tiré de : Entre les lignes et les mots Lettre N°47 - 14 novembre 2020 - Notes de lecture, textes, 11 novembre...
Publié le 11 novembre 2020
Dans son éditorial, Les cinq dilemmes de la crise écologique, publié avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse, Bernard Duterme aborde la pandémie et la crise écologique, cinq controverses, « À nos yeux, cinq controverses brident encore et toujours les énergies transformatrices, cinq dilemmes dont il faudra sortir par le haut. Centrale ou marginale, la crise écologique ? Concerné ou indifférent, le Sud ? Communes ou différenciées, les responsabilités ? Gris ou vert, le capitalisme ? Réformé ou transformé, le paradigme ? Les éléments de réponse qui suivent s’inspirent librement des positionnements critiques d’intellectuels et d’activistes de la cause écologique, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, partenaires du Centre tricontinental, dont plusieurs signent les articles qui composent cet Alternatives Sud. ». L’éditorialiste discute, entre autres, de l’ampleur du désastre écologique, de la déforestation, des émissions de gaz à effet de serre, la plastification des océans, la toxification du vivant, la disparition des espèces, les secteurs du pouvoir « qui refusent de reconsidérer la logique de leur modèle de croissance et d’accumulation au vu de ses impasses », la question de l’urgence et les divisions qu’elle entraine dans les populations…
La crise écologique et climatique « frappe d’abord les régions et les populations les plus vulnérables et affecte les contrées du Sud bien davantage que les contrées du Nord. Preuve là aussi que, sans réorientation politique d’ampleur, l’arrosé n’est pas l’arroseur. Et que ceux – endroits du globe ou groupes sociaux – qui profitent le moins du productivisme prédateur et du consumérisme dispendieux à l’origine des déséquilibres environnementaux sont ceux qui en pâtissent le plus ». Bernard Duterme interroge les sentiments d’urgence écologique, les luttes socio-environnementales, la dépendance « structurelle et subordonnée » des économies du Sud à celles des grandes puissances, la place de l’extractivisme, les accès inéquitables aux ressources naturelles, l’exposition asymétrique aux pollutions diverses…
La relativisation du problème par certain·es, la dénégation de ses « origines humaines » par d’autres et la dilution des responsabilités – nous serions toustes sur le même bateau – n’aident pas à formuler les obligations qui sont à la fois « communes et différenciées ». L’auteur revient sur la formule adoptée au Sommet de la Terre à Rio en 1992, « Les États doivent coopérer […] en vue de rétablir l’intégrité de l’écosystème terrestre. Étant donné la diversité des rôles joués dans la dégradation de l’environnement, les États ont des responsabilités communes mais différenciées. Les pays développés admettent la responsabilité qui leur incombe […], compte tenu des pressions que leurs sociétés exercent sur l’environnement mondial et des techniques et des ressources financières dont ils disposent. ». Il souligne la dette écologique accumulée au moins depuis la révolution industrielle des pays riches envers les autres. Les niveaux de « développement », les capacités respectives doivent être prises en compte pour envisager la répartition des mesures à prendre et leur calendrier. Deux principes doivent se combiner « pollueur/payeur » et « différenciation des responsabilités ». L’éditorialiste analyse les différentes positions développées au niveau mondial (très discutable me semble la caractérisation de socialiste pour l’Equateur et la Bolivie) y compris l’instrumentalisation du « vert » pour gagner des parts de marché…
Le verdissement du capitalisme est une illusion (lire par exemple deux articles de Daniel Tanuro, Capital et climat – Pourquoi « L’impossible capitalisme vert ? », capital-et-climat-pourquoi-limpossible-capitalisme-vert/ et Le capitalisme ne sera jamais vert, le-capitalisme-ne-sera-jamais-vert-daniel-tanuro/). Bernard Duterme aborde, entre autres le productivisme, le consumérisme, les logiques maintenues des grands projets, l’« illusoire verdissement du néolibéralisme ». Il interroge : « Quelles sont les voies, théoriques et pratiques, d’une sortie par le haut des injustices sociales et du désastre environnemental inhérents au productivisme et au consumérisme des nantis ? ». Il parle des liens entre « soin, santé et écologie », de « démarchandisation, de démondialisation, de démocratie », de gestion de « l’interdépendance et de la réciprocité », des propositions alternatives et de questions qui divisent…
Sommaire :
Acteurs et conflits socio-environnementaux au sud
Gabriela Merlinsky : Mouvements pour la justice écologique et la défense des communs en Amérique latine
Hamza Hamouchene : Luttes socio-environnementales contre l’extractivisme en Afrique du nord
Brototi Roy, Joan Martínez Alier : Les mouvements pour la justice environnementale face aux violences en Inde
Négociations climatiques nord-sud
Ibon International : Juste et suffisant, le financement de la lutte contre le changement climatique ?
Adriano Santhiago de Oliveira,,Anushree Tripathi, Chai Qimin, Fu Sha, Harald Winkler, Hesham Al-Zahrani, Vicente Paolo Yu, Yaw Osafo : L’équité nord-sud dans la lutte contre le changement climatique
Décoloniser l’écologie
Vijay Kolinjivadi : Pourquoi le green new deal doit être décolonial
Thierry Amougou : L’urgence écologique, un récit occidentalo-centré
Un green new deal post-coronavirus
Maristella Svampa : Réflexions pour une transition sociale et écologique dans un monde post-coronavirus
Ashish Kothari, Vijay Kolinjivadi : Un green new deal post-pandémie changerait-il la donne pour le Sud ?
Une remarque. La construction de réponses efficaces à l’urgence écologique ne pourra être effective et avoir des incidences pérennes que si les actions sont débattues et décidées démocratiquement et si elles participent concrètement à l’amélioration de la situation du plus grand nombre – satisfaction des besoins, élargissement de la gratuité, amélioration de l’accès à la nourriture et au logement, renforcement des droits, etc… Les culpabilisations individuelles et collectives sont contre-productives. Les obligations « communes et différenciées » ne peuvent être appréhendées qu’en intégrant les responsabilités historiques, les dimensions systémiques, les asymétriques sociales et économiques, les rapports de domination et leurs effets.
Je choisis de ne mettre l’accent que sur certaines analyses.
Gabriela Merlinsky aborde les mouvements pour la justice écologique et la défense des communs, l’extension de la frontière extractive et ses conséquences, les liens entre risque écologique et inégalité sociale, la protection des terrains non urbanisés. Elle souligne particulièrement cinq dimensions : « Il s’agit de l’inscription territoriales des luttes environnementales, de la résistance à la clôture des communs, de la production de connaissances collectives, de la délibération comme espace d’expérimentation et de la demande de reconnaissance ». Les paragraphes sur les formes d’organisation issues de groupes locaux « autoconvoqués », les constructions autonomes, le débat comme espace d’expérimentation, « le conflit est perçu comme ayant une fonction expressive favorisant la formation des identités collectives et permettant de donner la parole à ceux que personne n’écoute », me semblent déterminants…
« L’extractivisme au Maghreb renforce l’intégration subordonnée de la région dans l’économie capitaliste. L’accumulation par dépossession y participe du pillage des ressources et de la dégradation de l’environnement ». J’ai notamment été intéressé par les analyses de Hamza Hamouchene, les exportations du pétrole et du gaz, les exportations de « matières premières fortement dépendantes de l’eau et de la terre » comme les produits agricoles, la division internationale « du travail et de la nature », la « reprimarisation » de l’économie, les entreprises agroalimentaires exportatrices de cultures commerciales…
« Composés de petits agriculteurs, d’ouvrier·es ruraux·ales quasiment sans terre, de pêcheurs et de chômeurs, les mouvements qui émergent dans les études présentées plus bas résistent au pillage de leurs ressources souterraines, à la spoliation de leurs terres, à la destruction envahissante de l’environnement et à la perte de leurs moyens de subsistance ». L’auteur présente « une évaluation de la nature de ces mouvements, aux prises avec de multiples tensions et contradictions », les luttes et leurs limites. Il parle d’ouvrir « de nouveaux horizons de réflexions et de repenser les cadres d’action », d’intégration régionale, de démocratie participative radicale…
De l’auteur : Extractivisme et Résistance en Afrique du Nord, une-vision-utopique-ne-signifie-pas-une-politique-utopique/
En complément possible
Tahar Etahri : La Commune de Jemna (Tunisie), la-commune-de-jemna/
Aziz Krichen : L’affaire de Jemna ; question paysanne et révolution démocratique, laffaire-de-jemna-question-paysanne-et-revolution-democratique/
Habib Ayeb : Jemna, ou la résistance d’une communauté dépossédée de ses terres agricoles, jemna-ou-la-resistance-dune-communaute-depossedee-de-ses-terres-agricoles/
Au large de la Tunisie, l’archipel des Kerkennah souffre des effets du changement climatique, de l’industrie pétrolière et de la répression, au-large-de-la-tunisie-larchipel-des-kerkennah-souffre-des-effets-du-changement-climatique-de-lindustrie-petroliere-et-de-la-repression/
La centrale solaire de Ouarzazate au Maroc : le triomphe du capitalisme « vert » et la privatisation de la nature, la-centrale-solaire-de-ouarzazate-au-maroc-le-triomphe-du-capitalisme-vert-et-la-privatisation-de-la-nature/
Lucile Daumas : Accaparement des terres et de l’eau au Maroc, accaparement-des-terres-et-de-leau-au-maroc/
« Les conflits socio-environnementaux, en hausse, révèlent une double réalité : celle d’une « distribution écologique » inégale et celle de résistances – acharnées et pacifiques – de la part de mouvements sociaux pour la « justice environnementale ». Brotori Roy et Joan Martnez Alier analysent les mouvements pour la justice environnementale en Inde, les différentes formes de violence contre les mouvements, « la violence directe, la violence structurelle, la violence culturelle, la violence lente et la violence écologique »…
IBON international aborde, entre autres, les « responsabilités communes mais différenciées », les effets récents des changements climatiques, le coût humain des catastrophes, les répercussions négatives du réchauffement climatique, le coût de la dette, les effets de la chaleur sur les travailleurs et les travailleuses, la (non) disponibilité en eau, les décisions de migration, les besoins de financement pour l’« action climatique », la voie à faible intensité carbonique exigeant pour les pays en développement « un investissement plus important et un coût énergétique potentiellement plus élevé », le poids des dépenses militaires, l’architecture du financement climatique international et ses limites, les fausses solutions, les politiques en matière de droits humains, « Un accord sur le changement climatique juste et suscitant de véritables transformations, fondé sur le respect des droits et du bien-être des personnes, doit compter sur la contribution des communautés aux solutions envisagées pour faire face, ainsi qu’encourager et soutenir d’autres pratiques d’atténuation et d’adaptation sur le terrain »…
Thierry Amouglou interroge le « récit occidentalo-centré », le temps long de l’injustice, « L’injustice intergénérationnelle ne doit pas seulement interroger le futur, mais aussi le passé et le présent », la plurinationalité du climat, le point de vue toujours situé des analyses. Reste que les rapports sociaux, ne se limitent pas à la génération et à la « race » dans l’oubli de la classe et du genre…
« il faut abandonner le discours guerrier et envisager les causes environnementales de la pandémie de pair avec ses aspects sanitaires, en les assumants dans un agenda public qui puisse nous préparer positivement à répondre au véritable grand défi de l’humanité la crise climatique ». Maristella Svampa propose de réfléchir à une transition sociale et écologique après la pandémie du coronavirus, aux discours belliqueux, à l’occultation des causes écologiques, aux liens « à la destruction des écosystèmes, à la déforestation en vue d’installer des monocultures et au trafic d’animaux sauvages », à l’interdépendance des êtres singuliers que nous sommes, à la transformation des rapports sociaux « sous le signe de la justice sociale et environnementale »…
Ashish Kothari et Vijay Kolinjivadi abordent, entre autres, des alternatives pour un monde juste et pluriel, « Bien qu’elles diffèrent beaucoup l’une de l’autre, ces approches radicales partagent des valeurs et des principes : l’affirmation de communs et de collectifs contre l’individualisme égoïste (sans renier les aspirations et les identités individuelles), l’autonomie et la liberté avec responsabilité, le respect pour les droits humains et de la nature non-humaine, l’autonomie et le localisme, la simplicité volontaire, la démocratie directe permettant une participation équitable de tous, etc. »
Certains éléments me paraissent discutables, entre autres, la notion de « conscience féminine », les pratiques des populations indiennes dénuées de tensions avec l’environnement, le nucléaire classé comme source d’énergie potentielle, la notion de Green New Deal, le terme postmatérialiste, l’Etat pensé comme indépendant du système capitaliste ; l’oubli de la nécessaire coordination démocratique internationale à construire…
Le titre de cette note est emprunté à Vijay Kolinjivadi.
Alternatives Sud : L’urgence écologique vue du Sud
Centre Tricontinenal, Editions Syllepse, Louvain-la-Neuve(Belgique), Paris 2020, 180 pages, 13 euros
https://www.syllepse.net/l-urgence-ecologique-vue-du-sud-_r_21_i_827.html
Didier Epsztajn
Un message, un commentaire ?