La question de la grève sociale, décisive dans le cadre de la lutte contre le néolibéralisme, est vivement débattue dans certains secteurs du mouvement syndical : pour plusieurs, un tel type de grève est irrémédiablement associé à l’idée « d’illégalité » et à toutes les sanctions qui en découlent. Des années de répression de formes de grève jugées illégales justifient amplement cette frilosité.
Toutefois, dans un article précédent paru dans Le Devoir (20-02-15), nous avons souligné un changement capital survenu en janvier 2015 dans l’ordre constitutionnel canadien : la Cour suprême du Canada a en effet reconnu dans la décision Saskatchewan Federation of Labour le caractère de droit fondamental, supra-législatif, du droit de grève. De ce fait, il faut maintenant s’interroger sur la légitimité constitutionnelle d’une éventuelle « grève sociale ».
En référence au droit international du travail (voir ci-dessous), une telle grève (dite « grève de protestation ») peut se définir comme un mouvement professionnel, pacifique et ordonné, se traduisant par la cessation du travail dans le secteur public et/ou privé : l’objectif de la grève sociale est notamment de contrer les politiques d’austérité du gouvernement. Elle doit être complétement distinguée de la grève purement politique, laquelle aurait pour finalité -dans sa forme la plus radicale- le renversement extra-parlementaire du gouvernement (grève révolutionnaire).
Dans un ouvrage remarquable publié en 1985 (Le droit de grève. Fondements et limites), le regretté professeur Pierre Verge (faculté de droit, Université Laval) défendait l’idée de la validité constitutionnelle de la grève sociale, en s’appuyant notamment sur la Convention no 87 de l’Organisation internationale du Travail (OIT) relative à la liberté syndicale, ratifiée par le Canada avec l’accord du Québec.
A l’époque, la perspective de Pierre Verge demeura isolée : l’adoption ici (1944) du modèle du Wagner Act états-unien signifiait, de l’avis général, que seul un syndicat accrédité peut faire la grève, uniquement lors des périodes de renouvellement des conventions collectives et compte tenu des délais prévus au Code du travail. Autrement, la grève est illégale et sévèrement sanctionnée.
Le nouveau statut de norme constitutionnelle du droit de grève oblige à repenser la question. Rappelons que Verge distinguait entre la grève s’insérant dans un processus de négociation collective impliquant, au niveau de l’entreprise, un employeur et un syndicat déterminés ; et une grève de protestation s’adressant aux travailleurEs en général, ciblant la politique socio-économique du gouvernement et n’ayant pas pour objet spécifique la négociation d’une convention collective. Dans le premier cas, les restrictions au droit de grève prévues par le Code du travail peuvent généralement se justifier au regard de la Charte canadienne des droits et libertés. Mais dans le second cas, l’enjeu national dépasse complètement la négociation décentralisée prévue par le Code, et ne vise pas un employeur déterminé, mais l’État, lorsque celui-ci entend par exemple redéfinir unilatéralement les conditions de travail de la grande masse des salariéEs.
Or, dans la décision ci-dessus, la Cour suprême dit accorder une très haute valeur interprétative aux décisions du Comité de la liberté syndicale (CLS) de l’OIT. À de nombreuses reprises, le CLS a rappelé le principe suivant : « Bien que les grèves de nature purement politique n’entrent pas dans le champ d’application des principes de la liberté syndicale, les syndicats devraient avoir la possibilité de recourir aux grèves de protestation, notamment en vue de critiquer la politique économique et sociale du gouvernement. » (ex : Cas no 3011 (Turquie), 2014). Le CLS précise en outre que : « Une interdiction des grèves sous prétexte qu’elles ne sont pas liées à une mésentente liée à la négociation d’une convention collective est contraire aux principes de la liberté syndicale. » (Cas no 2473 (Royaume-Uni), 2008).
Compte tenu de la portée attribuée à la Convention no 87 de l’OIT par l’instance compétente (en l’occurrence le CLS) et de l’arrêt Saskatchewan de la CSC, nous partageons maintenant sans réserve le point de vue du professeur Pierre Verge : rendre illégal un mouvement de grève sociale pacifique et démocratique, visant à protester contre les politiques sociales ou du travail de l’État, représenterait une entrave substantielle à l’exercice par les salariéEs de leur droit fondamental à la cessation collective du travail.
Certes, face à une éventuelle grève sociale, le gouvernement brandira le spectre- maintenant illégitime- de « l’illégalité » et cette prétention sera vraisemblablement relayée par des secteurs conservateurs de la magistrature liés idéologiquement et culturellement aux grands milieux d’affaires. Autrement dit, la voie vers la reconnaissance juridique de la grève de protestation sera ardue et parsemée d’embûches. Mais le vent a fortement tourné en janvier 2015 à la CSC, et c’est là un événement capital qui ouvre des possibilités nouvelles de manifestation de la liberté syndicale, à la condition que les acteurEs concernéEs, au premier chef les organisations syndicales représentatives, sachent mobiliser les normes juridiques de manière cohérente et déterminée.