Tiré de Entre les lignes et les mots
La souveraineté alimentaire est une philosophie de vie.
Elle définit les principes autour desquels nous organisons notre vie quotidienne et coexistons avec la Terre-Mère. C’est une célébration de la vie et de toute la diversité qui nous entoure. Elle embrasse chaque élément de notre cosmos ; Le ciel au-dessus de nos têtes, la terre sous nos pieds, l’air que nous respirons, les forêts, les montagnes, les vallées, les fermes, les océans, les rivières et les étangs. Elle reconnaît et protège l’interdépendance entre huit millions d’espèces qui partagent cette maison avec nous.
Nous avons hérité cette sagesse collective de nos ancêtres, qui ont labouré la terre et pataugé dans les eaux pendant 10 000 ans, période au cours de laquelle nous avons évolué vers une société agraire. La souveraineté alimentaire promeut la justice, l’égalité, la dignité, la fraternité et la solidarité. La souveraineté alimentaire est aussi la science de la vie, construite à travers des réalités de vies réparties sur d’innombrables générations, chacune enseignant quelque chose de nouveau à sa progéniture, inventant de nouvelles méthodes et techniques qui s’harmonisent avec la nature.
En tant que détenteurs de ce riche patrimoine, il est de notre responsabilité collective de le défendre et de le préserver. Reconnaissant cela comme notre devoir (en particulier à la fin des années 90, lorsque les conflits, la faim aiguë, le réchauffement climatique et l’extrême pauvreté étaient trop visibles pour être ignorés) La Via Campesina (LVC) a introduit le paradigme de la souveraineté alimentaire dans les espaces internationaux d’élaboration des politiques. LVC a rappelé au monde que cette philosophie de vie doit guider les principes de notre vie commune.
Les années 80 et 90 ont été une ère d’expansion capitaliste débridée, à un rythme jamais vu auparavant dans l’histoire de l’humanité. Les villes s’étendaient, se développant aux dépens d’une main-d’œuvre bon marché, non rémunérée et sous-payée. La campagne était plongée dans l’oubli. Les communautés rurales et les modes de vie ruraux ont été balayés par une nouvelle idéologie qui voulait faire de chacun⋅e un⋅e simple consommateur, consommatrice de choses et un objet d’exploitation à but lucratif. La culture et la conscience populaires étaient sous le charme de publicités scintillantes, incitant les gens à « acheter plus ». Cependant, dans tout cela, ceux et celles qui produisaient (la classe ouvrière dans les zones rurales, les côtes et les villes, qui comprenait les paysan⋅nes et d’autres petits producteurs et productrices alimentaires) restaient invisibles, tandis que ceux et celles qui pouvaient se permettre de consommer à loisir occupaient le devant de la scène. Poussés à la limite, les travailleurs et travailleuses paysans [1] et les communautés indigènes du monde entier ont reconnu la nécessité urgente d’une réponse organisée et internationaliste à cette idéologie mondialiste et libérale propagée par les défenseurs de l’ordre mondial capitaliste.
La souveraineté alimentaire est devenue l’une des expressions de cette réponse collective.
Au sommet mondial de l’alimentation de 1996, lors d’un débat sur la façon dont nous organisons nos systèmes alimentaires mondiaux, La Via Campesina a inventé ce terme afin d’insister sur l’importance des petits producteurs et productrices alimentaires, la sagesse accumulée des générations, l’autonomie et la diversité des communautés rurales et urbaines et la solidarité entre les peuples, comme des éléments essentiels pour élaborer des politiques autour de l’alimentation et de l’agriculture.
Au cours de la décennie suivante, les mouvements sociaux et les acteurs de la société civile ont travaillé ensemble pour la définir davantage « comme le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée, produite par des méthodes écologiquement saines et durables, et leur droit de définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Cela place les aspirations et les besoins de celles et ceux qui produisent, distribuent et consomment des aliments au cœur des systèmes et des politiques alimentaires, plutôt que les demandes des marchés et des entreprises. »
L’introduction de la souveraineté alimentaire en tant que droit collectif a changé la façon dont le monde comprenait la pauvreté et la faim.
Jusque-là, en particulier dans les premières années du 21ème siècle, une conception étroite de « sécurité alimentaire » dominait les cercles de gouvernance et d’élaboration des politiques. Noble dans son intention, la sécurité alimentaire traitait les personnes touchées par la faim comme des objets de compassion, les réduisant à des consommateurs passifs et consommatrices passives d’aliments produits provenant d’ailleurs. Même si la sécurité alimentaire, reconnaissait l’alimentation comme un droit humain fondamental, elle ne défendait pas les conditions objectives de production alimentaire. Qui produit ? Pour qui ? Comment ? Où ? Et pourquoi ? Toutes ces questions étaient absentes et l’accent était résolument mis sur simplement « nourrir les peuples ». L’accent mis ouvertement sur la sécurité alimentaire des populations a ignoré les conséquences dangereuses de la production alimentaire industrielle et de l’agriculture industrielle, fondées sur la sueur et la main-d’œuvre des travailleurs et travailleuses migrantes.
La souveraineté alimentaire, en revanche, propose une refonte radicale. Elle reconnaît les personnes et les communautés locales comme les principaux acteurs et actrices de la lutte contre la pauvreté et la faim. Elle appelle à des communautés locales fortes et défend leur droit de produire et de consommer avant de commercialiser l’excédent. Elle exige l’autonomie et des conditions objectives d’utilisation des ressources locales, appelle à la réforme agraire et à la propriété collective des territoires. Elle défend les droits des communautés paysannes à utiliser, garder et échanger des semences. Elle défend le droit des personnes à manger des aliments sains et nutritifs. Elle encourage les cycles de production agroécologiques, respectant les diversités climatiques et culturelles de chaque communauté. La paix sociale, la justice sociale, la justice de genre et les économies solidaires sont des conditions préalables essentielles pour atteindre la souveraineté alimentaire. Elle appelle à un ordre commercial international basé sur la coopération et la compassion, contrairement à la concurrence et la coercition. Elle appelle à une société qui rejette la discrimination sous toutes ses formes (caste, classe, race et sexe) et qui pousse les gens à lutter contre le patriarcat et l’esprit de clocher. Un arbre n’est fort que si ses racines le sont. La souveraineté alimentaire, définie par les mouvements sociaux dans les années 90 et par la suite au Forum de Nyéléni au Mali en 2007, vise à faire justement cela.
Cette année nous célébrons les 25 ans de cette construction collective.
Le monde est loin d’être parfait. Même face à des inégalités sans précédent, à la montée de la faim et de l’extrême pauvreté, le capitalisme et l’idéologie du marché libre continuent de dominer les cercles politiques. Encore pire, de nouvelles tentatives sont également faites pour imaginer un avenir numérique, avec de l’agriculture sans agriculteurs ni agricultrices, de la pêche sans pêcheurs ou pếcheuses, le tout sous couvert de numérisation de l’agriculture et de création de nouveaux marchés pour les aliments synthétiques.
Malgré tous ces défis, le mouvement pour la souveraineté alimentaire, qui est maintenant beaucoup plus étendu que La Via Campesina et se compose de plusieurs acteurs et actrices, a fait des avancées significatives.
Grâce à nos luttes communes, les institutions de gouvernance mondiale telles que la FAO [2] en sont venues à reconnaître la centralité de la souveraineté alimentaire des peuples dans l’élaboration des politiques internationales. La déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales insiste à nouveau sur ce point dans l’Article 15.4, lorsqu’il déclare : « Les paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales ont le droit de déterminer leurs propres systèmes alimentaires et agricoles, reconnus par de nombreux États et régions comme droit à la souveraineté alimentaire. Cela inclut le droit de participer aux processus de prise de décisions sur la politique alimentaire et agricole et le droit à une alimentation saine et adéquate produite par des méthodes écologiquement saines et durables qui respectent leurs cultures. »
Certaines nations ont également accordé une reconnaissance constitutionnelle à la souveraineté alimentaire. Les perturbations causées par la pandémie de COVID-19 dans les chaînes alimentaires industrielles ont rappelé aux gouvernements nationaux l’importance de créer des économies locales solides.
L’agroécologie paysanne, qui est fondamentale pour assurer la souveraineté alimentaire de nos territoires, est désormais reconnue à la FAO comme essentielle pour notre lutte contre le réchauffement climatique. Les rapporteurs spéciaux actuels et précédents des Nations unies ont soutenu la souveraineté alimentaire comme une idée simple mais puissante qui peut transformer le système alimentaire mondial en favorisant les petits producteurs et productrices alimentaires. Les campagnes menées par les mouvements sociaux ont également permis de remporter plusieurs victoires juridiques contre des entreprises produisant des agrotoxiques et des semences chimiques et transgéniques.
Pourtant, ce qui nous attend est une route semée de nombreux obstacles.
Les champion⋅nes de l’ordre mondial capitaliste se rendent compte que la souveraineté alimentaire est une idée qui empiète sur leurs intérêts financiers. Ils et elles préfèrent un monde de monoculture et de goûts homogènes, où la nourriture puisse être produite en masse en utilisant une main-d’œuvre bon marché dans des usines lointaines, sans tenir compte de ses impacts écologiques, humains et sociaux. Ils et elles préfèrent les économies d’échelle aux économies locales robustes. Ils et elles préfèrent un marché mondial libre (basé sur la spéculation et la concurrence acharnée) à des économies solidaires qui nécessitent des marchés territoriaux plus robustes (marchés paysans locaux) et une participation active des producteurs et productrices alimentaires locaux. Ils et elles préfèrent avoir des réserves foncières où l’agriculture contractuelle à l’échelle industrielle puisse remplacer les petits producteurs et productrices. Ils et elles injectent dans notre sol des produits agrotoxiques pour de meilleurs rendements à court terme, ignorant les dommages irréversibles sur la santé des sols. Leurs chalutiers vont parcourir à nouveau les océans et les rivières, pêchant des poissons pour le marché mondial tandis que les communautés côtières meurent de faim. Ils et elles vont continuer d’essayer de détourner les semences paysannes indigènes par le biais de brevets et de traités semenciers. Les accords commerciaux qu’ils et elles élaborent visent à nouveau à faire baisser les tarifs qui protègent nos économies locales.
Un exode de jeunes chômeurs et chômeuses, désertant les fermes des villages et choisissant le travail salarié dans les villes, correspond parfaitement à leur envie de trouver une offre régulière de main-d’œuvre bon marché. Leur attention incessante sur les « marges » signifierait qu’ils et elles trouveront tous les moyens de faire baisser les prix de vente à la ferme, tout en négociant des prix plus élevés dans les supermarchés de détail. En fin de compte, celles et ceux qui perdent sont les gens, les producteurs et productrices ainsi que les consommateurs et consommatrices. Celles et ceux qui résistent seront criminalisées. Une coexistence heureuse de l’élite financière mondiale avec des gouvernements autoritaires signifierait que même les plus hautes institutions (nationales et mondiales) censées surveiller et arrêter les violations des droits humains détourneront le regard. Les milliardaires utiliseraient leurs fondations philanthropiques pour financer des agences qui produisent des « rapports de recherche » et des « journaux scientifiques » pour justifier cette vision d’entreprise de nos systèmes alimentaires. Chaque espace de gouvernance mondiale, où les mouvements sociaux et les membres de la société civile ont fait campagne pour obtenir une place à la table, fera place à des conglomérats d’entreprises qui entreront en scène en tant que « parties prenantes ». Tous les efforts seront faits pour ridiculiser celles et ceux d’entre nous qui défendent la souveraineté alimentaire comme étant non scientifiques, primitifs ou primitives, peu pratiques et idéalistes. Tout cela se produira, tel qu’il s’est produit au cours des deux dernières décennies.
Rien de tout cela n’est nouveau pour nous. Celles et ceux qui sont condamnées aux périphéries de nos sociétés par un système capitaliste cruel et dévorant n’ont d’autre choix que de riposter. Nous devons résister et montrer que nous existons. Il ne s’agit pas seulement de notre survie, mais aussi des générations futures et d’un mode de vie transmis de génération en génération. C’est pour l’avenir de l’humanité que nous défendons notre souveraineté alimentaire.
Cela n’est possible que si nous insistons sur le fait que toute proposition de politique locale, nationale ou mondiale sur l’alimentation et l’agriculture doit s’appuyer sur les principes de la souveraineté alimentaire, telle que définie par les mouvements sociaux. Les jeunes paysan⋅nes, les travailleurs et travailleuses du mouvement mondial doivent mener ce combat. Nous devons nous rappeler que la seule façon de faire entendre notre voix est de nous unir et de construire de nouvelles alliances à l’intérieur et au-delà de chaque frontière. Les mouvements sociaux ruraux et urbains, les syndicats et les acteurs de la société civile, les gouvernements progressistes, les universitaires, les scientifiques et les passionné⋅es de la technologie doivent s’unir pour défendre cette vision de notre avenir. Les femmes paysannes et toutes les autres minorités de genre oppressées doivent trouver une place d’égalité dans la direction de notre mouvement à tous les niveaux. Nous devons semer les graines de la solidarité dans nos communautés et lutter contre toutes les formes de discrimination qui maintiennent les sociétés rurales divisées.
La souveraineté alimentaire propose un manifeste pour l’avenir, une vision féministe qui embrasse la diversité. C’est une idée qui unit l’humanité et nous met au service de la Terre-Mère qui nous nourrit.
Nous sommes uni⋅es pour sa défense.
Mondialisons la Lutte, Mondialisons l’Espoir.
#Pasd’AvenirSansSouverainetéAlimentaire
La Via Campesina
10 octobre 2021
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[1] Paysan⋅ne ici est un terme général utilisé pour reconnaître les travailleurs et travailleuses sans terre, les ouvriers et ouvrières agricoles, les pêcheurs, hommes et femmes, les migrant⋅es, les éleveurs, éleveuses, les artisan⋅es alimentaires.
[2] L’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture
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