Jamais les échanges commerciaux entre la Chine et l’Afrique, en hausse de 89% en deux ans, n’ont atteint de tels records. Pékin inonde de ses produits les marchés du continent noir tout en s’y approvisionnant en minerais. En quête de ressources énergétiques, l’empire du Milieu multiplie les investissements dans les pays du Sud, mais il aimerait ne pas établir de rapports de type colonial avec les Etats qui lui fournissent ses matières premières. Sans toujours y parvenir…
Se CLASSANT elle-même parmi les pays en développement, la Chine promet aux pays du Sud qu’elle ne reproduira pas lescomportements prédateurs des anciennes puissances coloniales. Lors du 4e Forum de coopération Chine-Afrique, qui s’est ouvert à Pékin le 19 juillet dernier, le président Hu Jintao a donc indiqué : « La Chine est le plus grand des pays en développement, et l’Afrique, le continent qui en compte le plus grand nombre. (…) Les peuples chinois et africains nouent des rapports d’égalité, de sincérité et d’amitié, et se soutiennent mutuellement dans leur développement commun [1]. » Certains pays pauvres connaissent en effet la « malédiction des ressources naturelles » : ils ont à leur tête des régimes autoritaires préoccupés de la rente minière et maintenus en place par des forces de sécurité grassement rémunérées. De leur côté, les principaux pays acheteurs n’échappent pas à une « malédiction des ressources inversée », sitôt qu’ils deviennent complices de la survie d’Etats autocratiques [2]. Plus l’on dépend des matières premières de ses fournisseurs, plus l’on est amené à assurer la survie de leurs gouvernements.
Ce schéma a prévalu dans les relations entre les Etats-Unis et les monarchies pétrolières du Golfe, par exemple. Le président Franklin Delano Roosevelt (1933-1945) éprouvait une aversion profonde pour l’impérialisme et le féodalisme. Néanmoins, une fois alerté par ses conseillers du faible niveau des réserves américaines de pétrole et de la nécessité de trouver une autre source d’approvisionnement, il accepta durant la seconde guerre mondiale de se rapprocher de l’Arabie saoudite, alors seul producteur du Proche-Orient à échapper au contrôle britannique. Lorsque Roosevelt rencontra le roi Abdelaziz Ibn Saoud, en février 1945, il conclut avec lui un arrangement informel : les Etats-Unis assureraient la protection militaire du royaume en échange d’un accès exclusif à son pétrole [3].Même si ses termes ont été modifiés depuis – les champs pétrolifères appartiennent dorénavant à la famille royale, pas à des sociétés américaines –, cet accord demeure l’un des piliers de la politique de Washington dans la région.
S’ils avaient le choix, les Etats-Unis préféreraient sans doute acheter tous leurs hydrocarbures à des pays amis, stables et sûrs, comme le Canada, le Mexique, le Royaume-Uni ou d’autres membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Mais les dures réalités de la géologie les en empêchent. La majorité des gisements se situent en Afrique, au Proche-Orient et dans l’ex-Union soviétique. Selon le géant BP (ex-British Petroleum), 80% des réserves pétrolières se situent hors zone OCDE [4]. Washington s’est donc fourni ailleurs, auprès de nations instables, se mêlant des politiques locales, négociant des alliances avec les dirigeants en place et confortant sa tranquillité énergétique par diverses formes d’assistance militaire.
Au début du Xxe siècle, pour s’assurer le contrôle de pays riches en pétrole, charbon, caoutchouc et divers minerais, et pour en faciliter l’extraction, les grandes puissances impériales ont créé ou franchisé de gigantesques compagnies de droit public ou privé. Après les indépendances, celles-ci ont poursuivi leurs activités, forgeant souvent des relations solides avec les élites locales et pérennisant la position dont elles bénéficiaient sous administration coloniale. C’est le cas de BP (originellement Anglo-Persian Oil Company), du français Total (fusion de diverses sociétés pétrolières d’Etat), ou encore de l’Ente Nazionale Idrocarburi (ENI, dont fait partie l’Agenzia Generale Italiana Petroli [AGIP]).
Prêts avantageux, projets prestigieux... les dirigeants recourent aux grands moyens pour séduire le continent noir
Les Chinois, eux, aimeraient échapper à ce schéma historique [5]. Lors du dernier Forum de coopération Chine-Afrique, le président Hu a annoncé un prêt de 20 milliards de dollars sur trois ans aux pays africains pour l’agriculture, les infrastructures et les petites entreprises. Les hauts responsables chinois excluent toute ingérence dans les affaires intérieures des pays fournisseurs. Mais Pékin peine à échapper à l’engrenage expérimenté avant lui par le Japon et par les puissances occidentales.
Jusqu’en 1993, la Chine a pu se contenter de ses propres ressources pétrolières. Mais, par la suite, ses achats d’or noir se sont envolés, passant de 1,5 million de barils par jour en 2000 à 5 millions en 2010, soit une hausse de 330 %. Si les prévisions actuelles se vérifiaient, ils atteindraient 11,6 millions de barils par jour en 2035. Avec l’expansion rapide du parc automobile, certains analystes prédisent même, d’ici 2040, une consommation à peu près équivalente à celle des Etats-Unis [6]. Mais, alors que ces derniers pourraient subvenir aux deux tiers de leurs besoins (en comptant la production du Canada voisin), la Chine ne couvrirait qu’un quart de sa consommation avec ses propres ressources. Elle devra donc trouver le reste en Afrique, au Proche-Orient, en Amérique du Sud et dans les pays de l’ex-Union soviétique.
Si Pékin maintient son objectif de tripler sa production d’électricité en vingt-cinq ans, les importations de gaz, qui n’existaient pas en 2005, vont, elles, atteindre 87 milliards de mètres cubes par jour en 2020, principalement en provenance du Proche-Orient et d’Asie du Sud-Est, sous forme de gaz naturel liquéfié, et de Russie et du Turkménistan, par gazoduc [7]. La Chine pourrait satisfaire ses besoins en charbon, mais des goulets d’étranglement dans la production et le transport font qu’il est plus efficace économiquement pour les provinces côtières, en plein essor, de le faire venir d’Australie ou d’Indonésie.
Inexistantes en 2009, les importations atteignaient 183 millions de tonnes deux ans plus tard [8]. La demande de minerais importés (fer, cuivre, cobalt, chrome, nickel…), indispensables à l’électronique de pointe et à la fabrication d’alliages à haute résistance, augmente elle aussi.
A mesure que cette dépendance s’accroît, la pérennisation des approvisionnements s’impose comme la préoccupation majeure des dirigeants. « Le devoir de la Chine, a ainsi déclaré M. Le Yucheng, vice-ministre des affaires étrangères, est d’assurer une vie décente à ses 1,3 milliard d’habitants. Vous pouvez imaginer le défi que cela représente et la pression énorme que cela fait peser sur le gouvernement. Je crois que rien ne compte davantage. Tout le reste doit être subordonné à cette priorité nationale [9]. » Renforcer les liens avec les fournisseurs internationaux de matières premières devient donc un objectif central de la politique étrangère.
Prêts avantageux, projets prestigieux... les dirigeants recourent aux grands moyens pour séduire le continent noir Les autorités sont conscientes des risques de rupture d’approvisionnement pouvant résulter de guerres civiles, de changements de régime ou de conflits régionaux. Pour s’en prémunir, la Chine, empruntant le chemin tracé de longue date par les Occidentaux, s’est efforcée de diversifier ses sources, de développer des relations politiques avec ses principaux fournisseurs et de prendre des participations dans les gisements de minerais et d’hydrocarbures. Ces initiatives bénéficient du soutien de toute l’administration : les banques d’Etat, les sociétés nationales, le corps diplomatique, l’armée [10].
Dans le cas du pétrole, le gouvernement a pressé les compagnies d’Etat China National Petroleum Corporation (CNPC), China Petrochemical Corporation (Sinopec) et China National Offshore Oil Corporation (Cnooc) d’investir dans les champs pétrolifères à l’étranger, en partenariat avec les sociétés nationales locales comme Saudi Aramco, Petróleos de Venezuela SA (PDVSA) ou la Sociedade Nacional de Pétróleos de Angola (Sonangol). Même politique dans l’industrie minière, où des compagnies d’Etat telles que China Minmetals Corporation (CMC) et China Nonferrous Metals Int’l Mining (CNMIM) ont multiplié leurs investissements dans des mines à l’étranger.
Afin de favoriser ces opérations, les dirigeants ont engagé de grandes manœuvres diplomatiques, souvent accompagnées de la promesse d’avantages, de prêts à faible taux d’intérêt, de dîners somptueux à Pékin, de projets prestigieux, de complexes sportifs et d’assistance militaire. Ils ont accordé au gouvernement angolais un prêt avantageux de 2 milliards de dollars, pour « faciliter » l’acquisition par Sinopec de la moitié d’un forage offshore prometteur. Ils ont prêté 20 milliards de dollars au Venezuela pour « aider » les tractations laborieuses entre la CNPC et PDVSA [11]. D’autres pays, dont le Soudan et le Zimbabwe, ont reçu un soutien militaire en contrepartie de l’accès à leurs richesses naturelles.
Ce genre d’arrangements conduit inévitablement Pékin à s’impliquer de plus en plus dans les affaires politiques et militaires des Etats concernés. Au Soudan, la Chine, soucieuse de protéger les investissements de la CNPC, a été accusée d’aider le régime brutal de M. Omar Al-Bachir en lui fournissant à la fois des armes et un soutien diplo matique à l’Organisation des Nations unies (ONU). Elle est « le plus gros investisseur au Soudan, rapportait l’International Crisis Group en juin 2008.
Sa volonté de protéger ses investissements et d’assurer sa sécurité énergétique, combinée à sa traditionnelle politique de non-ingérence, a contribué à mettre le Soudan à l’abri des pressions internationales [12]
Dernièrement, les Chinois ont réduit leur soutien à M. Al-Bachir. Surtout depuis la création du nouvel Etat indépendant du Soudan du Sud, où se trouve l’essentiel du pétrole [13].
Oubliant peut-être que la Chine n’est pas elle-même un modèle de gouvernement démocratique et intègre, on a également critiqué le soutien de Pékin à des régimes autoritaires ou corrompus tels que ceux de l’Iran et du Zimbabwe. Militaire, l’aide au régime iranien est aussi diplomatique, en particulier aux Nations unies, où Téhéran a été placé sous surveillance. Au Zimbabwe, la Chine aurait aidé le régime répressif de M. Robert Mugabe en armant et en entraînant ses forces de sécurité.
Dans l’espoir d’obtenir en retour des terres cultivables, du tabac, des minerais précieux.
Même dans le cas de pays moins isolés sur la scène internationale, Pékin a tendance à traiter avec les sociétés nationales des gouvernements partenaires, contribuant inévitablement à enrichir les élites locales plutôt que le reste de la population, qui bénéficie rarement des retombées de ces accords. En Angola, des liens étroits ont été noués avec la Sonangol, société d’Etat contrôlée par des personnalités proches du président José Eduardo dos Santos. Si les principaux cadres de l’entreprise en profitent, la majorité des Angolais, eux, survivent avec moins de 2 dollars par jour [14]. Chevron, ExxonMobil et BP continuent eux aussi à négocier avec le régime angolais, et avec d’autres du même type.
Même si la nature tyrannique ou féodale des régimes avec lesquels elle traite ne la tourmente pas exagérément, la Chine aimerait se racheter une conduite en accordant des aides aux petits agriculteurs et autres entrepreneurs des classes les moins favorisées. Dans les régions où elle est très impliquée, comme en Afrique subsaharienne, elle a massivement investi dans la construction de chemins de fer, de ports et d’oléoducs.
Toutefois, en attendant de profiter un jour à d’autres secteurs d’activité, ces infrastructures servent principalement les besoins des compagnies minières et pétrolières associées.
« A première vue, l’appétit chinois pour les richesses naturelles apparaît comme une bénédiction pour l’Afrique », estime un rapport commandé par la commission développement du Parlement européen [15].Pékin aurait en effet contribué à la croissance économique du continent. Un examen approfondi révèle néanmoins une image plus contrastée. En 2005, seuls quatorze pays, tous producteurs de pétrole et de minerais, avaient une balance commerciale positive – principalement basée sur l’exportation de matières premières – avec la Chine. Trente, qui affichent une balance commerciale déficitaire, sont inondés de textiles chinois et d’autres biens de consommation bon marché, au grand dam des producteurs locaux.
Dans les échanges sino-africains, le fossé entre pays gagnants et perdants s’est donc considérablement élargi, provoquant çà et là un vif ressentiment. Le rapport conclut : « Pour la majorité des pays africains, le discours chinois sur le développement a suscité de grandes espérances, mais n’a pas créé les conditions d’une croissance économique durable. » Si la Chine continue à placer l’accès aux matières premières au-dessus de tout le reste, elle se comportera chaque jour davantage comme les anciennes puissances coloniales, se rapprochant des « gouvernements rentiers » des pays abondamment dotés en richesses naturelles, tout en faisant le minimum pour le développement général. Le président sudafricain Jacob Zuma n’a pas manqué de le relever lors du forum de juillet dernier : « L’engagement de la Chine pour le développement de l’Afrique » a surtout consisté à « s’approvisionner en matières premières » ; une situation qu’il juge « intenable sur le long terme » [16].
Mais tout changement significatif dans les relations commerciales entre Pékin et l’Afrique – ou les pays en développement en général – nécessitera une transformation profonde de la structure économique chinoise, un basculement des industries énergétivores vers des productions plus économes et vers les services, des énergies fossiles vers les énergies renouvelables. Les dirigeants semblent conscients de cet impératif : le XIIe plan quinquennal (2011-2015) met l’accent sur l’essor de moyens de transport alternatifs, des énergies renouvelables, des nouveaux matériaux, des biotechnologies et d’autres activités propices à un changement de cette nature [17]. Sans lequel les dirigeants chinois risquent de s’enferrer dans des relations peu reluisantes avec les pays en développement.