Paru sur le site de la revue Contretemps
Le 28 octobre 2020
Par Bethan Bowet-Jones, Giuliano Granato, Francesco Pontarelli et Maurizio Coppola
Cette manifestation a fini par faire la Une des journaux, en Italie et à l’étranger, surtout pour les scènes de « violence ». De nombreuses manifestations sociales ont eu lieu depuis la fin du premier confinement le 4 mai, mais qu’est-ce qui se cache derrière les premières émeutes « violentes » de masse de la deuxième vague de la pandémie de coronavirus et que pouvons-nous apprendre d’elles ?
Bethan Bowet-Jones, Giuliano Granato, Francesco Pontarelli, Maurizio Coppola sont militants de Potere al Popolo.
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Début juillet 2020, la ministre de l’intérieur Luciana Lamorgese, invitée d’Agorà – une émission de la Rai (télévision nationale) – s’inquiétait en ces termes des effets de la crise économique et sociale que l’Italie connaissait après la première vague de l’urgence sanitaire : « Le risque d’un automne chaud est concret, car en septembre nous verrons les effets de cette période de grave crise économique qui a touché les entreprises. Nous voyons des magasins fermés, nous voyons des citoyens qui ne peuvent pas subvenir à leurs besoins quotidiens. Le gouvernement a essayé de répondre à ces exigences et à ces demandes, mais le risque d’un automne chaud est concret. » Les manifestations qui ont explosé à Naples ces deux derniers jours confirment-elles donc les craintes de la ministre Lamorgese ? Mais procédons par étapes.
De la pandémie sanitaire à la pandémie sociale
Les manifestations à Naples se sont déroulées dans un contexte social spécifique. La première vague de la pandémie de coronavirus a mis en évidence la profondeur des contradictions économiques, sociales et politiques en Italie et l’incapacité du gouvernement à répondre aux besoins sanitaires et sociaux les plus fondamentaux. Les particularités du tissu productif italien – pourcentage élevé de travailleurs indépendants, travail non déclaré répandu surtout dans le sud du pays, faible taux d’emploi des femmes et des jeunes – ont eu pour effet qu’une partie importante de la classe ouvrière est restée exclue des mesures sociales du gouvernement mais aussi que ces dernières se sont révélées insuffisantes. En conséquence, le verrouillage imposé pendant les trois premiers mois de la crise a entraîné l’appauvrissement de larges pans de la population. Les estimations sont de plus d’un million de nouveaux pauvres causés suite à la perte de l’emploi et au manque de mesures sociales destinées aux couches les plus faibles de la population. La plus forte augmentation du nombre de personnes pauvres liée à la crise provoquée par les mesures de lutte contre le coronavirus se situe dans le Sud (+20% en Campanie, +14% en Calabre, +11% en Sicile). Une région qu’Eurostat définit comme l’une des plus pauvres de tout le continent européen.
Que la Campanie était une poudrière sociale, on le savait déjà avant le coronavirus. Le chômage des jeunes atteint 50% des personnes entre 16 et 34 ans, les bénéficiaires du revenu de citoyenneté (une sorte d’aide sociale pour les personnes touchées par la pauvreté) sont environ 700 000, 20% du PIB est constitué de travail non déclaré et informel et dans 7 contrôles sur 10, l’inspection du travail identifie des violations liées au droit du travail. À mesure que la crise s’aggrave, le tissu social se modifie. En l’absence d’un revenu d’urgence et de mesures sociales adéquates qui remettent sérieusement en cause la logique de marché qui prévalait d’avant la crise, y compris en ce qui concerne les retraites, la réponse d’urgence à l’aggravation de la pauvreté est souvent venue des réseaux de mutualisme (structures d’aide matérielle réciproque organisées par des associations sociales et politiques) et de solidarité par en bas.
La deuxième vague
On savait que la pandémie continuerait à se propager et les experts suggéraient qu’il fallait se préparer à une reprise de la contagion d’ici la fin de l’été. Le gouvernement aurait dû donner la priorité aux dépenses de santé, équiper les établissements du personnel nécessaire et augmenter le nombre de places en soins intensifs. Cela ne s’est pas produit. L’augmentation des contagions atteint aujourd’hui constamment des nombres à cinq chiffres (+19 644 cas rien que pour le samedi 24 octobre) et remet sérieusement en question la stabilité de l’ensemble du système de santé, en particulier dans les régions qui, ces dernières années, ont fortement réduit leurs dépenses de santé, fermé des hôpitaux entiers et transféré la gestion des soins de santé au secteur privé. Ce qui est inquiétant, c’est l’augmentation du nombre de patients hospitalisés présentant des symptômes (+738 le 24 octobre dernier) et de ceux qui sont en soins intensifs (+79 pour atteindre 1 128) et l’épuisement des places disponibles.
La Campanie est l’une des régions les plus touchées par cette deuxième vague du virus. Les infections sont d’environ 2000 cas par jour, des chiffres jamais vus pendant la première phase où, dans la période la plus aiguë, il n’y en avait que quelques centaines. Et c’est précisément dans ce contexte sanitaire que le président de la région Vincenzo De Luca a annoncé, dans son Facebook direct habituel, des mesures drastiques : couvre-feu à partir de 23 heures dans toute la région, interdiction de se déplacer entre les provinces sauf en cas de besoins avérés, et demande au gouvernement Conte d’un nouveau verrouillage pendant au moins un mois à partir du lundi suivant. Ce qu’il n’a cependant pas expliqué, c’est avec quelles mesures sociales il entendait répondre aux besoins économiques de centaines de milliers de travailleurs, commerçants, indépendants et travailleurs précaires qui perdraient leurs revenus pour la deuxième fois en quelques mois avec un deuxième confinement. L’association caritative catholique Caritas avait présenté quelques jours auparavant les résultats de ses recherches sur l’augmentation de la pauvreté en Italie : le point commun de tous les « nouveaux pauvres » est le fait qu’ils ne disposent pas d’économies pour faire face aux dépenses quotidiennes en l’absence de revenus pendant plus de trois mois. Et c’est précisément cette dernière annonce de De Luca qui a déclenché la colère de milliers de citoyens dans la nuit du vendredi 23 octobre à Naples.
Qui est derrière les protestations sociales ?
La colère exprimée par les protestations a touché tout le monde et même les médias étrangers ont dû parler de la manifestation avec des affrontements et des arrestations. Du maire de Naples, Luigi De Magistris, au président de régionDe Luca, en passant par les représentants du gouvernement central, tous ont commenté à l’unisson les scènes de la nuit comme des « actions criminelles organisées par des ultras, la camorra et les fascistes ». Ainsi, les politiciens et les médias nationaux se sont comportés comme les pires complotistes, ignorant les causes sociales des protestations et les délégitimant par le recours aux pires stéréotypes à l’encontre les méridionaux.
La participation aux manifestations de vendredi était large et complexe. Les petits commerçants, les travailleurs indépendants, les artisans et les travailleurs informels sont descendus dans la rue. Ils se sont mobilisés parce que l’endettement de ces catégories sociales est plus important, parce que les services sociaux qui leur sont destinés sont très mauvais et qu’ils ont donc moins confiance dans les institutions publiques. Dans le contexte napolitain, ces catégories sociales entretiennent également une plus grande proximité et un plus grand échange avec le sous-prolétariat (ceux qui vivent en marge de la société, d’expédients, des petits circuits criminels) et la petite bourgeoisie (ceux qui possèdent des moyens de production autonomes) : ils passent souvent d’une catégorie à l’autre, tout en maintenant cet enracinement social et une certaine aptitude au conflit. Avec la crise actuelle, ces groupes sociaux ont vu leur statut décliner plus rapidement, une baisse ruineuse surtout au vu du boom touristique qui a touché la ville ces dernières années.
Il est évident qu’il y a de tout dans la petite bourgeoisie, de l’homme d’affaires « honnête » qui, avec un salaire modeste, ne parvient pas à faire vivre sa famille, à l’entrepreneur qui récolte 15 000 euros la nuit en faisant travailler ses employés dans l’illégalité. Néanmoins, dans cette manifestation, il y avait aussi des travailleurs au noir et des gens qui dirigent une entreprise familiale, ainsi que leurs amis du quartier au chômage, épuisés par mille difficultés quotidiennes.
La plupart d’entre eux ont raison de protester car, bien que tout le monde ait su que la deuxième vague allait frapper fort, De Luca et le gouvernement n’ont rien fait ces derniers mois pour empêcher l’aggravation de la crise sanitaire et sociale. Les protestations ont été fortes tout d’abord parce qu’au cours des mois écoulés, les économies ont été dépensées, la faim a augmenté et l’exaspération psychologique s’est accrue. Aujourd’hui, la prédisposition de la population à l’enfermement n’est pas celle du 9 mars. De larges pans de la société ne peuvent tolérer de nouvelles restrictions en raison de l’inefficacité d’une classe politique qui n’a pu éviter ce désastre social et sanitaire. Si en mars, le gouvernement national avait alloué des fonds pour des mesures sociales, il a maintenant fait savoir clairement qu’il n’y a pas d’argent. Alors que le président de la région de CampanieDe Luca, avait saupoudré des fonds à l’approche des élections régionales de fin septembre, il n’a maintenant plus rien mis sur la table. « Vous nous fermez, vous nous payez » est un résumé de ce que la manifestation a demandé.
La violence est l’expression de la profondeur de la crise et des contradictions qui pèsent sur la composition sociale qui a participé à la mobilisation de vendredi. La tension accumulée par le poids des conséquences de la crise a explosé sous la menace d’un nouveau confinement. Alors que les commentateurs médiatiques s’évertuent à condamner la violence, la seule réponse qui aurait du sens serait d’organiser un plan extraordinaire de restructuration majeure de la santé publique, incluant des activités préventives sérieuses au contact des territoires, tout en l’associant à des mesures de soutien économique pour les travailleurs et les segments sociaux les plus touchés par les mesures restrictives.
La menace d’un nouveau confinement nous montre que nos dirigeants sont conscients qu’ils sont hors-délais pour prendre des mesures préventives. Le personnel hospitalier nous confirme que nous sommes à un pas de la crise sanitaire. Mais comment pouvons-nous accepter passivement la condition de devoir choisir de quelle mort mourir ? Du Covid dans les hôpitaux désormais pleins avec un personnel soignant épuisé ou de misère et de dettes ?
Traduit par Stéfanie Prezioso.
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