Peux-tu rappeler ce qu’est Acrimed, dont tu es le principal animateur depuis sa création en 1996 ?
Acrimed est effectivement née en 1996, non pas à froid et hors-sol, mais suite au grand mouvement social de l’hiver 95. Le traitement médiatique avait été extrêmement défavorable aux grévistes et à tous ceux qui s’opposaient au plan Juppé, et il nous avait semblé nécessaire de proposer un outil qui pourrait produire en continu une critique des médias dominants, fondant des propositions pour leur transformation.
Cet outil ne consiste pas simplement dans les débats que nous organisons ou que nous animons, dans un site Internet (créé en 1999) et Médiacritique(s), notre magazine trimestriel imprimé (depuis 2011). Acrimed est une association militante. Elle associe des journalistes et des salariés des médias, des chercheurs et des universitaires et des acteurs de la contestation sociale et politique en général. Elle s’efforce de jouer un rôle de relais militant entre tous ceux qui ont intérêt à ce que la gauche de transformation sociale (« la gauche de gauche », comme nous le disons sans plus de précision pour ne vexer personne…), non seulement n’oublie pas la question des médias, mais en fasse une question authentiquement politique.
C’est par exemple dans ce but qu’Acrimed avait été à l’initiative des États généraux pour le pluralisme, qui s’étaient tenus en 2006 et avaient permis de faire converger ces différents acteurs, avec le soutien d’organisations politiques de gauche (dont la LCR à l’époque).
Pourquoi est-ce que les anticapitalistes, et plus largement tous ceux qui ne se satisfont pas du monde tel qu’il va, devraient s’intéresser à la question spécifique des médias ? En quoi cette question est-elle importante pour une gauche qui aspire à transformer radicalement la société ?
Paradoxalement, c’est parce qu’ils croient trop souvent que les médias dominants sont tout-puissants que les contestataires négligent ce front de critique et de lutte. Ils se laissent alors tout à la fois séduire et intimider par la puissance d’endoctrinement idéologique qu’ils prêtent à ces médias. Ils se laissent séduire au point de se borner à tenter de les instrumentaliser pour faire connaître – ce qui est parfaitement légitime – leurs propositions et leur action. Et ils se laissent intimider au point de renoncer à critiquer les médias dans les médias et de renvoyer aux lendemains qui chantent les combats pour leur transformation. Comme s’il n’y avait rien à faire d’autre tant qu’ils n’ont pas été démocratiquement appropriés ou socialisés.
Mais pour qu’ils le soient ou, du moins pour que cette perspective soit comprise et crédible, encore faut-il ne rien lâcher dès maintenant. Se soumettre aux médias dominants exclusivement pour y trouver une place – parfois dans des conditions déplorables – c’est à la fois poursuivre une efficacité qui peut être illusoire et entretenir une démobilisation regrettable sur l’enjeu qu’ils représentent. C’est leur concéder un pouvoir sur les contestataires qu’ils n’ont pas forcément quand on assume les conflits avec les tenanciers des pires émissions, les chefferies éditoriales et les nouveaux chiens de garde de l’ordre médiatique et social existant. C’est aussi abandonner à leur isolement les journalistes, souvent précaires, et leurs syndicats. C’est enfin adopter une attitude elle-même instrumentale à l’égard des médias du tiers-secteur, dont l’existence est une critique en acte des médias dominants, au lieu de faire vraiment cause commune avec eux.
Quelle est cette critique des médias dont vous dites qu’elle est radicale, intransigeante et indépendante ?
Elle est indépendante parce qu’elle n’est soumise ou subordonnée à aucune force ou pouvoir, économique, médiatique et politique. Mais elle est politique, parce que la question des médias est une question politique qui fait corps avec la question démocratique, de quelque façon qu’on entende celle-ci.
Elle est radicale, parce qu’elle s’efforce de prendre la question des médias à ses racines. Et ces racines ce sont les formes d’appropriation des médias et notamment la formation et les conditions de travail des journalistes qui en découlent, les rapports de pouvoir qui règnent dans les entreprises médiatiques : des entreprises qui sont à bien des égards des entreprises comme les autres et souvent pires que bien d’autres.
Elle est intransigeante parce qu’elle ne se laisse ni séduire ni intimider, précisément. Pour en savoir plus, nous lire, participer à nos débats et nous rejoindre…
Mais dans le contexte actuel de crise capitaliste qui plonge des millions de gens dans le chômage et la pauvreté, est-ce que la critique des médias ne devient pas un luxe ? Autrement dit, en quoi est-il important selon toi de maintenir une critique des médias dominants ?
Nous ne sommes pas aveugles au point d’être exclusivement polarisés par la question des médias considérée isolément. Et il est vrai que l’ampleur de la crise économique, sociale et écologique est telle qu’elle sollicite des mobilisations prioritaires. Prioritaires, mais pas exclusives ou secondaires, comme on parlait il y a plusieurs années de « fronts secondaires » quand on s’en désintéressait. C’est le contraire qui est vrai : la critique des médias est en fait d’autant plus importante en période de crise que s’accroît la nécessité, pour les classes dominantes, de faire accepter des politiques d’austérité potentiellement impopulaires.
Est-ce que tu pourrais donner quelques exemples ?
Les médias ont récemment « découvert » qu’il existait en France des manifestations inquiétantes de racisme. Et ce sont souvent ces mêmes médias (pas tous) dont la xénophobie et l’islamophobie font le lit du racisme, ou en sont des formes plus ou moins bien dissimulées. Il n’empêche : ils s’indignent du racisme et prétendent en découvrir les causes. Ce faisant, comme le dit le titre de l’un de nos articles, « les suspects mènent l’enquête ».
De façon générale, mais il faudrait distinguer car les médias ne constituent pas un bloc indifférencié, ils adoptent comme des évidences ce qui précisément fait problème : « la dette » (mais sans guère se soucier de ses origines), « les impôts » (mais sans guère se préoccuper des principales inégalités et du financement des services publics), « l’Europe » (toujours à amender, mais toujours dans le même sens), « la souplesse » (et peu importe ses conséquences sociales), etc.
Tu disais pourtant que les médias ne sont pas tout-puissants…
Ils n’imposent pas à tous ce qu’il faut penser : leurs usagers ne sont pas des éponges. Mais ils imposent leur ordre du jour (leur agenda) et la façon légitime de poser les questions (politiques, économiques, etc.). Ils exercent des pouvoirs et non un pouvoir : pouvoir de stigmatisation (ou de consécration), pouvoir d’intimidation (ou de réduction au silence), pouvoir de cadrage des problèmes (et donc des solutions), pouvoir d’incitation (ou de dissuasion), etc. Ils n’exercent pas ces pouvoirs indépendamment de l’action des autres pouvoirs sociaux. Mais quand ces pouvoirs s’exercent dans le même sens, ils sont les auxiliaires de toutes les formes de domination sociale et politique. La contestation de l’ordre médiatique dominant est une composante de la contestation de l’ordre social existant, non ?
Propos recueillis par Léo Carvalho