Édition du 17 décembre 2024

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Laïcité

La laïcité, 110 ans après la loi de 1905

Entre les attentats opérés par Daech et l’arrivée en tête du FN au premier tour des élections régionales, l’anniversaire des 110 ans de la loi de 1905 est on ne peut plus morose. La crise n’est pas seulement politique et économique, elle est également culturelle, intellectuelle. Raison de plus pour tenter d’y voir clair. N’oublions pas que la France de 1904 se trouvait presque au bord de la guerre civile et qu’elle a su « sortir par le haut » qui conflit frontal qui la traversait.

Après les massacres de Daech, deux réactions ont prévalu dans les médias. La première énonce que l’idéologie totalitaire, invoquée par les terroristes, n’a « rien à voir avec la religion » et, qu’en conséquence, la laïcité n’est pas concernée. La seconde affirme que la laïcité a été, décidément, trop laxiste, qu’il faut maintenant se décider à sévir contre le « fondamentalisme ». Qu’en est-il de ces deux positions ?

La première est essentiellement celle de théologiens et de croyants. Pour elle, de même que l’Inquisition n’est pas le christianisme, Daech n’est pas l’islam. Ce propos, d’ordre convictionnel, peut cependant s’appuyer sur des analyses sociologiques convergentes ayant étudié la façon dominante dont s’effectue le processus de radicalisation : la sociabilité religieuse y tient fort peu de place, internet en revanche en constitue un élément essentiel. Olivier Roy[1] estime que « le djihadisme est une révolte nihiliste ». Reste que sa conclusion est dialectique : « Il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation de la radicalité ». Nous sommes bien obligés de tenir compte du fait que cette radicalité prétend prendre un visage religieux. Que les musulmans nous disent, et affirment en particulier aux jeunes, qu’il ne s’agit pas du véritable message de l’islam, on ne peut que s’en réjouir. Le fait que les musulmans soient les premières victimes de ce terrorisme le confirme. Il n’en reste pas moins qu’à partir du moment où la radicalisation prend une forme politico-religieuse, la laïcité se trouve directement concernée. Il faut la défendre, la promouvoir et les « croyants » qui ont, à cette occasion, mis en avant leur « attachement » à la laïcité, leur refus d’une violence politico-religieuse, doivent le faire régulièrement, inlassablement, sans relâche.

La seconde position est celle de laïques intransigeants, qui, eux, font comme s’il s’agissait de la « radicalisation de l’islam » et, en conséquence, veulent entrainer la France dans un engrenage de mesures de plus en plus dures contre la visibilité publique de cette religion. Plusieurs mesures d’interdictions ont été déjà prises depuis 12 ans. La conjoncture actuelle peut donner une forte crédibilité à des demandes de nouvelles mesures plus répressives encore. Cette position est contre-productive en ne situant pas la frontière entre amis et ennemis de la démocratie et à la bonne place. Un exemple le montre : depuis 25 ans, on se focalise, presque obsessionnellement, sur le foulard. Après les événements, l’essayiste Mohamed Sifaoui a vivement attaqué[2] Mme Latifa Ihn Ziaten parce qu’elle porte un foulard. Il s’agit de la mère du soldat tué par Mérah. Depuis plus de 2 ans, elle aide l’Education nationale dans son travail de formation à la citoyenneté et elle vient de recevoir le prix de la Fondation Chirac. Jugeant selon son apparence vestimentaire, Sifaoui fait de cette femme une adversaire « des valeurs de la République ». Il faut oser dire qu’une telle attitude de rejet est non seulement stupide, s’agissant d’une militante de ces « valeurs », mais aussi très dangereuse.

En plaçant la frontière à un très mauvais endroit, en pratiquant des amalgames, les laïques intransigeants risquent de transformer la guerre contre Daech en guerre civile. Le danger est terrible. Car, en eux-mêmes, les attentats, si sidérants et douloureux soient-ils, ne mettront pas à bas la société. Le grand espoir pour Daech consiste à arriver, par son action terroriste, à provoquer un engrenage où la majorité des citoyens rejetterait une partie de leurs concitoyens, à favoriser une conception fallacieuse de la « laïcité ». Le soir du 1er tour des régionales, Marine Le Pen n’a pas manqué de l’invoquer allusivement. Les propositions qu’elle a faites auparavant, comme l’interdiction des signes religieux dans les transports publics (sans doute la soutane, le col romain, la kipa,... Pourtant, très curieusement elle a justifié sa position en affirmant : « Je n’ai pas à connaitre la religion de ma voisine ». Bizarre…). Si cet engrenage se met en place, Daech espère alors devenir attractif bien au-delà de son influence actuelle. Or, au-delà même du FN, la laïcité intransigeante court le risque d’apparaitre comme un étendard servant, pour certains, à masquer la volonté de maintenir des avantages très concrets qui devraient être mieux partagés.

Les attentats, la montée du FN, doivent faire prendre conscience de l’aspect dérisoire de pseudos débats de laïcité (comme celui sur les cantines scolaires). La laïcité doit se recentrer sur ses fondamentaux, communs aux pays démocratiques, car la lutte ne s’effectue pas de façon franco-française. Briand estimait qu’avec la loi de 1905 la France rejoignait d’autres pays déjà laïques. 110 ans après, il faut rappeler qu’existe des acquis de laïcisation qui participent au fonctionnement politique et symbolique de ces sociétés, acquis toujours à promouvoir, à améliorer. On peut les synthétiser en quatre éléments :

1. Le fondement du pouvoir est immanent, fondé sur un contrat social ;

2. Quel que soit le statut juridique des rapports religion-Etat, ce dernier (et les lois civiles) est indépendant des religions ;

3. La citoyenneté est indépendante de la religion ;

4. Les Etats garantissent la liberté de religion et de conviction ainsi que le libre exercice des cultes tels que les définissent les Conventions internationales.

Voilà ce qui est insupportable à toute idéologie à tendance totalitaire : cette liberté du choix convictionnel. L’équivalence effectuée, dans maints discours, entre « laïcité » et « neutralité religieuse » est une imposture : cette dernière n’est pas une fin en soi mais un moyen, dans la sphère publique (non dans l’espace public et privé), au service de la liberté de conscience. A situation difficile, message clair. C’est aujourd’hui la liberté de conscience dans toute sa grandeur qui est en jeu. Celle-ci est le résultat d’un combat mené par des libres-croyants et des libres-penseurs de multiples pays, des siècles durant. Elle est une conquête extrêmement précieuse et la belle bannière derrière laquelle nous pouvons nous regrouper, loin de divisions artificielles néfastes.

PS : Deux ouvrages, qui concernent la laïcité, viennent de paraître et peuvent constituer de beaux cadeaux pour les fêtes :

Rita Hermon-Belot, Aux sources de l’idée laïque. Révolution et pluralité religieuse, Odile Jacob. Très belle étude historique sur l’ambivalence de la Révolution quant à la laïcité. Du « visible » à la « religion civile », les problèmes rencontrés par la Révolution ne sont pas dépassés et les connaitre permet de mieux maitriser la situation présente.

Michel Seelig : Vous avez dit Concordat ? Sortir progressivement du régime dérogatoire des cultes, L’Harmattan. Ce livre indique de façon pertinente et juridiquement très bien informée la situation des cultes en Alsace-Moselle, où la loi de 1905 ne s’applique pas. Je recommande cet ouvrage, bien qu’il me fasse un très mauvais et fallacieux procès d’intention. Dans mon livre Les 7 laïcités françaises (édit. De la MSH), j’écris : « L’heure prévue pour le cours confessionnel de religion pourrait fournir le cadre d’expérimentation d’un enseignement laïque des religions » (p. 129). Il reproduit mes propos et commente : « Ainsi un enseignement laïque du fait religieux pourrait être délivré par les représentants officiels des cultes…En toute objectivité, cela va de soi. » J’hallucine ! Mon propos est pourtant on ne peut plus clair : « l’heure prévue (…) pourrait fournir le cadre ». Je n’ai jamais imaginé un quart de seconde qu’un « enseignement laïque des religions » pourrait être dispensé par des « représentants officiels des cultes » !!! Naturellement, rien de ce que j’ai écrit sur ce sujet ne va dans ce sens, au contraire. Dommage donc pour l’auteur !

Et tant qu’à faire, je mentionne le petit livre que j’ai écrit avec Rokhaya Diallo : Comment parler de laïcité aux enfants, Edition Le Baron perché. A partir d’images, nous avons répondu à des questions que les enfants et adolescents se posent sur la laïcité. Nos commentaires s’adressent d’abord aux 6-9 ans, puis aux 9-12 ans, et enfin aux 12-15 ans. Cependant, des adultes nous ont dit avoir appris « plein de choses » à nous lire !

Notes

[1] Le Monde, 25 novembre 2015.

[2] Le 18 novembre, sur la chaine de télévision France 2.

Jean Baubérot-Vincent

Jean Baubérot-Vincent (ce double nom est le résultat d’ajouter le nom de mon épouse au mien, puisqu’elle a fortement contribué à faire de moi ce que je suis). Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux "Que sais-je ?" (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n’aura pas lieu (FMSH)

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