont effectivement fragilisé l’économie. À cela s’ajoute le maintien des sanctions états-uniennes qui continuent à peser lourdement sur les transactions bancaires et les investissements étrangers, notamment européens. Rohani avait beaucoup misé sur ces investissements, supposés importer une technologie moderne et créer des centaines de milliers d’emplois pour les jeunes chômeurs diplômés. Mais au-delà de l’animosité des États-Unis et du manque de soutien de l’Europe, l’économie pâtit d’un secteur étatique inefficace et de structures monopolistiques qui en contrôlent des pans entiers, empêchant l’émergence d’un réel secteur privé susceptible d’attirer les capitaux iraniens et étrangers.
Les Gardiens de la révolution, les milices bassidji ou encore l’armée régulière et le ministère de la défense qui profitent de la manne pétrolière ont étendu ces dernières années leurs entreprises financières et économiques, souvent sans lien avec les activités militaires, créant ainsi un État dans l’État. Ces structures — en particulier la fondation Khatam Al-Anbiya des Gardiens de la révolution — obtiennent du gouvernement, sans aucun appel d’offres, des concessions juteuses dans les secteurs de l’énergie, des télécommunications, des réseaux routiers ou encore des chantiers navals et de la construction des barrages. Les présidents successifs n’ont pas réussi à restreindre l’étendue des activités des Gardiens de la révolution. Selon l’ancien président populiste Mahmoud Ahmadinejad, ces « frères contrebandiers » ont profité des sanctions internationales pour importer illégalement des produits. Quant à Rohani, il a critiqué cette mainmise des Gardiens, déclarant en juin dernier qu’une partie de l’économie aux mains d’« un État sans fusil » avait été transmise à « un État muni d’un fusil. »
Les révoltes spontanées des jeunes issus des classes populaires — censés être des piliers du régime — contre toutes les structures du pouvoir (politiques, économiques, culturelles et idéologiques) ont fait craindre un soulèvement contre un régime qui n’a plus de révolutionnaire et de populaire que la rhétorique. Mais une ouverture politique risquerait d’avoir des conséquences incontrôlables ; d’ailleurs, Sadeq Larijani, à la tête du système judiciaire, proche du Guide a annoncé le 22 janvier que le prix à payer pour protester contre le pouvoir sera élevé. À défaut, le Guide a donc opté pour un semblant d’ouverture économique, ordonnant le même jour un rapport sur la possibilité de restreindre les activités des forces de coercition qui ne seraient pas liées aux activités militaires et de la défense.
Ce gage parviendra peut-être à attirer les investissements européens en Iran, néanmoins il ne calmera pas les classes défavorisées, ces manifestants subalternes qui n’ont rien à perdre et qui ont agi pour la première fois indépendamment de l’élite réformiste ou de la classe moyenne instruite, constituant ainsi un domaine politique autonome.
Azadeh Kian
Notes
1- Le velayat-e faqih ou « gouvernement du docte » est défendu par une partie seulement de la hiérachie chiite. Selon la doctrine du chiisme duodécimain, après la mort du prophète Muhammad et des douze imams qui lui ont succédé, le dernier d’entre eux s’est « retiré » tout en restant en vie. En attendant la fin des temps et le retour de l’« imam caché », durant la période de la « Grande Occultation », qui doit guider la communauté des croyants. Selon l’ayatollah Khomeini et les partisans du velayat-e faqih, ce rôle revient au faqih, au docte, vicaire de l’« imam caché » et délégataire de la souveraineté divine.
2- Interview (farsi) de Mohammed Maljou avec le journal Etemad le 10 janvier 2018.
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