Édition du 17 décembre 2024

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Afrique

Mise à jour du 13 juillet

La géopolitique américaine, de l’endiguement du communisme au confinement de l’islamisme

Jusqu’à l’effondrement du mur de Berlin et l’éclatement de l’empire soviétique, la géopolitique de la républicaine américaine s’articulait, pour l’essentiel, autour de l’endiguement du communisme. Le terme est dû à l’historien, politologue et diplomate américain George F. Kennan qui publia en 1947 un article dans Foreign Affairs soutenant que « le principal élément de toute politique des États-Unis vis-à-vis de l’URSS doit être un endiguement des tendances expansives de la Russie, à long terme, avec patience, mais fermeté et vigilance ». L’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan au début des années quatre-vingt changea la donne.

A l’endiguement, les USA ajoutèrent le harcèlement et la diatribe : guerre des étoiles et discours messianique sur l’empire du mal. Le but de la guerre des étoiles était d’entraîner l’URSS dans une course poursuite technologique et économique que l’on savait incapable de soutenir afin de précipiter son implosion de l’intérieur. Parallèlement, le discours américain est devenu sectaire et manichéen, le bien étant les USA et le monde libre, le mal l’URSS et ses satellites. C’est en raison de cette vision que les néoconservateurs américains, Georges W. Bush en tête, ont considéré que le mal n’a pas disparu avec l’effondrement du bloc soviétique. Pour eux, le mal réside dans tout « ennemi » des USA et de la démocratie dans le monde. Or les USA comptaient alors plusieurs dictatures de droite parmi leurs amis et protégés. Les néoconservateurs firent alors valoir avec une extraordinaire mauvaise foi que les dictatures de droite, contrairement à celle de gauche, sont capables de s’auto réformer au point de se muer en démocraties libérales.

Hasard de l’histoire ou non, l’effondrement du communisme, du moins en Europe, coïncida avec la montée de l’islamisme. Contrairement à certaines idées reçues, les USA se sont bel et bien préoccupés du phénomène avant le 11 Septembre 2011. En effet, le vivrier classique dans lequel la politique étrangère américaine puise ses conceptions de base, c’est-à-dire le milieu universitaire, avait balisé le terrain bien avant le 11 Septembre.

Par tradition, la politique étrangère américaine fait l’objet de débats académiques poussés entre universitaires et chercheurs (les très influents conseillers pour la sécurité nationale et Secrétaires d’État Henry Kissinger, Zbigniew Brzezinski, Condoleezza Rice par exemple appartenaient à ce sérail). La question islamiste n’échappa pas à la règle. Deux écoles s’affrontèrent. La première dite des « confrontationalist » considéra que les USA n’ont d’autre choix que la confrontation directe avec les islamistes puisque ceux-ci constituent, de leur point de vue, un facteur de déstabilisation et une source de danger pour les intérêts américains. L’école considéra que la distinction entre islamistes radicaux et modérés est factice dans la mesure où les deux poursuivent un même objectif : l’établissement d’un État théocratique. La seconde école de pensée dite des « accomodationists » établit, au contraire, une distinction entre islamistes modérés et islamistes radicaux. Pour elle, l’islamisme constitue une force politique avec laquelle les USA doivent compter. Il faut donc discuter avec les plus modérés d’entre eux, d’autant que ceux-ci ne manifestent aucune hostilité à l’égard des USA. C’est cette école de pensée qui semble inspirer davantage la politique étrangère américaine à l’heure actuelle.

Pour les USA, il y a néanmoins islamisme et islamisme. Le chiisme fût considéré tout de suite comme l’ennemi mortel. Hormis les attentats commis au Liban, on ne connaît pourtant pas d’attentats attribués à la mouvance chiite sur le sol américain ou ailleurs. Il faut donc croire que c’est la position ferme des chiites vis-à-vis d’Israël qui constitue l’explication de leur défiance. De fait, la politique américaine vis-à-vis de l’islamisme a été construite sur l’idée que le sunnisme est un moindre mal et que dans la mesure où l’arrivée au pouvoir des islamistes modérés dans plusieurs pays était pour ainsi dire inscrite dans l’ordre naturel des choses (ce qui reste à démontrer), les USA avaient intérêt à établir les bases d’un dialogue avec eux. Dans cette concordance, il y a évidemment le dit et le non dit, le clair et l’obscure.

Les concordances et les ambiguïtés

A l’instar de tous les partis politiques d’essence religieuse, les partis islamistes sont des libéraux au sens économique du mot. Quand on connaît l’aversion maladive des américains à l’égard de l’étatisme et du socialisme, le fait que les islamistes soient des libéraux de stricte observance, économiquement parlant, constitue pour eux un réel motif d’entente. Le second point de concordance est corollaire du premier. Le communautarisme, consubstantiel de l’organisation sociale et politique américaine dès l’origine, constitue une valeur partagée entre les USA et les islamistes. Les uns et les autres consacrent la primauté de la communauté sur la Nation. Les uns et les autres entendent réduire le rôle de l’État à ses fonctions exclusivement régaliennes et lui dénient tout interventionnisme et toute fonction de régulation.

Voyons maintenant l’étendue des ambiguïtés. L’un des axes majeurs de la politique des États-Unis au Proche-Orient est l’alliance stratégique avec Israël. Il est évidemment absurde d’expliquer la solidité de cette alliance par la seule influence de la communauté juive américaine et du lobby pro israélien à Washington. Quel que soit le dynamisme de ces groupes de pression, cela n’aurait pas pesé lourd devant les intérêts vitaux de la république américaine. Les choses étant ce qu’elles sont, l’État hébreux est apparu aux yeux des USA comme un allié fiable et relativement docile. Après tout, Israël est un État isolé au Moyen-Orient. Il a donc besoin lui-même d’un allié surpuissant et protecteur. Les États-Unis se sont offerts de jouer ce rôle à charge pour Israël de jouer le rôle du gendarme régional en leur faveur. Or aucun islamisme sunnite non jihadiste, hormis le Hamas et pour cause, ne remet plus ouvertement en cause l’existence de l’État hébreux. Ce n’est évidemment pas le cas de l’islamisme chiite.

Le second point concerne évidemment le pétrole. Pour les USA, qui tient le pétrole tient l’économie mondiale. Premier consommateur et premier importateur de pétrole dans le monde, les États-Unis ont toujours exercé le premier rôle dans le développement et l’orientation de l’industrie pétrolière. Cela vaut pour le Moyen-Orient en général, l’Arabie Saoudite et les pays du Golfe plus particulièrement. Or, depuis 1986, les réserves pétrolières des États-Unis ont commencé à chuter, de sorte que la part des importations en pétrole dans la consommation intérieure américaine a dépassé la part de la production nationale. Dans la mesure où les États-Unis entendent préserver leurs propres réserves en pétrole, il leur fallait « pomper » plus et le moins cher possible ailleurs. Cette stratégie devait conduire les USA à exercer un contrôle encore plus strict sur les zones de production, les chemins maritimes et terrestres d’acheminement et les prix. Pour cela, la diplomatie ne suffit plus. La présence militaire s’imposait.

Le Moyen-Orient occupe le centre de la géopolitique américaine du pétrole. Conscients que le nationalisme arabe n’est plus en mesure de les contrecarrer comme par le passé, se rendant compte que seul l’islamisme est capable de leur nuire, les USA ont jugé qu’il leur fallait se montrer plus accommodant avec une idéologie somme toute dominée, alimentée et soutenue par l’argent du pétrole. Très curieusement, mais est-ce véritablement le cas, l’islamisme présente la particularité d’avoir été favorisé par la politique américaine au Proche-Orient tout en bénéficiant de son soutien actif ou discret. Or remarquera, là aussi, que hormis quelques groupuscules, l’immense majorité des islamistes sunnites s’accommode d’une présence militaire américaine qui n’a pour but que la protection des gisements du pétrole et la pérennisation de ses rentiers de l’Arabie et du Golfe.

Les bras séculiers de l’islamisme sunnite et la géopolitique américaine

Le Royaume Saoudien et le Qatar sont à l’heure actuelle les propagandistes les plus zélés de l’islamisme, les plus généreux aussi. A bien y réfléchir, cela constitue une anomalie au regard de leur poids démographique et de leur rayonnement culturel et intellectuel.. L’explication de leur islamisme militant se trouve donc ailleurs.

Les États-Unis d’Amérique ont été le premier pays à avoir reconnu le pouvoir de Cheikh Hamad Al-Thani, actuel émir du Qatar, et à cautionner sa révolution de palais. Peut importe les déclamations du Qatar quant à son indépendance politique et diplomatique, ce qui ne supporte pas de contestation est le fait qu’un accord mutuel de défense lie les deux pays et que le Qatar abrite à l’heure actuelle le plus grand dépôt d’armes américaines hors du sol des USA. Au dehors, la politique extérieure du Qatar ne semble pas systématiquement alignée sur la politique américaine. Le Qatar entretient, par exemple, d’excellentes relations avec « le diable » iranien pour des raisons qui tiennent à l’exploitation de la poche de gaz du North Dome, une poche souterraine qui s’étend justement jusqu’à la frontière iranienne. Mais au-dedans, le Qatar épouse parfaitement les positions américaines en ce qui concerne le processus de paix au Moyen-Orient et la géopolitique américaine du pétrole notamment. Reste la question d’Al-Jazira et le sens caché de ses messages subliminaux.

Hormis le téléspectateur arabe, mal informé et ignorant des arcanes et des subtilités de la politique étrangère mondiale, plus personne de sérieux ne se méprend sur l’orientation réelle d’Al Jazira ou sur son instrumentation par le Qatar. Cela ne remet évidemment pas en cause l’indépendance ou le professionnalisme de ses journalistes. Il se trouve tout simplement que les Al Thani nourrissent une ambition politique et diplomatique que d’aucuns estiment mégalomaniaque. Pour ce faire, l’argent et la protection américaine ne suffissent pas. La création d’un bras armé médiatique s’imposait. Al-Jazira est ce bras. Certes, la station a grandement servi la cause de la démocratie dans le monde arabe et a permis une ouverture d’esprit des arabes vers l’extérieur, mais sa fonction première est de servir de podium et de vitrine médiatique au Qatar. Or le Qatar est coincé entre deux puissances régionales antagonistes à tous les points de vue, l’Arabie Saoudite et l’Iran. Il lui faut donc se ménager les bonnes grâces de Washington tout en se montrant « indépendant » pour recueillir les bonnes grâces du téléspectateur arabe. L’intelligence et la subtilité des Al Thani ont fait le reste. C’est ce que les américains ont fini par comprendre et cautionner. En somme, le Qatar représente pour les américains le chaînon manquant.

Les relations américano saoudiennes sont d’une toute autre nature. Le Royaume Saoudite est pour ainsi dire né dans le giron des américains et des sociétés pétrolières américaines. Onze ans seulement après l’édification du royaume dans ses frontières actuelles, le Roi [] Abdelaziz ben Abderrahmane Al-Saoud se réunissait avec le Président américain Roosevelt à bord du croiseur Quincy, d’ou le pacte du même nom (14 Février 1945). Ce pacte spécifie que la stabilité et la protection de l’Arabie saoudite font partie des “intérêts vitaux” des États-Unis, à charge pour le Royaume de garantir l’accès des américains à ses champs pétrolifères. Le pacte pétrole contre protection tint en dépit de quelques ratés : la création de l’État d’Israël, la crise pétrolière de 1973, la politique panarabe du Roi Fayçal auquel on ne rendra jamais assez l’hommage qu’il mérite.

La seconde guerre américaine contre l’Irak ébrécha l’édifice. A cette occasion, l’Arabie Saoudite refusa de servir de base terrestre à l’invasion de l’Irak, ce qui contraignit les États-Unis à s’installer au Qatar. Mais l’édifice ne se fissura très sérieusement que le 11 Septembre 2001. L’implication de certains ressortissants saoudiens dans les attentats installa de la méfiance et conduit certains dirigeants américains à présenter l’Arabie Saoudite comme un ennemi et non plus comme un allié (Rapport de L. Murawiec, expert de la Rand, devant le Pentagone, préconisant un tel changement de stratégie et Rapport devant le congrès sur la faillite des systèmes de renseignement américains).

En fait, les USA prirent conscience que l’islamisme propagé et encouragé par les Saoudiens pourrait, à la longue, être dangereux pour les intérêts américains. En effet, l’Arabie Saoudite mène une action politique, culturelle, diplomatique et caritative en faveur du “wahhabisme”, ce qui revient à encourager les courants salafistes. Or le salafisme recouvre deux réalités. Il y a d’une part un salafisme jihadiste comme Al-Qaïda, d’autre part un salafisme « soft », à la saoudienne, un salafisme qui accepte la royauté à défaut du khalifat et qui ne remet pas en cause la position américaine au Moyen-Orient, du moins pas ouvertement. Les deux se rejoignent cependant pour réclamer l’application stricte de la charia et pour honnir le régime républicain. Les deux ne diffèrent donc pas sur l’objectif à atteindre, seulement sur les moyens pour y parvenir.

Conclusion

A défaut de s’entendre avec l’islamisme salafite non jihadiste, les États-Unis laissent l’Arabie Saoudite le financer pour mieux le contrôler. Après tout, ni la mainmise américaine sur le pétrole arabe, ni l’existence et la sécurité d’Israël ne sont frontalement mis en cause par l’islamisme sunnite non jihadiste. Sur ce point, il existe une concordance tacite entre la république américaine et des pays comme le Qatar et l’Arabie Saoudite. En fermant les yeux sur le non respect des droits de l’homme dans les pays où le salafisme non jihadiste domine et en se montrant bienveillant à l’égard de l’arrivée au pouvoir d’un islamise soft dans certains pays, les USA veulent en fait se prémunir contre toute tentation terroriste contre leur territoire. Dans un cas comme dans l’autre, l’objectif des États-Unis est de confiner l’islamisme à l’intérieur de ses frontières « naturelles » afin que les dégâts collatéraux ne puissent plus atteindre le sol américain.

Ici, le mot confinement est choisi à dessein. En effet, le confinement décrit mieux la politique étrangère américaine vis-à-vis de l’islamisme que l’endiguement. Le confinement signifie tout aussi bien l’isolement d’un prisonnier ou d’un homme convaincu de désordre dans une forteresse. Mais il signifie aussi l’interdiction d’un malade de quitter la chambre ou le maintien d’un animal dans un espace restreint et clos. C’est très exactement la doctrine américaine vis-à-vis de l’islamisme. Pour les USA, même les plus modérés d’entre les islamistes doivent être considérés comme des malades contagieux, des fouteurs de désordre et en tout cas comme des entités à fréquenter de loin et avec moult précautions. Pour les USA, les islamistes doivent donc être isolés dans leur propre espace afin qu’ils ne transmettent plus la maladie à autrui, entendez le terrorisme ou le prosélytisme. Le calcul des américains est simple : laissez-les s’entretuer entre eux afin qu’ils n’aient plus la tentation, la justification ou les moyens de commettre d’actes terroristes aux USA. Il sera temps d’aviser plus tard.

Il reste qu’en dépit des efforts que font les USA et ses amis islamistes pour cacher les véritables motifs de leur collusion, le jeu des États-Unis au Moyen-Orient et dans le monde arabe reste viscéralement hostile à la nation arabe. De ce point de vue, le rapprochement entre islamistes modérés et nationalistes arabes constitue une hérésie et un non sens historique. Jamal Abdennasser et Michel Aflak s’en retourneraient dans leur tombe. Tant que Washington n’aura pour buts affichés dans le monde arabe que sa mainmise sur le pétrole arabe et son alliance stratégique avec Israël, le pro américanisme de certains islamistes est à condamner avec la plus grande rigueur. Aucun des objectifs majeurs américains dans la région ne correspond aux intérêts stratégiques des Arabes. En cherchant à s’entendre coûte que coûte avec Washington sur le dos des intérêts vitaux arabes, les islamistes « accommodants » commettent « un crime, pire une faute ».

Habib Touhami

Tunisie

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