Après trois mois d’observation sur le terrain à la Constituante nationale de l’Équateur, je me permets ici de consigner un bilan critique de l’expérience et, dans un second temps, quelques pistes de perspectives pour le Québec. Tout d’abord, il convient peut-être d’expliquer, où, dans son parcours historique, se trouve l’Équateur. L’Équateur est à la croisée des chemins, un peu comme le Québec l’était dans les années soixante, entre un régime mafieux et une véritable démocratie au service du peuple. L’on pourrait dire, pour simplifier, que l’Équateur se trouve au moment de sa Révolution tranquille. Cependant, comme la Révolution tranquille québécoise était vraiment un prélude à l’éclosion du mouvement souverainiste, la Révolution citoyenne entreprise par le gouvernement de Correa est un prélude, une transition, qui mènera indubitablement à une autre phase plus achevée de l’expérience équatorienne.
La constitution
Une constitution de transition
Il faut donc voir la nouvelle constitution équatorienne comme une constitution de transition. Cette constitution, en fait, ne contient rien d’éminemment « révolutionnaire » dans une perspective de droit constitutionnel comparé, bien qu’il y ait plusieurs éléments innovants qui méritent d’être soulignés, ce que nous ferons. Avant d’y arriver, il convient tout de même de préciser que dans une perspective interne cependant, cette constitution marquera un tournant indéniable dans l’histoire politique du pays. Tout comme le gouvernement Lesage le faisait en 1960, le gouvernement Correa est en train de mettre en branle un projet de « Maîtres chez-nous ! », un projet de réappropriation du pays par ses habitants, et non par l’extérieur et la mafia interne. Le principal changement, donc, en Équateur, sera la création d’un État social digne de ce nom, qui nationalise certains secteurs et bâtit un État fort.
Renforcement de l’État
Dans les détails, en Équateur, cela signifie, d’une part, mettre la main sur les ressources nationales, affirmer la souveraineté de l’État en ces domaines et ouvrir la porte à la constitution d’entreprises publiques qui chapeautent leur exploitation, puis, d’autre part, affirmer qu’il est du devoir de l’État de réaliser certains services publics, puis de créer un cadre pour leur réalisation. Concrètement, donc, ce qui importe, c’est l’affirmation que les ressources non-renouvelables sont de la propriété de l’État, c’est la loi de récupération de l’usage des ressources pétrolières, c’est la loi minière (mandato minero, qui a force de loi), puis, c’est aussi l’affirmation que l’éducation publique à tous les niveaux, ce qui inclut l’éducation supérieure jusqu’au troisième cycle, sera laïque et gratuite, c’est la dépénalisation du travail informel, le coup de hache donnée dans la précarisation, et bien d’autres éléments.
Innovations dignes d’émulation
Parmi les éléments plus révolutionnaires, dans une perspective comparative, et desquels on peut s’inspirer, on doit premièrement noter un fort courant écologiste, un autre moins bien défini, qui reste à ancrer dans la pratique, celui relatif à la participation citoyenne, puis enfin, un souci transversal d’inclusion qui se décline à l’équatorienne.
Écologie
L’une des innovations les plus significatives de la nouvelle constitution sera la reconnaissance des droits de la nature. La nature devient une personne morale dotée de droits intrinsèques. Pour garantir le respect et la jouissance de ces droits, la constituante a créé un Ombudsman de l’environnement et de la nature, puis un Superintendant environnemental. De plus, l’Équateur a aussi aboli la culture des OGM sur son territoire, avec possibilité d’exception s’il en va de l’intérêt national. Finalement, l’eau devient un droit humain fondamental, la garantie duquel l’État est garant.
Participation citoyenne
(Note : cette section est plus détaillée, puisqu’il s’agit d’un sujet qui m’intéresse particulièrement, les lecteurs moins intéressés pourront lire cette partie entre les lignes, puis sauter à la prochaine partie.)
Les changements qui ont trait à la participation citoyenne sont de trois ordres. Tout d’abord, l’on peut noter l’utilisation de la participation citoyenne indirecte, par la réintroduction du sort pour constituer certaines entités publiques ; puis, dans plusieurs autres secteurs, l’on prévoit une participation citoyenne qui sera définie dans la loi ; enfin, l’on a aussi retouché de manière significative les processus pétitionnels dits d’initiative populaire.
La nouvelle constitution crée deux nouvelles fonctions de l’État, en plus des fonctions classiques (législative, exécutive et judiciaire). Ces deux fonctions sont la fonction électorale et la fonction de contrôle social. La première regroupe en son sein un Conseil National Électoral et un Tribunal du Contentieux Électoral, l’autre comprend un Conseil de Participation Citoyenne et de Contrôle Social et plusieurs entités autonomes de contrôle social et administratif : l’Ombudsman, l’Évaluateur général et les Superintendants.
Les conseillers du CNE, les magistrats du TCE ainsi que l’Évaluateur général seront nommés par des Commissions de sélection qui seront mixtes : chacune des cinq fonctions de l’État y nommera un représentant et un nombre égal de citoyens seront tirés au sort parmi une liste de volontaires. L’idée, en deux mots, c’est de rendre leur sélection plus indépendante des pouvoirs élus. Il s’agit donc d’un petit pas, mais d’un pas intéressant. Notons au passage que l’Équateur, comme le Mexique, a déjà utilisé la sélection aléatoire pour superviser les élections, mais c’est la première fois que l’on crée une fonction électorale dont la sélection des plus hauts dirigeants incorporera l’usage du sort. L’idée de fonction ou de pouvoir électoral existe cependant ailleurs en Amérique Latine (Costa Rica, Venezuela, Nicaragua). Il ne s’agit pas d’un changement révolutionnaire, quoique cela ait une importance certaine dans un État où les élections ont souvent été manipulées, mais sans doute d’une piste de changement qui pourrait être améliorée et bonifiée.
Ensuite, l’on peut noter que la constitution utilise ces organes plus indépendants des pouvoirs élus pour d’autres fonctions : le Conseil National Électoral nommera les membres du Conseil de Participation Citoyenne et Contrôle Social qui chapeaute l’autre fonction ; ce Conseil, à son tour, nommera l’Ombudsman ; il nommera aussi les Superintendants et le Procureur Général, mais au sein d’une liste soumise par le président de la république ; les magistrats de la Cour Constitutionnelle, d’ailleurs renforcée, seront aussi sélectionnés par un comité où l’un tiers de représentants seront nommés par ce Conseil. La constitution oblige aussi le législateur à organiser la participation ou le contrôle citoyen dans la sélection du Conseil de la Magistrature – qui lui-même nommera les 21 membres de la Cour Nationale de Justice (héritière de la Cour Suprême) – des magistrats réguliers, des organes de planification du développement à tous les échelons, des Conseils pour l’égalité et en matière de communication.
La constitution contient aussi un article pour encadrer l’organisation de la participation citoyenne à tous les échelons de l’État. L’on y prévoit la création d’instances de participation composées de représentants élus, des représentants territoriaux des gouvernements supérieurs (régimen dependiente) et de la société. Ces instances ont pour fonction de participer à l’élaboration des plans et des politiques aux différents échelons, d’améliorer l’investissement public et de définir l’agenda de développement, d’élaborer les budgets gouvernementaux de manière participative, de mettre en place des mécanisme garantissant la transparence, la reddition de comptes et le contrôle social, d’initier des processus communicationnels démocratiques et indépendants et de promouvoir la participation citoyenne. Il s’agit donc d’un plan bien ambitieux, qui reste à être défini dans la loi. En plus de ces éléments, notons l’idée originale d’une chaise du peuple dans toutes les sessions des conseils des gouvernements subnationaux. Selon les thèmes abordés, un représentant citoyen l’occupe et participe sans droit de vote aux débats.
La nouvelle constitution renforce aussi les processus pétitionnels face au Parlement. Les citoyens pourront dorénavant proposer des lois ou même des projets d’amendements constitutionnels avec un faible nombre de signatures, 0.25% pour des pétitions proposant l’adoption d’un projet de loi et 1% pour des projets d’amendement constitutionnel. Ce qui est innovateur, cependant, c’est l’obligation qu’a le parlement de délibérer de la proposition, à défaut de quoi, après un délai de six mois ou d’un an, la loi ou l’amendement proposé entre automatiquement en vigueur. Il s’agit donc d’un droit de saisie du Parlement, le forçant à délibérer. De plus, les signatures de 5% des citoyens inscrits au registre électoral suffiront pour provoquer une consultation populaire par référendum au niveau national, tandis que 15% suffiront pour initier un rappel du Président. La constitution prévoit aussi un droit de consultation préalable pour les projets de développements ayant d’importants impacts environnementaux.
Inclusion
L’inclusion est un thème important dans la nouvelle constitution équatorienne. Notons tout d’abord un souci de parité de sexes, obligatoire, dans les organes de la fonction électorale et de la fonction de contrôle social, puis recommandée, dans les organes de la fonction judiciaire. L’alternance hommes-femmes sur les listes électorales est aussi un principe qui existait déjà avant la constitution. Il s’agit donc d’un axe transversal de la constitution équatorienne. Ensuite, un élément fort innovateur qui pourrait être qualifié de révolutionnaire est la représentation des Équatoriens à l’extérieur, qui sont nombreux, puisqu’il y a eu de fortes vagues d’immigration, dans la fonction législative. La constitution crée des circonscriptions spéciales pour les Équatoriens à l’extérieur et six des 124 membres de l’Assemblée nationale seront élus dans ces circonscriptions. Ils voteront également aux élections présidentielles.
Cependant, la massue identitaire de la nouvelle constitution est sans doute le principe de plurinationalité, relatif aux nations indigènes, ainsi qu’aux communautés noires et montubiennes du pays. Ce principe implique des droits politiques spéciaux ainsi que la reconnaissance des langues autochtones. Il ne s’agit pas d’un principe dont les conséquences sont entièrement définies, détaillées, mais plutôt d’un point de départ, dont les ramifications resteront à préciser et ancrer dans la réalité. L’on fait aussi référence dans la constitution a la Pachamama, la Mère Terre, que l’on mentionne aux côtés de la nature, puis, au concept quechua de Sumak Kawsay, c’est-à-dire de Bien Vivre, qui a une acception à la fois sociétale, humaine, mais aussi socionaturelle, c’est-à-dire relative à la société au sein de l’environnement naturel.
Autres changements
Parmi les autres changements, il convient de souligner l’adoption d’une loi qui limite la rémunération à l’intérieur du secteur public à 25 fois la rémunération au salaire minimum du pays. Le président gagne un tel salaire, et maintenant, les hauts fonctionnaires ne pourront gagner davantage que lui. Il s’agit d’une attaque contre la « Bureaucratie dorée » qui s’était installée. Une telle mesure est unique au monde, et met en place une logique qui pourrait être émulée dans d’autres secteurs (OSBL, partenariat public-privés, représentants politiques), voire au niveau sociétal. La constitution a aussi mis en place un système de supervision de la dette publique, avec un Comité de l’endettement et du financement, pour limiter l’endettement. Elle interdit aussi le monopole ou l’oligopole direct ou indirect dans le secteur médiatique et interdit plus spécifiquement toute propriété croisée des médias avec les groupes financiers.
Le processus constitutionnel
Il importe de brosser un rapide portrait de la réalité politique interne du pays pour comprendre pourquoi cette constitution, bien qu’elle contienne des éléments intéressants, reste une constitution de transition.
Tout d’abord, il faut dire que le bloc gouvernemental au sein de l’Assemblée constituante était divisé. Les membres plus révolutionnaires étaient fréquemment tenus en échec par des membres plus conservateurs du bloc. Ils étaient cependant unis face à l’opposition que je n’hésite pas à décrire comme une mafia.
Cependant, la plus grande contrainte venait sans doute du fait que cette constitution doit être adoptée en référendum, et malgré un score impressionnant aux élections de la constituante, l’absence de contrôle de la sphère médiatique rend l’issue du référendum incertaine. La constituante n’avait donc pas les mains libres.
L’une des stratégies utilisées à cet effet a été celle du consensus, interne à l’Assemblée. Le bloc gouvernemental a ainsi réussi à coopter indirectement et partiellement certains membres de l’opposition, et donc à briser son unité. Il y avait donc, dans une assemblée de 130 membres, dont 80 sont du bloc gouvernemental, plusieurs votes en plénière où les résultats étaient supérieurs à 80, presque tous, en fait, et d’autres même dépassaient 90, voire 100. Ce consensus, naturellement, limite la portée révolutionnaire du projet équatorien.
Un autre élément contraignant pour l’assemblée est politique : bien qu’il existe une séparation partielle du pouvoir constitutionnel et législatif, car le mandat de l’Assemblée est avant tout constitutionnel, plusieurs sinon tous les membres de l’Assemblée aspirent à être élus députés dans la prochaine législature, sinon, mieux, à être nommé ministre. Cette volonté dépend de Rafael Correa, le Président, et de ses associés, qui ont exercé un indéniable effet conservateur – ou peut-être peureux, frileux – sur les décisions de la Constituante.
À ces éléments s’ajoute aussi une colonisation intellectuelle, cette peur d’innover, surtout venant de cette droite non-révolutionnaire du bloc, qui empêchait, réellement, les propositions plus radicales et structurelles de passer. Cependant, l’on peut néanmoins dire que si la constitution stabilise le pays et met en branle un processus de renforcement de l’État, en plus des quelques graines de révolution qui ont été semées, ce sera déjà ça de gagné.
Les leçons pour le Québec
Les leçons pour le Québec seraient, je le crains, fort nombreuses. Je me contenterai ici de proposer quelques avenues pour les partis plus nouveaux qui ont flirté avec l’idée de constituante, ou qui la proposent. Tout d’abord, il faut dire que l’idée d’une constituante élue ne tend pas à être très révolutionnaire, pour les raisons évoquées plus haut. J’aurais donc tendance à dire qu’il serait mieux de tenter d’innover et de mettre en place une constituante d’un type nouveau.
Une constituante mixte
L’on pourrait, par exemple, créer une constituante mixte : 100 élus, 100 citoyens sélectionnés de manière aléatoire, 25 représentants d’organisations de la société civile tirés au sort et 25 professeurs universitaires ou collégial tirés au sort. Une telle constituante aurait l’avantage de mieux représenter le peuple, les forces politiques, les forces vives et les cerveaux du Québec. Évidemment, l’on pourrait penser que tous ne devraient pas avoir droit de vote, les profs et les représentants de mouvements sociaux (puisque tous ne sont pas éligibles), mais il n’est pas non plus inconcevable, à mon avis, de les incorporer pleinement, puisqu’ils sont sélectionnés de manière aléatoire, et de créer une assemblée avec 250 votants.
Il serait aussi recommandable de stratifier les trois derniers groupes, pour assurer que les sexes, les groupes d’âges et les régions soient équitablement représentés dans le premier groupe ; que les organisations économiques (syndicats, patronats, etc.), sociales, culturelles, politiques (droits humains, droits politiques, etc.) et écologiques soient équitablement représentés dans le second groupe ; puis que les spécialisations de sciences humaines, de sciences de la nature, et des arts, lettres, philosophie, etc. les soient dans le dernier.
Conditions de succès
La constituante devrait susciter des délibérations larges au sein de la population, puis, après avoir recueilli les propositions de tous et chacun, délibérer pour faire une première proposition de constitution. Cette première proposition devrait être soumise à une seconde consultation, pour vérifier si cela correspond vraiment à la volonté de la population, tout d’abord, puis pour modifier la proposition initiale en conséquence si ce n’est pas le cas, mais aussi pour améliorer, approfondir, remanier certaines dispositions. C’est ce que j’appelle « la double consultation », que l’on peut assimiler à la double lecture que l’on fait en chambre parlementaire pour les projets de lois.
Ensuite, l’Assemblée devrait pouvoir jouir du temps jugé nécessaire pour accomplir sa mission. Bien sûr, certains me diront que faire une constitution ne requiert pas trop de temps, et je suis d’accord, si l’on sait où l’on va et que l’on n’envisage pas d’explorer certaines avenues innovatrices, cependant, si l’on désire explorer certaines de ces avenues, il serait peut-être préférable d’ouvrir la porte à ce qu’elles puissent être pesées de manière sereine. L’on a vu en Équateur comment la constituante a « butché » la finale, sans véritable débat de fond, sur les derniers éléments de la constitution, parce qu’ils étaient coincés dans le temps. La situation était si tendue que cela a mené à la démission de son premier président, Alberto Acosta, qui était d’avis qu’une extension était nécessaire.
Un problème se pose ici, celui de la relation de cette Constituante avec les pouvoirs élus. En Équateur, l’on a doté l’Assemblée constituante des pleins pouvoirs, puis l’on a dissous le congrès, reçu la démission du président, réinstitué le président et assumé les pouvoirs législatifs. Au Québec, il serait impossible d’attribuer le pouvoir législatif à une telle Assemblée Constituante, ce qui implique de deux choses l’une : que ses membres ne pourront qu’être députés ou membres de la constituante, ou qu’ils pourraient cumuler les deux fonctions. Les deux solutions sont imparfaites, mais j’aurais tendance à préférer la dernière, pour garantir que les membres de l’assemblée ne soient pas des politiques de seconde classe. Cela m’amène cependant à une seconde possibilité, j’admettrai, fort originale, mais que l’on peut considérer comme exploratoire : une constituante bicamérale.
Une Constituante bicamérale
L’idée serait, simplement, d’élire une Assemblée Nationale Constituante, puis, à ses côtés de créer une Assemblée Citoyenne Constituante. La première exercerait un mandat législatif et constitutionnel, tandis que la seconde exercerait un simple mandat constitutionnel. Les deux assemblées auraient cependant un pouvoir égal en matière constitutionnelle. Ce qui implique deux possibilités : la première est qu’elles s’entendent sur une proposition commune de constitution. La seconde est qu’elles diffèrent, et donc qu’elles puissent chacune proposer un projet différent de constitution. C’est évidemment cette seconde possibilité qui pose plus problème, car elle implique un mode de scrutin différent pour son adoption. Cependant, ce n’est pas si compliqué. Le mode de scrutin qui devrait être utilisé serait un scrutin préférentiel où les citoyens indiqueraient, en ordre de préférence, leurs choix constitutionnels : proposition de l’Assemblée Nationale, de l’Assemblée Citoyenne ou le statu quo. Le scrutin préférentiel permet de déterminer l’option préférentielle du peuple, qui serait celle retenue.
L’autre question est celle de sa composition. Elle pourrait être constituée de 100 citoyens sélectionnés de manière aléatoire et stratifiée, puis de 25 autres membres choisis par ces derniers. Les 25 membres spéciaux pourraient avoir ou non droit de vote, mais dans tous les cas, je crois qu’il serait sage qu’un minimum d’entre eux proviennent des groupes de la société civile, et qu’un minimum, aussi, du monde académique. Neuf de chaque groupe me semblerait équilibré. Il serait concevable, de plus, que certains d’entre eux puissent même venir de l’extérieur (ou n’avoir pas la citoyenneté québécoise), mais s’ils ne résident pas au Québec, ils ne devraient cependant pas avoir droit de vote. Cela permettrait de recruter des compétences particulières. Naturellement, les membres citoyens auraient droit à une équipe de travail pour les épauler, ils pourraient même être sélectionnés un an à l’avance et se voir offrir une bourse d’étude pour perfectionner leurs compétences dans le domaine de leur choix pendant cette année.
Il existe, malheureusement pour les lecteurs fatigués – ça achève –, deux dernières options, mais qui sont plus radicales.
Une Constituante citoyenne
La première consisterait à créer une Constituante Citoyenne ad hoc similaire à cette Assemblée Citoyenne Constituante. Elle serait cependant la seule à faire une proposition à la population. Le gouvernement pourrait néanmoins lui soumettre ses avis, recommandations, voire un projet initial de constitution pour lancer le débat. Cependant, c’est la Constituante Citoyenne qui déciderait.
Une Assemblée citoyenne permanente
La seconde, elle, serait de créer une Assemblée Constitutionnelle permanente, qui serait similaire à celle susmentionnée, mais dont les membres seraient périodiquement renouvelés. La permanence d’une telle Assemblée n’implique pas qu’elle siège en permanence, elle pourrait hiberner durant des hivers constitutionnels, cependant, cela implique quelle puisse se saisir et délibérer si elle juge qu’il y a matière à changer la constitution. Cette Assemblée pourrait donc être très active au début, hiberner, puis se re-saisir lorsqu’un été constitutionnel se pointe à l’horizon (ou un été indien…).
En plus du pouvoir d’initier un référendum pour réformer ou amender la constitution, une telle assemblée pourrait initier un référendum pour proposer un changement structurel au pays, que ce changement ait ou non une dimension constitutionnelle. Pensons à la nécessité d’ancrer la participation citoyenne aux différents niveaux du gouvernement et aux changements structurels qui doivent être entrepris pour faire face à la crise écologique qui nous rattrape. Pensons à la question linguistique, et à l’opportunité de mettre en place un large projet de francisation sur le long terme. Pensons à la crise identitaire qui a frappé le Québec, et à la nécessité, selon certains, de définir et d’énoncer nos valeurs. Toutes ces questions, qui sont structurelles, et pour lesquelles une perspective de long terme est nécessaire, pourraient faire l’objet de délibérations au sein d’une telle assemblée, puis, si elle le juge bon, d’une proposition référendaire sur laquelle le peuple serait amené à se prononcer.
Ces quatre options, donc, la Constituante mixte, la Constituante bicamérale, la Constituante citoyenne et l’Assemblée citoyenne permanente, s’ajoutent aux autres propositions plus conservatrices-imitatrices, qui sont de reléguer la tâche à l’Assemblée nationale (PQ), ou de créer une Constituante séparée, mais élue (QS).
Pourquoi incorporer une dimension citoyenne à une Constituante ?
Il me semble ici nécessaire d’expliquer pourquoi il me semble opportun de considérer ces options, si ce n’est déjà clair. Lorsque l’on discute de se doter d’une constitution, les élus sont, en quelque sorte, en conflit d’intérêt. Il s’agit, en effet, de discuter du système dans lequel, eux, œuvrent. Leurs intérêts immédiats entrent en conflit, inévitablement, avec la perspective structurelle dont il est question. En revanche, les citoyens sélectionnés de manière aléatoire, eux, sont indépendants des politiques, ils peuvent considérer changer des choses qui les dérangent. Cela n’est pas dire que les politiques ne doivent pas avoir voix au chapitre, mais plutôt qu’ils ne doivent pas avoir toute la place, ni même peut-être plus qu’une voix sans droit de vote.
L’un des exemples frappants de ce type de problème est la question du mode de scrutin au Québec. L’on peut être pour ou contre, mais il faut reconnaître que les grands partis politiques élus sous l’empire de l’actuel mode de scrutin ne sont pas objectifs lorsqu’il en vient de considérer d’ouvrir la porte de l’Assemblée nationale aux verts et aux solidaires. Le PQ les voit comme des compétiteurs, à tort ou à raison, car ce sont peut-être davantage des partenaires, tandis que le PLQ et l’ADQ n’ont pas intérêt à avoir des gens de gauche et des écologistes critiquer leurs positions idéologiques et les intérêts qu’ils défendent.
Cela m’amène à l’autre problème des dits élus : ces derniers sont élus, certes, mais ils ne dépendent cependant pas que de la volonté citoyenne. Ils dépendent aussi de ceux qui financent leurs partis, leurs campagnes politiques ; ils sont soumis aux pressions des lobbies organisés, qui s’organisent mieux s’ils ont plus d’argent ; puis, enfin, ils dépendent des médias, propriétés privées financés par des publicités payées par les grandes entreprises. Les élus sont donc, en un mot, placés entre le peuple et le capital. Ils sont donc en conflit d’intérêt structurel ; certains, moins polis, diront que notre système de représentation est un système de corruption organisée, que les élus sont structurellement corrompus. Et qui légifère dans les champs électoraux et médiatiques, qui légifère en matière de lobbying ? Les élus. Il y a ici un problème.
Une proposition de structure institutionnelle
Pour le régler, une solution serait simplement de créer, après avoir mis en place une telle Assemblée constitutionnelle, une seconde chambre citoyenne du Parlement, sélectionnée de manière similaire, et qui aurait pour fonction de légiférer dans les matières susmentionnées : élections, médias, lobbying. Une telle Assemblée pourrait aussi avoir le pouvoir de proposer des lois, et celui d’opposer un veto constructif aux lois proposées par l’Assemblée nationale. Elle pourrait aussi avoir le pouvoir d’évaluer périodiquement le gouvernement et d’initier un rappel si elle le juge défavorablement en vue de sa plateforme politique et de ses promesses électorales. Elle pourrait aussi proposer directement des politiques au gouvernement, à la sphère exécutive, et se prononcer a priori lorsqu’il s’agit de décisions qui font parfois partie de la sphère autonome de l’exécutif, comme l’entrée en guerre ou la signature de traités internationaux. Elle pourrait même s’opposer à une action gouvernementale, en geler l’application, jusqu’à temps que le gouvernement change d’avis ou à tout le moins réponde aux objections posées par cette Assemblée citoyenne. Elle pourrait aussi nommer les hauts fonctionnaires des corps étatiques qui gèrent les élections, les médias, qui exercent un contrôle administratif ou social (ombudsman et évaluateur général), et avoir son mot à dire en matière de nomination des représentants de l’État dans la sphère internationale, qui est, présentement, hors d’atteinte des citoyens ordinaires. Naturellement, les plus critiques de ces pouvoirs devraient être soumis à des contrepoids ou à des majorités qualifiées pour éviter des dérives ou des blocages indus.
Il reste un autre problème, celui du pouvoir judiciaire, qui requiert un troisième organe, une Cour constitutionnelle citoyenne. Cet organe nommerait la moitié des juges de la Cour suprême, tandis que les pouvoirs élus nommeraient l’autre moitié. Lorsqu’il y aurait des questions d’interprétation constitutionnelle, cette Cour pourrait être saisie, et les juges de la Cour suprême devraient alors plaidoyer leurs opinions constitutionnelles ; la Cour citoyenne voterait sur leurs opinions. La seconde chambre citoyenne du Parlement pourrait aussi proposer un Code d’éthique politique, qui s’appliquerait aux élus, et cette Cour serait donc amenée à voter sur les opinions des juges de la Cour suprême dans les affaires politiques, en matière de corruption, de haute trahison, et des autres cas définis dans le Code.
Notons ici que ces deux dernières propositions devancent un peu mon propos. Ils illustrent cependant le genre de proposition qui pourrait être considéré par une Assemblée constitutionnelle, une Constituante citoyenne, ou une constituante mixte ou bicamérale ayant une dimension citoyenne. Notons au passage que les chances de voir débattre sérieusement d’une telle proposition par une Constituante élue sont relativement nulles. C’est pourquoi, en fin de compte, la nature de la Constituante elle même, conditionnera, finalement, la Constitution.
Parce que je veux une démocratie participative qui ne soit pas que consultative, ou qu’implantée aux niveaux inférieurs de l’État, municipaux et régionaux, je crois que l’utilisation de la sélection aléatoire, une forme de participation indirecte, est le meilleur moyen d’accéder aux sphères supérieures, nationales, de l’État. La sélection aléatoire, parce qu’elle inclut potentiellement tous les citoyens, mais qu’elle n’en sélectionne qu’un échantillon, est un processus de participation indirecte.
Il s’agit cependant d’un processus éminemment participatif. Les corps citoyens auront comme obligation de provoquer une délibération sociétale plus large sur les questions de nature structurelles ou constitutionnelles qui précèdent la tenue d’un référendum ou lorsqu’il s’agit de faire des changements majeurs dans les domaines électoral, médiatique et de lobbying. Il ne s’agira cependant pas de consulter la population de manière verticale, gouvernants-gouvernés, mais bien d’une consultation horizontale, de citoyens à citoyens, ce qui diffère grandement. C’est pourquoi je la qualifie non pas de consultation, mais bien de délibération. Il s’agit donc d’un processus éminemment participatif, et égalitaire, fondée sur une conception égalitaire des citoyens, sur une conception proprement citoyenne de la démocratie.
Ceci dit, donc, il importe de souligner que la fonction de ce grand jury citoyen n’est pas tant de décider, de mener l’État, mais bien d’évaluer les propositions citoyennes, celles de mouvements organisés, des intellectuels et des académiques, et de sélectionner celles qu’ils croient la meilleure, voire d’innover sur le fondement de leurs consultations, et de formuler une proposition originale qui conjugue certains intérêts ou fusionne certaines perspectives. En ce sens, l’on pourrait apparenter de telles instances citoyennes à des jurys politiques.
Rappelons finalement que la légitimité politique, démocratique de telles instances ne se fonde pas sur la délégation de pouvoir, forcée, comme dans les systèmes représentatifs, mais bien sur la représentativité sociodémographique. Une instance citoyenne, parce qu’elle est sélectionnée de manière aléatoire et stratifiée, représente en miniature le corps sociétal. L’on oppose donc ici une légitimité mixte, élitiste dans l’accession réelle aux fonctions de représentation, mais fondée sur une base populaire par le biais du suffrage universel des adultes, à une légitimité démocratique, fondée sur l’égalité des citoyens.