13 janvier 2025
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La privatisation tranquille de l’électricité ou comment échouer sa transition énergétique en 4 étapes faciles (1 )
Pas les prix, mais les profits
Le prix de production de l’électricité provenant des panneaux solaires et des éoliennes a chuté radicalement dans les dernières décennies. Selon certaines estimations (contestables), il serait même compétitif avec le prix des centrales au charbon et au gaz. Pour les économistes orthodoxes, la transition énergétique ne pouvait se passer qu’à cette condition : when the price is right (lorsque le prix serait le bon).
En réalité, comme le rappelle l’économiste Brett Christophers, dans une économie capitaliste dominée par la propriété privée, ce n’est pas les prix qui déterminent principalement les investissements dans les énergies renouvelables, mais les perspectives de profitabilité. Pour développer un projet éolien, le promoteur privé doit principalement s’appuyer sur des dettes (à plus de 70 %) plutôt que des actions, contractées auprès d’une institution financière (banque ou fonds d’investissements). Ces institutions ne prêtent que si le projet est dit « bancable », soit remboursable, avec ses intérêts, ce qui suppose une évaluation de la profitabilité. Or, sur les marchés de l’électricité dérégulés, ce profit n’est pas au rendez-vous pour les énergies renouvelables (solaire et éolienne), du moins pas suffisamment pour les investisseurs financiers.
C’est la principale raison économique pour laquelle la décarbonation du secteur électrique est si lente : les profits y sont trop bas et surtout trop imprédictibles. Résultat : les États où les énergies renouvelables ont connu une croissance rapide sont tous des États où les subventions (directes ou indirectes) ont été massives, prédictibles et suffisantes pour garantir de hauts taux de profit, comme en Allemagne ou en Chine. Lorsque ces subventions s’effondrent et que les mécanismes du marché opèrent dans le secteur électrique, les profits ne sont pas aux rendez-vous et les investissements sont ralentis, au détriment du climat.
L’échec de la transition énergétique, c’est l’échec du néolibéralisme
Si les marchés de l’électricité sont défavorables aux énergies solaires et éoliennes, c’est parce qu’ils ont subi d’importantes transformations de type néolibéral et parce que leur fonctionnement a principalement été établi sur la base de l’opération de centrales traditionnelles (aux carburants fossiles et à l’énergie nucléaire). À la fin des années 1980, au moment même où les gouvernements et notamment le GIEC réalisaient la nécessité de sortir des carburants fossiles, l’électricité, principalement sous monopole public, a été graduellement transformée en un marché privé. Ainsi, l’électricité est de moins en moins publique à mesure que se développent les énergies solaires et éoliennes.
Ces transformations se sont opérées en quatre grandes étapes interreliées : 1) le dégroupage vertical (unbundling) des entités de production, de transport et de distribution de l’électricité ; 2) la dé-monopolisation de la production électrique (introduction de la compétition) ; 3) la privatisation des entreprises publiques de production d’électricité ; 4) et la commercialisation (marketisation), soit l’introduction de mécanismes de marché pour réguler la vente d’électricité entre les divers acteurs (générateurs, fournisseurs, revendeurs, distributeurs, etc.), qui a notamment pour effets d’attirer des spéculateurs et de créer une grande volatilité des prix.
Mises ensemble, ces transformations ont créé de toutes pièces des marchés de l’électricité dérégulés et dominés par l’investissement privé. Sur ces marchés, les fournisseurs d’énergies renouvelables ne parviennent pas à dégager suffisamment de profits, surtout pas de manière prédictible, entre autres en raison du caractère intermittent de leur production et des difficultés de stockage de l’électricité. Résultat : les investisseurs ont bien moins intérêt à développer les énergies renouvelables que des centrales thermiques (charbon, gaz).
En bref, la meilleure façon de rater la décarbonation du secteur électrique est d’en privatiser l’investissement. Au moment où il faut opérer des transformations inédites de l’économie, la privatisation se révèle encore une fois la meilleure façon de perdre encore plus le contrôle démocratique de l’orientation de nos sociétés… et du climat.
Dans un prochain billet, nous verrons en quoi le projet de loi 69 engage le Québec dans cette direction, ce qui pourrait bien faire perdre le caractère « exceptionnel » de notre réseau électrique public.
La privatisation tranquille de l’électricité ou comment échouer sa transition énergétique en 4 étapes faciles (2/2)
Dans un précédent billet, nous avons expliqué pourquoi le pouvoir privé sur l’investissement dans les énergies renouvelables limite leur développement. Dans ce billet, nous analyserons comment ces enseignements peuvent nous servir à comprendre la situation au Québec et le projet de loi 69 sur l’énergie.
L’exception du Québec : combien de temps encore ?
La situation de l’électricité au Québec est bien différente de celle des marchés de l’électricité ailleurs dans le monde à deux égards : non seulement notre électricité est déjà décarbonée, mais elle est en plus contrôlée principalement par un monopole public et n’est pas vendue aux consommateurs finaux en fonction de mécanismes du marché.
En effet, au Québec, comme dans certains États des États-Unis, le prix de l’électricité est fermement régulé par des commissions publiques (ici, la Régie de l’énergie), sur la base du coût d’opération. Cet encadrement, qui s’est imposé dans nombre d’États dès le milieu du XXe siècle, repose sur une conception de l’électricité comme un service public indispensable à la satisfaction des besoins sociaux plutôt que comme une marchandise.
En quoi l’analyse des transformations néolibérales des marchés de l’électricité peut donc nous être utile pour comprendre l’exception québécoise ? Elle peut se lire comme un avertissement porté contre le projet de loi 69 sur l’énergie (PL69), que le gouvernement de la CAQ souhaite adopter dans les prochains mois. En d’autres termes, le PL69, en ouvrant davantage la porte au privé dans le secteur électrique, ne représente pas seulement une perte de pouvoir pour Hydro-Québec, mais surtout un risque pour la transition énergétique.
Dans la transition (à venir), nous aurons vraisemblablement besoin de plus d’électricité, en particulier pour électrifier le secteur des transports (y compris dans un scénario où l’usage de « l’autosolo » est grandement réduit). La question se pose à savoir dans quelles conditions se mènera cette expansion. Dans ce contexte, le PL69 représente le plus sûr moyen de perdre le contrôle non seulement des recettes de l’électricité, mais aussi des priorités et du rythme du développement de la production électrique.
En effet, le PL69 constitue la première étape vers l’imposition d’un marché dérégulé. Plusieurs des articles (28, 38, 115, 116) du projet de loi ouvrent encore davantage au dégroupage vertical d’Hydro-Québec et ainsi préparent à l’établissement d’un marché concurrentiel de l’électricité. Davantage, car la production d’électricité est déjà une entité séparée d’Hydro-Québec et soumise à une certaine logique de marché, à la différence du transport et de la distribution (dont les prix sont régulés par la Régie de l’énergie). Ce dégroupage a été établi dans les années 1990 pour répondre aux exigences de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Cela a eu pour principal effet de rouvrir la porte à l’expansion de la production électrique privée, notamment avec le développement éolien, les minicentrales hydroélectriques privées (2009-2013) et le développement de centrales privées de cogénération ou à la biomasse. Contrairement à une opinion répandue, Hydro-Québec possède aujourd’hui 80 % de la production électrique et non la totalité.
Le PL69 n’impose pas la création d’un marché dérégulé de l’électricité, mais il correspond clairement à la première des quatre étapes de privatisation observées dans d’autres juridictions et analysées par Brett Christophers (voir notre autre billet). La poursuite de cette voie pourrait éventuellement mener à l’établissement d’un marché complètement dérégulé de l’électricité à l’échelle nord-américaine et, par le fait même, à d’importantes hausses de tarifs pour les particuliers. Cette idée n’est pas strictement spéculative, comme en fait foi un rapport datant de 2020 du Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO), qui propose l’instauration d’un « marché commun intégré de l’électricité » entre les provinces de l’Est et les États étatsuniens voisins.
Garantir le profit privé ou rater la transition
Quelles conséquences cette privatisation tranquille de l’électricité pourrait-elle avoir sur la transition énergétique ? Deux scénarios se présentent. Soit la transition énergétique se fait au rythme compatible avec notre responsabilité climatique, mais ce serait alors uniquement grâce à de vastes subventions publiques garantissant de hauts taux de profitabilité pour le privé. Soit la transition ne respectera pas le rythme qu’exige la crise climatique, car les énergies renouvelables ne seront pas suffisamment rentables aux yeux des investisseurs.
Le premier scénario est évidemment préférable pour le climat, mais pas pour les finances publiques et le contrôle démocratique de l’économie. Les taux de profit de la production des éoliennes privées au Québec sont aujourd’hui artificiellement élevés, autour de 9 à 15 %, contre des taux de 5 à 8 % au plus haut ailleurs dans le monde. Cela s’explique par le fait qu’Hydro-Québec garantit non seulement le prix, mais aussi l’achat de toute la production et ainsi l’équilibrage sur le réseau et ce, au détriment de sa propre production provenant des barrages.
À l’inverse de cette tendance, comme le soutient Brett Christophers, la propriété publique des infrastructures d’électricité renouvelable constitue le moyen le plus sûr, le plus rapide et le plus efficace pour réaliser la transition énergétique. Hydro-Québec, malgré son caractère encore opaque, sa dimension peu démocratique et son historique colonial face aux peuples autochtones, constitue une pièce centrale de notre avenir écologique. La privatiser en tout ou en partie serait la voie la plus sûre pour perdre beaucoup de fonds publics ou échouer tout simplement la nécessaire sortie des carburants fossiles.
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