Édition du 18 juin 2024

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La France poursuit le torpillage de la taxe sur les transactions financières et s’apprête à approuver l’accord néocolonial de « partenariat économique » avec l’Afrique de l’Ouest

Je ne devrais pas écrire « la France », car dans les deux cas c’est une oligarchie politique liée à celle des multinationales et des banques qui agit, le plus loin possible de la société civile dont les organisations sont unanimes pour dénoncer ces orientations. Vous ne trouverez pas grand-chose sur ces deux enjeux dans les médias dits « de masse ».

(tiré du blogue de Jean Gadrey)

Commençons par la TTF. Il était bien embêté Michel Sapin quand on lui a demandé ce que fabriquait la France (voir cette vidéo). Notre Ministre a en effet proposé au conseil des ministres européens du 9 décembre un « compromis » parfaitement (et délibérément) pourri, et, alors que beaucoup espéraient un accord entre 11 pays qui étaient partants, tout est reporté sine die. La TTF devait être mise en place en janvier 2016, mais les 11 n’ont même pas réussi à fixer un nouveau calendrier de négociations, désormais au point mort.

Comme l’écrivaient le 8 décembre plus de 30 organisations et ONG dans une lettre ouverte à François Hollande, « la France va-t-elle sanctuariser la finance la plus spéculative ? C’est Michel Sapin qui l’a dit : taxer substantiellement les transactions financières, comme le demandent la Commission européenne et le gouvernement allemand, serait « un fantasme dangereux ou un rêve futile » (Les Echos, 3/11). Le gouvernement veut limiter la taxe Tobin européenne aux seules actions et à une infime partie des produits dérivés, épargnant ainsi l’immense majorité des transactions les plus spéculatives. Comme l’indique la presse financière, le gouvernement français veut en fait, au prétexte d’arguments techniques fallacieux, préserver les bénéfices de nos « champions » nationaux, BNP Paribas et Société Générale, leaders mondiaux dans la spéculation sur les dérivés actions. Quitte à se priver de recettes estimées à au moins 9 milliards d’euros par an en France. Quitte aussi à laisser gonfler une bulle spéculative déjà inquiétante. »

Les ONG ont répondu aux explications fumeuses de Michel Sapin dans ce texte daté d’hier, publié sur le site de Challenges. En voici de larges extraits :

« Le modèle que vous proposez n’est pas celui d’une taxe anti-spéculative : vous proposez de taxer une catégorie de dérivés qui ne représentent que 3% du volume mondial, et vous vous êtes bien gardés de dévoiler votre volonté d’épargner le trading haute fréquence, en évitant de taxer les transactions intra-journalières sur actions…

… Nous ne sommes pas dupes ; ni les associations, ni les spécialistes qui voient clair dans vos affirmations. Tous savent que si les négociations échouent, cela sera de votre faute.

Médiapart a révélé aujourd’hui que deux des principaux négociateurs français sur la TTF viennent d’être recrutés par les grandes banques françaises et la Fédération bancaire française qui luttent ardemment contre ce projet : comment pouvez-vous encore espérer faire illusion lorsque vous dites que Bercy veut faire de la TTF un outil de lutte contre la spéculation financière ?

Monsieur le Ministre des Finances, ce sont pourtant des milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires dont vous êtes prêt à priver la France, alors que ces recettes pourraient sauver des millions de malades du sida dans les pays en développement, financer l’adaptation au changement climatique et permettre d’aboutir à un accord ambitieux au sommet sur le climat à Paris en 2015. »

L’APE AVEC L’AFRIQUE DE L’OUEST ADOPTE DEMAIN A BRUXELLES SANS VOTE ET DANS LE SECRET ?

C’est ce qui ressort des informations disponibles sur les travaux du Conseil des Affaires Etrangères de l’UE demain 12 décembre. Autre scandale, autre déni de démocratie, autre manifestation de mépris envers la quasi-totalité des ONG européennes et africaines. Voici le communiqué envoyé aujourd’hui par ces organisations, très nombreuses à avoir signé un appel euro-africain contre ces APE :

Non à la signature de l’Accord de Partenariat Économique UE-Afrique de l’Ouest par le Conseil de l’Union européenne !

Vendredi 12 décembre 2014, le Conseil des ministres des Affaires étrangères européens devra se prononcer sur la signature d’un accord de « partenariat économique » (APE) entre l’Union européenne (UE), les 15 États de la CEDEAO (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) et la Mauritanie. Il s’agit en réalité d’un accord de « libre-échange » visant à supprimer 75% des droits de douane sur les importations venant de l’UE et à limiter la marge de manœuvre des États africains concernant leur politique commerciale.

UN DÉSASTRE POUR LES POPULATIONS D’AFRIQUE DE L’OUEST ET D’EUROPE

Les peuples d’Afrique de l’Ouest, déjà en proie à des enjeux de développement considérables, ont tout à y perdre. Les 12 États classés Pays les moins avancés seront les plus pénalisés car ils ne pourraient plus continuer à taxer les 11,9 milliards d’euros de produits importés de l’UE en 2013 si l’APE était signé puis ratifié, d’où des pertes budgétaires massives qui ne pourront être compensées. Les contreparties financières que promet l’UE sont insignifiantes : pas de financement additionnel au Fonds européen de développement existant, mais un “recyclage” marginal d’autres fonds communautaires déjà programmés.

Surtout, c’est l’ensemble de l’agriculture paysanne et vivrière, la souveraineté alimentaire et tous les projets actuels de transformation locale et de développement de l’industrie régionale qui seront frappés de plein fouet par une concurrence européenne déloyale, destructrice d’emplois, et par une dépendance accrue vis-à-vis des cours des marchés mondiaux. Le développement endogène de la région et les projets d’intégration régionale seront sacrifiés au bénéfice d’une économie tournée vers l’exportation (notamment des ressources naturelles), fortement carbonée, les peuples réduits à importer des produits subventionnés et de qualité douteuse venant concurrencer leurs propres productions.

Cet Accord renforcera une migration massive de populations privées d’avenir dans leur pays, dans une situation où la population d’Afrique de l’ouest fera plus que doubler d’ici 2050, atteignant 807 millions d’habitants (contre 526 millions pour l’UE à la même date), et dans un contexte de réchauffement climatique particulièrement accentué dans cette région.

Du côté européen, cet accord favorisera l’agriculture productiviste, polluante et destructrice d’emplois, au détriment de politiques d’agriculture durable, de souveraineté alimentaire et de transition industrielle écologique. Il encouragera l’importation par l’UE de matières premières brutes plutôt que la réduction des bilans matières de la production européenne.

De nombreuses organisations de la société civile en Europe et en Afrique se mobilisent et ont signé un Appel à la non ratification des APE UE-Afrique.

En accord avec les revendications de cet Appel, nous demandons au Conseil de l’UE de :

 NE PAS SIGNER l’Accord de Partenariat Économique avec l’Afrique de l’Ouest ;

 NE PAS SACRIFIER LES PEUPLES sur l’autel des profits d’une poignée de multinationales prédatrices.

 EXIGER des études d’impact indépendantes ;

 S’ENGAGER en faveur d’Accords de Coopération et de Solidarité (ACS) qui ne soient pas basés, comme le sont les APE, sur un « libre-échange » qui menace les libertés et l’émancipation humaines.

Jean Gadrey

Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d’économie à l’Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S’y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.

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