Tiré du blogue de l’auteur.
La « saison 2 » de ma trilogie, La Loi de 1905 n’aura pas lieu : La Loi de 1905, légendes et réalités[1], est maintenant en librairie (et également en version numérique sur le site de la FMSH). Le 1er volume concernait la préparation de la loi, le volume actuel est centré sur sa fabrication, le dernier portera sur son application. Contrairement à une idée reçue, la loi n’avait jamais été « examinée à la loupe » et, moi qui croyais bien la connaitre, j’ai fait des découvertes surprenantes, en effectuant les recherches nécessaires à la rédaction de cet ouvrage.
J’avais eu, pourtant, un fort coup de blues, lors de la parution du premier tome. Immodestement, j’estimais avoir apporté sur neuf, dans cette première étude, sur le « passage à l’acte », transformant la Séparation, qui était l’Arlésienne de la République, en projets de loi (avec deux textes très divergents, celui de la Commission parlementaire et celui de Combes). Pour prendre quelques exemples, non limitatifs, la référence au modèle de la séparation mexicaine, l’importance décisive de la guerre russo-japonaise, la si originale prise de position de Marcel Proust, la pression mise sur Briand par ses « amis » socialistes et radicaux-socialistes à l’automne 1904, … n’avaient jamais été abordées, et la cassure interne du combisme à propos du monopole de l’enseignement (qui aurait instauré une école « laïque, gratuite et obligatoire ») n’avait été traité qu’à la marge, rendant très difficilement compréhensible le passage de l’anticléricalisme d’Etat à la possible adoption d’une loi libérale.
Fort bien, mais tout cela n’était que des hors d’œuvre. Le plat principal : la fabrication de la loi, avait déjà donné lieu à des ouvrages, rédigés notamment par ceux qui ont été mes « maîtres », de grands historiens : Jean-Marie Mayeur, Maurice Larkin, Emile Poulat. Mon futur livre n’allait-il pas comporté fatalement essentiellement des redites (même si le fait d’effectuer une étude en 3 tomes permettait de fouiller davantage la question) ? A posteriori, il me semble que mes craintes étaient infondées. Bien sûr, je suis juge et partie, j’en suis tout à fait conscient ; mais j’ai quelques arguments pour plaider ma cause.
D’abord, certains nouveaux angles d’approche présents dans le tome 1 continuent à avoir des effets lors de l’année 1905, période où la loi se façonne. La référence au Mexique perdure, et il est instructif de comparer la loi mexicaine et la loi française (avec, en plus l’insertion dans la loi d’un élément de la culture politique anglo-saxonne) ; la crainte que la guerre-russo-japonaise dégénère en déflagration mondiale pèse toujours en faveur d’une « solution libérale » ; jusqu’à l’article 4, Ferdinand Buisson et Georges Clemenceau (les adversaires du monopole) se montrent plus « libéraux » qu’un Jean Jaurès, à l’attitude parfois ambiguë ; la proclamation de la « liberté de conscience », en tête de la loi, ne s’effectue pas sans difficultés, même après le départ de Combes (ce qui est significatif d’enjeux toujours actuels !), etc, etc.
Ensuite, la perspective dominante de la dream team, Mayeur, Larkin et Poulat, est celle d’une histoire du catholicisme, et la question principale qu’ils se posent est : qu’est-il arrivé à « l’Eglise » avec la séparation de 1905 ? Mayeur accorde beaucoup d’importance aux débats internes au sein du catholicisme, Larkin a dépouillé les archives du Vatican (son étude reste exemplaire à ce niveau), et Poulat s’intéresse prioritairement aux effets de la loi sur l’Eglise catholique. Mon interrogation a été différente. Je me suis demandé ce qu’a fait la République française en construisant, dans la douleur et avec beaucoup de zig-zags, ce qui est devenu « la loi de 1905 ».
Cela m’a conduit à m’appuyer sur une documentation différente, en bonne part inédite, à me poser des questions autres que celles de mes devanciers, notamment à propos du conflit interne au camp laïque, à porter une grande attention à la « guerre des gauches »… qui présente de nombreuses analogies avec la situation actuelle. La différence de contexte va de pair avec un ressenti quasi identique (on retrouve parfois les mêmes argumentations) concernant de graves menaces qui mettent la République en danger. Quelle est la meilleure stratégie pour y faire face : une laïcité intrusive, qui établit une sorte continuum, allant de catholiques suspects de ne pas être complètement acculturés à la République aux extrémistes, ou bien une laïcité inclusive, isolant ces derniers ? Et, dans cette dernière optique, jusqu’où aller dans « l’accommodement » ? J’ai pu constater des trous étonnants dans les récits des différents historiens : les débats sur la place légitime, en régime de laïcité, de la religion dans l’espace public sont tronqués, voire complètement passés sous silence. Et, très curieusement, aucun d’entre eux ne dit rien d’un projet d’article « 6 bis », qui a pourtant constitué l’enjeu décisif entre deux conceptions de la séparation.
Cette guerre des gauches a été fortement minimisée, y compris (je le montre) dans des ouvrages récents, qui, en idéalisant la loi, ne rendent pas compte de ses enjeux. Rien n’était évident et j’ai eu la préoccupation de ne pas écrire une histoire des vainqueurs, mais de montrer les logiques qui s’affrontent, avec -pour chacune d’entre elles- leur cohérence interne et leurs angles morts. Ainsi la position de Maurice Allard, partisan d’une laïcité antireligieuse, est souvent l’objet d’un jugement moraliste sommaire, simplificateur.
Il y a peu, un journaliste s’étonnait qu’à mon âge, je continue de mener des recherches et il me demandait ce qui me motivait. Je lui ai répondu : je voudrais ressembler à l’enfant qui dévoile la nudité du roi (et, aussi, celle de ses opposants !). Mon travail a consisté à décrypter la loi, donc à la désacraliser. Elle n’est pas Vénus émergeant de l’onde dans une innocence radieuse. Elle a été construite grâce à des coups fourrés, des ruses, des « alliances contre nature », des combats douloureux entre personnes qui se croyaient très proches ; elle a engendré des blessures. Ce n’est pas pour rien que son architecte principal, Aristide Briand, a été qualifié, de façon récurrente, de personne d’une grande « habileté ». Ce mot était, en même temps, un compliment et une critique, il témoignait d’une admiration et d’une gêne. Et pourtant, après ces cinq années consacrées à décortiquer la loi, à scruter ses coulisses, il me semble toujours qu’il s’agit d’une « loi de liberté », la plus belle des lois élaborées par la Troisième République, un vrai petit « miracle » laïque, pour reprendre l’expression de Buisson.
Cet ouvrage a donc pour but d’expliciter la tension entre l’aspect retors et l’aspect « miraculeux » de la confection de la loi. Le premier aspect (les stratagèmes réussis) ayant permis au second d’aboutir. Certaines notions de Max Weber (notamment, le fait d’affronter des « faits dérangeants », et le « paradoxe des conséquences ») ainsi que le théâtre de Marivaux sont convoqués. Au final 32 thèses sont énoncées pour comprendre comment une loi qui a, longtemps, semblé irréalisable, est devenue un fait historique majeur, toujours actuel en notre XXIe siècle où la laïcité est, plus que jamais, au centre de nos préoccupations.
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Interview sur le site de la FMSH à propos de "La loi de 1905 n’aura lieu"
Et sur le site de La cliothèque.
[1] J. Baubérot, La Loi de 1905 n’aura pas lieu. Histoire politique des séparations des Eglises et de l’Etat (1902-1908), tome II – La loi de 1905, légendes et réalités, Paris, 2021, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme.
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