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Asie/Proche-Orient

La confrontation saoudo-iranienne pousse la région au bord du gouffre

Tiré d’Info-Palestine.eu | samedi 9 janvier 2016

A la suite de la décision saoudienne d’exécuter le dignitaire chiite Nimr al-Nimr, les relations entre le royaume et l’Iran ont polarisé la région en une confrontation de guerre froide qui menace de s’étendre et qui a fait chavirer les chances de résolution politique de la crise syrienne.

Photo : L’Ambassade saoudienne à Téhéran a été incendiée en rétorsion à l’exécution du responsable religieux chiite, cheikh Nimr al-Nimr

A Téhéran, où l’ambassade saoudienne a été incendiée, les manifestations ont amené Riyadh à rompre ses relations diplomatiques avec son principal rival régional. Le cheikh Nimr al-Nimr avait ouvertement critiqué le régime et appelé à des réformes, mais il semble que son crime principal était d’être chiite.

Des documents publiés par Wikileaks suggèrent que les USA ne l’ont jamais considéré comme une menace pour la sécurité. Bahrein – qui a aussi une majorité chiite rebelle sous un régime dominé par des sunnites – a suivi l’Arabie saoudite lundi dernier, tout comme l’UEA et le Soudan. Les trois états ont invoqué comme raison « l’interférence iranienne » dans la zone MOAN.

Le Ministère iranien des Affaires étrangères avait accusé Riyadh de « chercher des prétextes pour poursuivre sa propre politique déraisonnable afin d’attiser les tensions dans la région ».

Suite au rapprochement des États-Unis avec l’Iran l’an dernier, un accord négocié en Syrie était devenu une possibilité, pour la première fois – les experts étant unanimes à dire qu’aucune solution politique n’était possible sans l’implication de l’Iran – et Téhéran avait d’ailleurs participé à Vienne au dernier cycle de pourparlers sur la Syrie, sur l’insistance du Président russe Poutine.

La nouvelle donne menace le processus de paix.

Pire, la division sunnite-chiite façonne déjà la crise syrienne et la guerre au Yémen où l’Iran et l’Arabie saoudite jouent une guerre par procuration. Avec la Russie et la Chine alignées derrière l’Iran, et Washington rallié ( encore que ce soit à contrecœur) à son partenaire le plus puissant (et le plus riche) de la région, la possibilité d’une escalade régionale, voire internationale, est plus grande que jamais.

Jusqu’à cette dernière crise diplomatique, les grandes puissances mondiales semblaient unies contre leur ennemi commun – l’État islamique – mais à présent les alignements régionaux sont revenus à la case départ.

Si l’appréciation de la situation par Téhéran est correcte – que Riyadh a des intentions cachées et crée délibérément de la tension – qu’est-ce qui motive l’agression saoudienne ?

Il y a plusieurs possibilités :

1. L’intervention militaire saoudienne au Yémen contre les Houthis (chiites, soutenus par l’Iran) est un désastre. Riyadh pourrait bien vouloir détourner l’attention de ce fiasco en cours.
2. Riyadh s’est senti quelque peu humilié sur le théâtre syrien, où la diplomatie russe a persuadé l’Occident de travailler à une solution politique en mettant de côté sa condition préalable (toujours maintenue vigoureusement par les Saoudiens) : le départ d’Assad. Ce défi lancé à l’Iran pourrait être une tentative de l’Arabie saoudite pour réaffirmer son influence régionale.
3. Les Saoudiens et la plupart de leurs voisins du Golfe voient d’un mauvais œil l’agitation fomentée par l’Iran au sein de leurs propres populations chiites rétives et ils souhaitent mettre un frein à la contestation.
4. L’économie saoudienne a été mise à l’épreuve par la baisse des prix du pétrole, la Banque Mondiale suggérant que le pays pourrait manquer de fonds dans cinq ans. Comme les nouvelles mesures d’austérité (qui incluent une baisse des subventions et de la protection sociale) font monter l’agitation intérieure, Riyadh pourrait chercher à détourner l’attention populaire des affaires intérieures vers une menace extérieure.

Tout cela est possible, mais la motivation principale est de saborder les bénéfices acquis par Téhéran sur la scène internationale et de réduire son influence grandissante. Jusqu’à l’an dernier l’Iran était la bête noire de l’Occident, un « état terroriste », mais à présent, l’accord nucléaire négocié par Washington l’a fait rentrer au bercail, et a levé le gel des avoirs et les sanctions. Téhéran est prêt à injecter des millions de barils supplémentaires chaque jour sur un marché déjà saturé en raison de la décision de Riyadh (via l’OPEP) de ne pas réduire l’approvisionnement.

Le pétrole iranien constitue tout autant une menace contre la stabilité saoudienne que ses armées et ses mandataires.

Indépendamment du défi financier que peut représenter un Iran riche en pétrole, les champs pétroliers de l’Arabie saoudite sont situés dans l’Est indocile où vit la minorité chiite. Le cheikh Nimr vient de la ville de Qatif, centre névralgique de l’industrie pétrolière saoudienne, où ont eu lieu lundi dernier de violentes manifestations à la suite de son exécution, avec au moins une personne tuée par la police.

En outre, la plus grande part du pétrole saoudien passe au cœur de la région chiite via des oléoducs proches des routes principales, et donc difficiles à protéger d’attaques éventuelles.

L’Occident avait averti Riyadh que l’exécution de Nimr serait une grave erreur et que l’Iran la prendrait pour une déclaration de guerre. Néanmoins le vice-prince héritier et Ministre de la Défense, le trentenaire Mohammed ben Salmane al-Saoud (dit MBS), semble prendre toutes les décisions ces jours-ci et ce doit être lui qui a donné l’ordre de décapiter le hiérarque.

Un Iran renaissant armé par la Russie et la Chine est une perspective impressionnante, mais le pousser à une guerre ouverte – sans doute en supposant que l’Occident restera hors-jeu – est peu judicieux et imprudent.

Devant une région au bord de la conflagration sectaire, des yeux anxieux pourraient se tourner vers la Turquie, le principal acteur sunnite. Ankara a fermé son ambassade à Téhéran mais n’a pas rappelé son ambassadeur, se montrant disposé à aider à apaiser les tensions saoudo-iraniennes. C’est un rayon d’espoir. La Russie et la Chine, elles aussi, se sont déclarées alarmées par la possibilité d’une escalade.

L’état d’apathie qui caractérisait récemment la politique arabe est soudain levé, avec deux réunions d’urgence prévues ce week-end pour discuter de la crise : le Conseil de coopération des États arabes du Golfe Persique (CCG) se réunira samedi et les Ministres des Affaires étrangères arabes doivent se rencontrer au Caire le lendemain.

Les tenants de la ligne dure en Arabie saoudite et en Iran sont les premiers bénéficiaires de l’escalade des tensions sectaires. Certains commentateurs suggèrent que l’Arabie saoudite est en fait en train d’aider L’État islamique en attisant la haine dans la population chiite de la région – ce qui est du reste un élément clé du programme des extrémistes.

Après la défaite de Ramadi, le Califat sera heureux de recevoir de nouvelles recrues inspirées par la provocation saoudienne contre les chiites et contrariées par l’exécution à Riyadh de 42 « éléments al-Qaida ». D’aucuns parlent d’une nouvelle vague de volontaires rejoignant l’État islamique depuis partout dans le monde musulman.

Alors qu’une solution semblait à portée de main pour la Syrie, l’ordre du jour est maintenant assombri par des conflits en cours et de nouvelles guerres. Aucun régime n’est à l’abri de révolutions ou d’extrémismes. Des frontières nationales se déplacent et des alignements internationaux sont menacés sur tous les fronts. A l’entrée de 2016, plus rien n’est acquis au Moyen-Orient.

* Abdel Bari Atwan est le rédacteur en chef du journal numérique Rai Alyoum : Vous pouvez le suivre sur Twitter : @abdelbariatwan

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