De Paul Beaucage
Pourquoi aurions-nous intérêt à jauger la contribution de cette auteure-compositrice-interprète plutôt que de considérer l’œuvre d’un (e) autre chanteur (teuse) ? Parce qu’on sait que Julien s’est imposée comme une artiste particulièrement douée dans le Québec de la deuxième moitié du vingtième siècle. Malheureusement, beaucoup d’amateurs (trices) de chanson contemporaine, marqués (ées) par la mondialisation de l’univers musical, ont tendance à méconnaître les chanteurs (teuses) engagés (ées) comme Pauline Julien. Aussi, il faut souhaiter que l’accessibilité d’internet leur permettra éventuellement de surmonter une telle lacune culturelle.
L’engagement indépendantiste de Pauline Julien
Une des principales causes sociopolitiques que Pauline Julien a défendues au cours de son existence était celle de la souveraineté du Québec. En effet, elle et son conjoint, le poète et politicien Gérald Godin (1938-1994), ont longtemps milité en faveur de l’accession à l’indépendance de la nation québécoise. Dès lors, on ne s’étonnera pas que Pauline Julien ait chanté la fameuse chanson de Raymond Lévesque, qui s’intitule Bozo-les-culottes (1967). À travers cette œuvre, le chansonnier dénonce l’exploitation dont sont victimes les Québécois francophones dans leur propre province. Le titre de la création se réfère au sobriquet dépréciatif dont on affuble le protagoniste de l’histoire. Celui-ci en vient à se révolter, comme l’ont fait certains militants du FLQ (le Front de Libération du Québec), contre l’oppression que lui inflige une minorité d’anglophones, en détruisant une statue érigée pour honorer ses ennemis. Cela éveillera les consciences de ses compagnons d’infortune, lesquels se révolteront à leur tour et obtiendront des droits dont ils étaient privés auparavant. Pour sa part, Bozo purgera une lourde peine de prison en raison de son geste et se heurtera à une indéniable ingratitude provenant de ses pairs. Voilà pourquoi le dernier quatrain du poème s’avère éminemment évocateur :
Quand on est de la race des pionniers
On est fait pour être oublié
Bozo-les-culottes
Bozo-les-culottes.
En termes d’interprétation, il faut reconnaître que Pauline Julien a su donner un ton aussi pudique que personnel à la chanson de Raymond Lévesque. Comme il se doit, elle manifeste une certaine tendresse vis-à-vis le protagoniste de l’histoire, en ayant soin de ne pas tomber dans le pathos. En outre, on ne saurait nier que la chanteuse témoigne d’une voix mélodieuse et d’un sens du rythme unique.
Par ailleurs, Pauline Julien a adopté un tout autre style musical lorsqu’elle a interprété la pugnace chanson de Gilles Vigneault Tit-Cul Lachance (1973). Précisons que cette œuvre militante constitue une espèce de pamphlet poétique par le biais duquel Vigneault dénonce impitoyablement les travers du premier ministre Robert Bourassa, dont le premier mandat (1970-1973), comme chef d’un gouvernement libéral provincial, s’est révélé désastreux pour l’ensemble du Québec. En l’occurrence, Vigneault se sert avec beaucoup de doigté de procédés rhétoriques, comme l’énumération, l’hyperbole, la métaphore et l’humour noir pour traduire son sentiment de révolte face au monde politique qui l’entoure. Pour sa part, Pauline Julien utilise un style corrosif afin de fustiger l’attitude inacceptable du premier ministre du Québec de l’époque. De fait, on appréciera la conviction que Julien révèle lorsqu’elle chante les vers crus et puissants que Gilles Vigneault a composés. Bien sûr, elle n’a pas le même timbre de voix que le narrateur imaginé par le chansonnier. Cependant, l’interprète talentueuse qu’elle est traduit, avec éloquence, la hargne qu’un laissé-pour-compte de la société québécoise ressent face aux injustices dont lui et ses compatriotes sont victimes. Cela dit, il faut reconnaître que l’indignation exprimée par Pauline Julien, à travers sa composition, ne trahit jamais la poésie de Gilles Vigneault, ni la musique de Gaston Rochon. Dans cette perspective, on remarquera la récitation sensible de l’excellent refrain Tu penses que je m’en aperçois pas, qui se situe constamment entre la remontrance et la mélopée. Du reste, parmi les passages les plus significatifs de la chanson de Vigneault, il importe de se référer à ceux qui dénoncent l’américanisme de Robert Bourassa. Pourquoi ? Parce que dès les années 1970, Gilles Vigneault et Pauline Julien percevaient la menace que l’impérialisme américain pouvait représenter par rapport à la volonté d’émancipation du peuple québécois. Voilà pourquoi on demeure sensible, en 2020, à ces vers percutants :
Tu penses que je m’en aperçois pas
Que t’es rien qu’un sous-ministre
Nos vrais ministres sont aux États
C’est là qu’ils t’administrent.
Par ailleurs, dans Mommy (1974), Pauline Julien parvient à interpréter, avec brio, une chanson presque exclusivement de langue anglaise, qui dénonce sans équivoque l’assimilation dont sont victimes les francophones vivant au Canada anglais et dont pourraient éventuellement être victimes des Québécois (es) francophones demeurant chez eux (elles) ; à Montréal par exemple. De façon indirecte, les coauteurs du texte, Gilles Richer et Marc Gélinas, posent deux questions fondamentales aux Québécois (es) : à savoir, souhaitent-ils (elles) avoir leur propre pays et assurer la prospérité de leur identité ; ou souhaitent-ils (elles) demeurer au sein d’un pays majoritairement anglophone, le Canada, dans lequel leur identité culturelle et linguistique se trouve menacée ? Bien entendu, lorsqu’elle était vivante, Pauline Julien exhortait le peuple québécois à assumer ses responsabilités en appuyant majoritairement la cause de l’indépendance du Québec. Avec lucidité, l’artiste considérait que l’assujettissement politique du Québec au Canada anglais, dans le cadre fédéraliste canadien, se révélait néfaste pour une majorité de Québécois (es) francophones. Assurément, les deux échecs référendaires subis par les indépendantistes québécois, en 1980 et 1995, l’ont amèrement déçue. Toutefois, Pauline Julien n’était pas le genre de personne à se laisser démoraliser par les défaites, de quelque nature qu’elles fussent. En vérité, la militante se montrait prête à reprendre le combat aussitôt que cela s’avérait nécessaire…
L’engagement féministe de la chanteuse
Incontestablement, le militantisme qu’a manifesté Pauline Julien envers la cause féministe était aussi prononcé que son nationalisme sociopolitique. Ayant développé une relation particulièrement amicale avec Anne Sylvestre, Pauline Julien a interprété des chansons féministes écrites par l’auteure-compositrice-interprète française. Parmi elles, on retiendra principalement l’œuvre qui a pour titre Non, tu n’as pas de nom (1974). Dans ce cas, on peut soutenir qu’il s’agit d’un plaidoyer poétique revendiquant clairement, pour les femmes, le droit à l’avortement. Évidemment, Anne Sylvestre avait compris que sa consoeur québécoise pourrait tirer de son texte et de sa musique une interprétation résolument novatrice (distincte de celle de l’auteure elle-même). Or, force est d’admettre que Pauline Julien lui a donné raison. En termes littéraires, il faut souligner que la chanson d’Anne Sylvestre comporte de très beaux passages, qui mettent en relief des particularités de la condition féminine. Ainsi, la créatrice évoque, avec finesse, les angoisses que peut vivre une femme lorsqu’elle attend la naissance de son enfant :
Savent-ils que ça transforme
L’esprit autant que la forme
Qu’on te porte dans la tête
Que jamais ça ne s’arrête…
En ayant recours à des mots simples, voire opportuns, Anne Sylvestre parvient à donner au lecteur une idée précise de ce que doit représenter la gestation d’une future mère pour la principale intéressée. Dans cet esprit, Sylvestre démystifie le cliché selon lequel le fait de porter un (e) enfant dans son ventre constituerait, pour une femme, une modeste épreuve physique, vécue de manière intermittente…
Sur le plan de l’interprétation textuelle et vocale du propos d’Anne Sylvestre, on goûtera la sensibilité de la composition de Pauline Julien, qui se met aisément dans la peau d’une femme pouvant refuser de donner naissance à un (e) enfant qu’elle ne souhaiterait pas avoir. Somme toute, celle-ci voudrait décider de son propre chef de quoi il retourne plutôt que de voir une autre personne lui imposer sa décision, en une pareille matière. Fidèle à elle-même, Pauline Julien atteint ici un bel équilibre entre l’expression de sa personnalité hors du commun et le respect des harmonies musicales, lesquelles sont nécessaires à une affirmation artistique significative.
Plus de vingt ans après la disparition de Pauline Julien, lorsqu’on écoute les chansons qu’elle a interprétées, on est frappé par la modernité de celles-ci. À notre avis, cela s’explique par le choix de textes et de musique éclairé auquel a procédé la chanteuse, durant l’ensemble de sa carrière. Certes, sa solide formation de comédienne et son oreille musicale l’ont incitée à se montrer exigeante par rapport aux créations qu’on lui proposait de chanter. En outre, son perfectionnisme l’a toujours poussée à se surpasser… Sans vouloir verser dans la nostalgie réductrice, il faut admettre que l’on ne saurait trouver aujourd’hui une jeune chanteuse ou un jeune chanteur ayant une envergure comparable à celle que Pauline Julien a eue, dans le Québec contemporain. Souhaitons donc que, grâce aux nouvelles technologies, une jeune génération de chanteurs découvre adéquatement les œuvres que nous ont laissées les Pauline Julien, Diane Dufresne, Gilles Vigneault et Raymond Lévesque. Le cas échéant, peut-être ces artistes de la relève créeront-ils éventuellement des chansons qui, à l’instar de celles de leurs prédécesseurs, démontreront qu’ils sont des citoyens engagés, conscients de ce qu’ils sont et de l’ensemble transcendant dont ils font partie… À n’en point douter, le monde réel et celui des arts représentent des vases communicants !
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