Là encore, on se situait dans un débat pouvant être mené de façon respectueuse. Les désaccords pouvaient être bien campés, mais ils pouvaient l’être dans le cadre d’une discussion raisonnable. Le foulard était certes déjà au centre des débats et l’on risquait sans doute de verser dans une certaine stigmatisation visant la femme musulmane, mais tout n’était pas perdu. La complexité du problème provenait du fait que le foulard peut être interprété de différentes façons. Il est une pièce de vêtement témoignant d’une certaine pudeur. Il s’agit par conséquent d’une caractéristique culturelle qui n’est pas problématique lorsqu’elle n’est pas imposée. C’est aussi un signe religieux que la croyante peut librement utiliser pour exprimer sa foi. Nos chartes protègent la liberté de religion et, en droit onusien, tel qu’interprété de ce côté-ci de l’Atlantique, cette liberté va de pair avec le droit d’exprimer et de manifester sa foi. Il s’agit aussi en même temps d’un signe pouvant exprimer un attachement identitaire à une communauté d’appartenance religieuse.
Toutefois, le foulard peut selon certains être perçu comme la trace visible d’une conception patriarcale et personne ne peut nier que telle est bien la situation en Iran, en Afghanistan et en Arabie saoudite. Le foulard peut alors être vu comme un élément indiquant la domination de l’homme sur la femme. Il serait à tout le moins une preuve supplémentaire de la présence renouvelée de la religion dans notre société. Le débat, même lorsqu’il est centré sur le fameux foulard islamique, a sa raison d’être. On peut être en désaccord sur l’opportunité de l’autoriser ou de l’interdire dans la fonction publique. Je suis pour ma part, sans hésiter, favorable à l’idée d’autoriser le port du foulard dans la fonction publique. L’un des nombreux arguments est justement que le foulard peut avoir plusieurs significations. Il devient fastidieux d’interroger les motivations des uns et des autres et c’est la raison pour laquelle il convient de se rabattre sur la liberté rationnelle des femmes qui choisissent de porter le foulard. Mais je comprends que le débat puisse avoir lieu.
Le fait que la charte ait été conçue à l’origine comme une charte des valeurs et le fait que ces valeurs aient inclus non seulement la laïcité mais aussi le patrimoine ont singulièrement compliqué les choses. La charte était catholaïque, car les catholiques étaient en grande partie épargnés grâce à une certaine conception de notre patrimoine. Qu’à cela ne tienne, le débat pouvait encore être contenu à l’intérieur des limites de la raison, de la discussion respectueuse et de la délibération démocratique.
Le discours appuyant la charte a cependant rapidement pris des accents xénophobes lorsque, pour justifier cette charte, certains ténors du gouvernement péquiste eurent recours à des arguments exploitant la peur de l’envahissement par l’islam politique. Faisant involontairement écho au « péril jaune » ou à la peur américaine du communisme (« the Russians are coming ! »), une islamophobie s’est progressivement insinuée dans les mentalités.
Si de nombreux citoyens républicains, athées, féministes, LGBT et nationalistes s’opposèrent vertement à la charte du PQ, plusieurs autres membres appartenant à ces groupes continuèrent d’y souscrire, mais en éprouvant un certain malaise à l’égard d’un discours xénophobe et islamophobe que le parti au pouvoir exploitait pour renforcer son emprise dans toutes les régions du Québec.
La France donnée en exemple
Le combat en faveur de la charte de la laïcité n’aurait jamais connu une telle vigueur au Québec si la France n’avait pas pu être citée en exemple. La France n’est pas un pays comme un autre. C’est pour ainsi dire une civilisation à part entière et les réalisations de ce pays sont des contributions majeures au patrimoine de l’humanité. Le Québec ne peut se vanter d’en être rendu là, loin s’en faut. Alors il est normal de se servir de la France comme d’un modèle à suivre. Mais la France est aussi plus patriarcale, plus réfractaire aux réclamations minoritaires et plus anti-communautariste que le Québec. C’est aussi une société qui ressent un dégoût profond à l’égard du nationalisme sous toutes ses formes, mais surtout celui des autres. Car s’agissant du nationalisme français, plusieurs croient qu’il se trouve seulement cantonné au sein du Front national, ce qui rassure faussement le reste de la population.
Le discours qui a rassemblé la population française autour des interdits de porter le foulard dans la fonction publique et à l’école, chez les professeures et chez les élèves, était un discours aux accents très différents de celui qu’on a fait valoir au Québec. L’État français a surtout voulu « protéger » les « jeunes filles » contre l’influence de « groupes » qui risquaient de les endoctriner et de les embrigader dans des idéologies politico-religieuses sectaires et rétrogrades. Se trouvent ainsi cristallisés dans cet argumentaire des accents paternalistes et anti-communautaristes contre des réclamations minoritaires que l’on ne retrouve pas au Québec, du moins pas encore.
Malgré ces différences d’accents, je demeure toutefois convaincu que la peur de l’autre, de ce qui n’est pas familier, de l’étranger, de l’immigration clandestine, des sans-papiers, qui s’est manifestée notamment contre les Roms et contre les arabes et/ou musulmans demeure, même en France, un facteur déterminant, et surtout depuis septembre 2001. Là-bas tout autant qu’ici, on a assisté à un tiraillement identitaire ravivée par le réflexe sécuritaire.
La déroute du PQ
Certains citoyens rejetèrent le projet de charte du PQ, mais surtout le discours qui lui était associé, alors que d’autres les endossèrent pleinement. Ils souscrivirent non seulement à la charte, mais aussi à la rhétorique du PQ. Quoi qu’il en soit, l’appui s’est répandu au point de recueillir l’assentiment d’une majorité de citoyens. Or, cette rhétorique favorisa l’éclosion au sein de la population d’un discours raciste parfaitement décomplexé visant les minorités arabes et musulmanes. La haine ressentie ne visait pas que le foulard ou la religion, mais bien l’« autre », celui qui, de l’extérieur, vient ébranler « nos » valeurs, c’est-à-dire les valeurs qui sont partagées par les « Québécois de souche ». L’exclusion prenait certes la forme d’une exclusion religieuse, mais plus profondément, il s’agissait d’une exclusion de certains « immigrants », et ce, même si, parmi les personnes visées, plusieurs étaient en fait nées au Québec.
Maintenant, cette haine de l’autre infiltre notre société et vise surtout le quotidien de nos concitoyens québécois qui ont le malheur d’être d’origine arabe ou qui sont musulmans. Nous avons déjà perdu des personnes de talent, des personnes intelligentes, des personnes fières d’appartenir à la société québécoise qui venaient enrichir le Québec de leur expérience fameuse et de leurs trajectoires de vie merveilleuses. Ces personnes ont quitté le Québec, déçues de ne pas y avoir trouvé la terre d’accueil espérée.
Malheureusement, plusieurs citoyens québécois ont acquis la certitude que les mosquées québécoises sont toutes financées par l’Arabie Saoudite, que l’islam politique est à nos portes, que le terrorisme islamique radical est en train de s’installer chez nous. Ils cèdent à l’obsession sécuritaire des conservateurs fédéraux et de leur projet de loi C-51 qui instaure une police d’inquisition politique. Ils entretiennent une méfiance affichée à l’égard de nos concitoyens arabes et/ou musulmans sur une base quotidienne. Ils brandissent bien haut les quelques rares exemples qui semblent venir appuyer leur thèse sans se rendre compte que cette méfiance, cette haine et ce mépris peuvent rapidement prendre les allures d’une « self fulfilling prophecy ». Car la méfiance, la haine et le mépris engendrent la méfiance, la haine et le mépris et il n’y a pas de limite à l’escalade possible.