21 avril 2024
Nous identifions d’abord certaines limites de l’hypothèse influente du « techno-féodalisme » pour expliquer les changements politicoéconomiques contemporains, et nous adoptons plutôt le cadre du « capitalisme algorithmique » qui nous apparait plus apte à rendre compte des développements actuels. Deuxièmement, nous examinons les nouveaux rapports capital-travail engendrés par la montée des plateformes et par la prolifération du « travail digital », en nous concentrant surtout sur des espaces du Sud global. Nous nous penchons ensuite sur une nouvelle modalité de transfert de valeur du Sud global vers le Nord sous la forme de l’extraction de données rendue possible par le déploiement d’infrastructures de technologies numériques dans des pays du Sud. Finalement, nous discutons brièvement de la rivalité sino-américaine et nous faisons appel au concept de « périphérisation » afin d’explorer quelques tensions, déplacements et continuités dans l’économie politique internationale, de la période du capitalisme néolibéral à celle du capitalisme algorithmique.
L’économie politique de l’IA et des algorithmes : une logique féodale ou capitaliste ?
Comment conceptualiser le contexte historique du déploiement accéléré des technologies d’IA ? L’économiste Cédric Durand a formulé une théorisation des transformations contemporaines de l’économie politique du numérique qui a réveillé l’économie politique hétérodoxe de son sommeil dogmatique et qui exerce une grande influence au sein de la gauche[2]. Sa conceptualisation « technoféodale » de l’économie politique contemporaine constitue une contribution d’une grande valeur, mais elle souffre également de limites importantes. Le concept de technoféodalisme met l’accent sur les intangibles[3] et sur les déplacements qu’ils occasionnent dans l’organisation de la production, de la distribution et de la consommation. Selon cette hypothèse, le durcissement des droits de propriété intellectuelle, la centralisation des données et le contrôle oligopolistique de l’infrastructure sociotechnique au cœur du déploiement des technologies algorithmiques et du pouvoir économique des grandes plateformes participent tous à la formation d’une vaste économie de rentes structurée autour de relations de dépendance de type « féodal ».
Les configurations économiques technoféodales sont largement répandues, selon Durand. D’une part, elles s’expriment dans les relations de travail : « Alors que la question de la subordination se trouve au cœur de la relation salariale classique, c’est le rapport de dépendance économique qui est prééminent dans le contexte de l’économie des plateformes[4] ». Durand détecte une dynamique de dépendance non capitaliste dans un contexte où la gestion par les plateformes d’une myriade de travailleuses et travailleurs dispersés subvertit les formes contractuelles d’exploitation du travail salarié. D’autre part, des dynamiques « féodales » se déploient également dans les relations entre différents capitaux : « L’essor du numérique bouleverse les rapports concurrentiels au profit de relations de dépendance, ce qui dérègle la mécanique d’ensemble et tend à faire prévaloir la prédation sur la production[5] ». Malgré la diversité des innovations, notamment autour de l’IA, lesquelles se multiplient à un rythme accéléré, il peut sembler tentant d’aller plutôt vers la notion de féodalisme étant donné la tendance lourde à la stagnation de la productivité et de la croissance économique.
La terminologie féodale identifie certes des changements importants dans les relations fondamentales du capitalisme, mais elle crée à notre avis un cadre conceptuel anachronique qui souffre de limites importantes, surtout lorsqu’il s’agit d’analyser le moment contemporain du déploiement de technologies algorithmiques et de l’IA dans une perspective globale. Premièrement, le terme génère une conception du changement sociohistorique eurocentriste en situant les développements contemporains dans un cadre conceptuel qui reproduit l’expérience historique européenne. Deuxièmement, et de façon reliée, le cadre conceptuel « néoféodal » ignore ainsi comment le capitalisme s’est développé à l’échelle mondiale à partir d’une articulation interne de formes hétérogènes de travail et de marché, d’exploitation et d’extraction, en particulier en rendant l’existence de formes marginales et subordonnées en périphérie indispensable pour le maintien de formes capitalistes plus typiques au centre. Troisièmement, le modèle mène à une conception réductionniste de la transition en niant son contenu concret. Dans l’analyse d’un processus en cours, il est problématique de recourir à des débats sur la transition du féodalisme au capitalisme alors que ceux-ci portent sur des modes de production pleinement constitués sur le plan historique. Cela risque de mener à un raisonnement tautologique, où des caractéristiques soi-disant « non capitalistes » de la nouvelle économie sont étiquetées a priori comme « féodales », pour ensuite en faire dériver un modèle « technoféodal ». Pour ces raisons, la référence au féodalisme européen est davantage une allusion, une métaphore, certes très évocatrice, mais sans véritable pouvoir explicatif[6] : il s’agit davantage par cette notion de signaler des changements économiques contemporains sous le sceau d’un sentiment général de « régression ».
Il faut à notre avis inscrire la récente vague de changements sociotechniques dans un cadre qui permet de saisir les reconfigurations globales et les combinaisons émergentes entre anciennes et nouvelles formes d’accumulation. Plutôt qu’un « retour vers le futur » féodal, nous soutenons que les transformations contemporaines représentent un nouveau stade du développement capitaliste, le capitalisme algorithmique[7], au sein duquel une logique d’exploitation/extraction capitaliste déploie des mécanismes rentiers et de nouvelles formes de dépendance[8]. Comme nous l’ont rappelé entre autres Nancy Fraser, David Harvey et David McNally, l’extraction et « l’accumulation par dépossession » sont des processus continus de l’accumulation du capital, et non pas un moment « d’accumulation initiale » révolu, ou encore des restes historiques de modes de production précapitalistes.
Le capital algorithmique se caractérise par le développement et l’adoption rapide des technologies algorithmiques portés par un impératif d’extraction de données qui (re)produit des relations d’exploitation/extraction dans les espaces-temps du travail, du loisir et de la reproduction sociale, brouillant ces distinctions du point de vue de l’économie politique du capitalisme[9]. En effet, l’exploitation du temps de travail dans la production de valeur d’échange, la forme « classique » de l’accumulation capitaliste, s’accompagne désormais d’une nouvelle forme d’extraction, celle des données, qui se produit pendant et au-delà du temps de travail. On observe ainsi de nouvelles formes de production de valeur qui s’étendent au-delà du temps de travail au fil de différentes opérations d’extraction, de traitement et de transformation de données qui génèrent diverses formes d’actifs et de marchandises pour les capitalistes algorithmiques.
Depuis le milieu des années 2000, les algorithmes se sont encastrés dans divers aspects de l’accumulation du capital, que ce soit sur le plan de la production, de la distribution ou de la consommation. Ils médiatisent les relations sociales, orientent les flux de la (re) production socioéconomique et du travail, et disséminent leur logique prédictive dans la société. Il est désormais ardu de trouver des secteurs économiques, des marchés, voire des sphères de la société, qui ne soient pas transformés ou influencés par les données massives et les algorithmes. Depuis la crise du néolibéralisme financiarisé de 2007-2008, le capital algorithmique reconfigure, réoriente et transcende divers processus et dynamiques du capitalisme néolibéral, alors que les compagnies technologiques des GAFAM[10] entre autres sont devenues les plus grandes compagnies au monde et des fers de lance de l’accumulation capitaliste. Bien entendu, les transitions historiques s’opèrent sur le long terme, et la crise de 2007-2008 est selon nous le symbole d’un processus prolongé de chevauchements et de changements plutôt qu’une rupture nette ou subite. Néanmoins, une transition s’opère effectivement depuis les 15 à 20 dernières années et reconfigure le système capitaliste et son économie politique internationale. De ce point de vue, les nouvelles articulations des rapports entre le Nord et le Sud global se déploient non pas dans le contexte d’un moment « néoféodal » mondialisé, mais dans celui de l’avènement du capital algorithmique. Les nouvelles relations dans la division internationale du travail et les nouveaux mécanismes de transfert de valeur du Sud vers le Nord (et maintenant aussi vers la Chine) se saisissent plus aisément de ce point de vue.
Rapports capital-travail et division internationale du travail
La montée historique du capital algorithmique s’accompagne de reconfigurations importantes du travail aux ramifications internationales. Au premier chef, de nouvelles formes de travail digital combinent, au sein d’assemblages divers, des processus d’exploitation du travail et d’extraction de données sous quatre formes principales. Le « travail à la demande » est le résultat d’une médiation algorithmique, souvent par des plateformes, de l’économie des petits boulots (gig work) ; le « microtravail » fragmente et externalise des tâches numériques auprès de bassins de travailleuses et travailleurs du clic ; le « travail social en réseau » est le lot d’utilisatrices et d’utilisateurs de plateformes, notamment les médias sociaux, lesquels produisent du contenu et traitent des données ; finalement, le « travail venture » forme une nouvelle élite du travail autour de femmes et d’hommes programmeurs, ingénieurs et autres scientifiques de données et experts en IA employés par les firmes technologiques[11]. Chacune de ces formes de travail digital déploie une logique d’exploitation/extraction, alors que la valeur et les données migrent du travail vers le capital algorithmique.
Ces reconfigurations de la relation capital-travail ont en retour réajusté des pratiques de sous-traitance et de délocalisation du travail par les compagnies technologiques du Nord vers les travailleuses et travailleurs du Sud. L’exemple bien connu de la plateforme américaine Uber, qui a conquis tant d’espaces urbains et semi-urbains dans le Sud global, est évocateur de cette tendance large. De plus, la sous-traitance du microtravail par les firmes technologiques auprès de travailleuses et travailleurs du digital du Sud global crée de nouvelles relations d’exploitation/extraction directes et indirectes. Des cas bien documentés comme celui de la sous-traitance par la firme OpenAI de travail d’étiquetage et de « nettoyage » des données utilisées pour entrainer son large modèle de langage ChatGPT auprès de microtravailleuses et microtravailleurs kenyans est évocateur. Ces derniers devaient « nettoyer » les données d’entrainement de ChatGPT afin d’en retirer les contenus violents ou inacceptables pour le modèle tels que des agressions sexuelles, l’abus d’enfants, le racisme ou encore la violence qui pullulent sur Internet[12]. Plusieurs de ces travailleuses et travailleurs ont souffert par la suite du syndrome de choc post-traumatique. Cela n’est que la pointe de l’iceberg d’un vaste réseau de nouveaux marchés de travail digital qui reconfigurent la division internationale du travail à l’ère numérique.
Hormis le microtravail effectué sur la gigaplateforme Amazon Mechanical Turk, surtout concentré aux États-Unis, la plupart du microtravail est effectué dans le Sud global. Le travail digital configure ainsi ses propres chaines de valeur selon une dynamique qui reproduit les pratiques de délocalisation suivant l’axe Nord-Sud de la division internationale du travail. En 2024, la majorité des requérants de microtravail se trouve dans les pays du G7, et la majorité des exécutants de ces tâches dans le Sud global. Souvent, ces travailleuses et travailleurs ne sont pas reconnus comme employés des plateformes, ne jouissent d’aucune sécurité d’emploi, d’affiliation syndicale ou de salaire fixe. Ces personnes héritent également de tâches aliénantes et sous-payées d’entrainement d’algorithmes, de traitement de données et de supervision d’intelligences artificielles qui passent pour pleinement automatisées.
La constitution d’un marché international du travail digital mobilise différents mécanismes institutionnels de l’industrie du développement international. Par exemple, la montée d’organisations d’« impact-sourcing[13] » participe d’une redéfinition du développement international autour de la notion de « fournir des emplois au lieu de l’aide[14] ». La logique de l’impact-sourcing n’est pas nouvelle, elle reproduit des processus de délocalisation et la quête de travail bon marché typique de la mondialisation néolibérale, comme la délocalisation des emplois de services à la clientèle en Asie, notamment en Inde. L’impact-sourcing se concentre toutefois sur la délocalisation du travail digital. Au départ, ces organisations d’externalisation étaient sans but lucratif pour la plupart et, appuyées par la Banque mondiale, elles distribuaient des téléphones portables et des tâches de microtravail dans des camps de réfugié·es, des bidonvilles et dans des pays du Sud global frappés durement par des crises économiques, au Venezuela par exemple. Plusieurs de ces organisations sont devenues par la suite des compagnies à but lucratif qui jouent désormais un rôle majeur dans la constitution et l’organisation d’un marché du travail digital dans des communautés où les occasions d’emploi formel sont rares. La firme Sama par exemple, celle-là même engagée par OpenAI pour sous-traiter l’entrainement des données de ChatGPT, est active en Afrique, en Asie et en Amérique latine, où elle constitue des bassins d’emploi de travail digital à bon marché, notamment en Haïti et au Pakistan.
Nous voyons ainsi que le capital algorithmique introduit des modes d’articulation d’activités formelles et informelles, de boulots d’appoint et de tâches diverses sur plusieurs territoires. Le contrôle centralisé algorithmique de toutes ces activités garantit qu’elles produisent des données qui (re)produisent des formes de surveillance, de pouvoir social et de subordination du travail. Le travail qui supporte le développement de l’IA et des technologies algorithmiques ne provient donc pas uniquement de la Silicon Valley. C’est plutôt un travail collectif mondial qui produit l’IA à l’heure actuelle, mais la concentration de richesse et de pouvoir qui en découle se retrouve aux États-Unis et en Chine.
Extraction des données et transfert de valeur
La montée du travail digital dans le Sud global est également symptomatique de l’impératif d’extraction du capital algorithmique. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) et la plupart des accords mondiaux de libre-échange qui structurent le commerce international régulent le mouvement des biens et services, mais aussi des données. Les géants du numérique comme Meta, Google, Amazon et Microsoft dominent à l’échelle mondiale et sont actifs dans le déploiement d’une infrastructure numérique dans les pays du Sud global en échange d’un accès exclusif aux données ainsi générées. Les ramifications internationales de cette « datafication » du Sud global[15] nous invitent à réviser le contenu de concepts tels que le colonialisme ou encore l’impérialisme. L’hégémonie américaine de la deuxième moitié du XXe siècle s’est bâtie sur des rapports économiques inégalitaires et des transferts de valeur du Sud global vers le Nord global, surtout vers les États-Unis et leurs alliés, sous diverses formes : la division internationale du travail, l’échange inégal, la coercition et l’appropriation par le marché, ou encore le mécanisme de la dette. L’ère du capitalisme algorithmique reproduit ces relations d’exploitation/extraction, mais déploie également un nouvel aspect : les transferts de valeur qui s’opèrent du Sud vers le Nord prennent désormais également la forme d’un transfert de données vers les centres que sont les États-Unis et la Chine[16], un transfert de données qui s’accompagne d’un pouvoir algorithmique de surveillance[17], de dépendance et potentiellement de gouvernementalité algorithmique[18] qui posent de nouveaux défis à la souveraineté nationale des pays du Sud. C’est ce que nous appelons le néocolonialisme algorithmique.
La « datafication » du Sud global a également des conséquences importantes dans la sphère du développement international, où l’on assiste à un transfert de pouvoir vers des acteurs du secteur privé. Les compagnies algorithmiques ont maintenant supplanté les autres joueurs traditionnels du complexe institutionnel du développement international (ONG, organisations internationales, gouvernements, banques de développement, organisations humanitaires, etc.) en ce qui concerne les informations sur les populations du Sud global. Les donateurs et autres bailleurs de fonds du développement international se tournent désormais vers des compagnies technologiques pour un accès aux données collectées par leurs applications, lesquelles sont plus nombreuses et détaillées que celles colligées par les méthodes « traditionnelles » (recensements, enquêtes, recherches scientifiques, etc.). Il en résulte que ces compagnies privées héritent d’un plus grand pouvoir de définir les enjeux de développement, de fixer des priorités et d’influencer la gouvernance des projets de développement.
De nouvelles dynamiques de pouvoir émergent ainsi entre acteurs publics et acteurs privés, ce qui soulève également des enjeux épistémologiques et éthiques. D’une part, les données extraites par les compagnies algorithmiques reflètent davantage la situation des populations « connectées » que celle des populations moins intégrées à l’économie de marché, au monde numérique et à la consommation de masse. D’autre part, la propriété des données donne aux capitalistes algorithmiques le pouvoir de voir tout en niant aux utilisatrices et utilisateurs le pouvoir de ne pas être vus. Mark Zuckerberg, par exemple, fait appel à une rhétorique philanthropique afin de promouvoir son projet de développement international « internet.org », visant à connecter gratuitement à l’Internet à l’échelle mondiale les populations défavorisées. L’intérêt de Meta dans un tel projet consiste bien sûr à s’approprier ainsi toutes les données générées par ces nouvelles connexions à grande échelle, surtout dans un contexte où la plupart des pays du Sud global visés par une telle initiative n’ont pas de législation solide concernant la propriété des données ou encore la protection de la vie privée. C’est cette logique extractive, combinée à un « solutionnisme technologique[19] » sans complexe, qui pousse IBM à vouloir utiliser l’IA afin de solutionner les problèmes en agriculture, en santé, en éducation et des systèmes sanitaires au Kenya, ou encore le géant chinois Huawei à développer environ 70 % du réseau 4G en Afrique, en plus de conclure des contrats notamment avec les gouvernements camerounais et kenyan afin d’équiper les centres de serveurs et de fournir des technologies de surveillance[20]. Les compagnies algorithmiques du Nord et de la Chine accumulent ainsi du pouvoir, de la richesse et de l’influence dans les pays du Sud global par ces formes de néocolonialisme algorithmique.
L’économie politique internationale du capitalisme algorithmique et la périphérisation
Le néocolonialisme algorithmique et les relations sino-américaines
L’avènement du capitalisme algorithmique se produit dans une conjoncture internationale de possible transition hégémonique. La croissance soutenue et parfois spectaculaire de la Chine dans les 40 dernières années se traduit désormais par une mise au défi du pouvoir unipolaire américain en place depuis la fin de la Guerre froide. La Chine est encore bien loin de l’hégémonie mondiale, mais sa montée en puissance ébranle déjà les dynamiques de pouvoir en Asie. Alors que le champ gravitationnel de l’accumulation mondiale s’est déplacé de la zone nord-atlantique vers l’Asie du Sud et du Sud-Est dans les dernières décennies[21], la Chine a développé son propre modèle de capitalisme algorithmique autoritaire et se pose désormais en rival mondial des États-Unis sur le plan de l’accumulation algorithmique et des technologies d’IA[22]. Les tensions manifestes dans cet espace de compétition internationale s’accompagnent d’un déclin soutenu du pouvoir économique des pays de l’Union européenne, pour qui le développement du capitalisme algorithmique se fait dans une relation de dépendance envers les États-Unis.
Tout comme le capital algorithmique américain déploie ses rapports capital-travail et ses modes d’exploitation/extraction dans de nouvelles configurations internationales, le capital algorithmique chinois déploie également une infrastructure technologique au fil de ses investissements internationaux, construisant des réseaux de transfert de valeur et de données en Asie, en Afrique, en Amérique latine et au Moyen-Orient, des réseaux orientés vers la Chine. Les flux mondiaux de données prennent ainsi deux directions majeures, les États-Unis et la Chine, avec l’exception notable de la Russie, le seul pays du monde autre que les États-Unis et la Chine à conserver une certaine forme de souveraineté numérique. Alors que le capital algorithmique déploie son unique configuration de mécanismes d’exploitation/extraction, des espaces du capitalisme mondial qui étaient jadis centraux dans l’accumulation du capital sont maintenant en voie de devenir périphériques.
La périphérisation
L’infrastructure sociotechnique algorithmique contemporaine imprègne de plus en plus chaque pore des chaines de valeur mondiales et approfondit les segmentations entre nations et régions au sein des espaces d’accumulation du capital. Le processus actuel de périphérisation de certains espaces du capitalisme mondial doit toutefois être remis dans un contexte historique plus long : la dépendance mondiale envers les GAFAM (et leurs contreparties chinoises) s’enracine dans des formes du droit international et des processus politiques hérités de la période néolibérale. La thèse technoféodale peut également être critiquée de ce point de vue : en décrivant un monde où les pouvoirs privés surpassent ceux des États, elle reproduit la même confusion qui caractérisait les arguments du « retrait de l’État » lors des rondes de privatisations intensives au plus fort de la période néolibérale. En fait, cette asymétrie de pouvoir est elle-même promulguée par les États sous la forme du droit, et elle résulte des positions inégales qu’occupent les différents pays en relation avec les compagnies technologiques transnationales. En ce sens, des formes de gouvernance néolibérale perdurent dans des types d’administration qui favorisent les compagnies privées et maintiennent en place l’orthodoxie budgétaire. Les politiques d’innovation demeurent ainsi largement orientées vers le secteur privé, et le système de droit de propriété intellectuelle international hérité de la période néolibérale sous-tend l’hégémonie des GAFAM aujourd’hui. En adoptant une perspective historique à plus long terme, nous voyons que la subordination d’États et de leur territoire à des compagnies transnationales n’est pas nouvelle dans le capitalisme ; en fait, il s’agit d’une condition structurelle qui distingue les pays périphériques des pays du centre.
Les « nouvelles relations de dépendance » à l’ère contemporaine se comprennent plus aisément lorsqu’on tient compte de l’histoire des monopoles intellectuels au-delà de la Californie. La vaste offensive de privatisation des actifs intangibles a débuté dans les années 1990 et s’est appuyée sur les tribunaux et les sanctions commerciales afin d’obliger les pays du Sud à se conformer au régime strict de droit de propriété intellectuelle. L’Accord de l’OMC sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC ; TRIPS en anglais) est né d’une collaboration avec des entreprises du savoir du Nord de façon à établir des unités de production partout dans le monde tout en limitant l’accès aux intangibles par l’entremise des brevets. La disponibilité de cette infrastructure pour les pays du Sud était conditionnelle à l’adoption d’une forme renouvelée de domination. De plus, bien que les États-Unis et la Communauté européenne occupaient à l’époque une position dominante dans les secteurs informatique, pharmaceutique, chimique et du divertissement, et détenaient les marques déposées les plus importantes au monde, les États-Unis, en tant que premier exportateur mondial de propriété intellectuelle, jouissaient de davantage de marge de manœuvre pour consolider leur position et celle des compagnies qui possédaient d’importants portfolios de propriété intellectuelle.
Quelques décennies plus tard, le sol a certes bougé. Le développement du néocolonialisme algorithmique modifie l’ancienne division entre les gagnants du Nord et les perdants du Sud. Le durcissement du droit de propriété intellectuelle affecte même le Nord global, surtout les pays européens ou encore le Canada, et ce, en raison d’effets à long terme de politiques de flexibilisation et d’austérité qui ont jeté les bases de la montée du capital algorithmique. Cela illustre bien la complexité des transitions historiques, qui sont autant des moments de rupture que de chevauchement d’un vieux monde qui prépare le terrain pour le nouveau. L’Europe est désormais durablement larguée dans la course aux technologies algorithmiques et à l’IA, notamment en raison de systèmes d’innovation nationaux qui demeurent largement articulés autour du leadership du secteur privé, ce qui empêche les gouvernements d’intervenir dans les jeux de la concurrence capitaliste internationale. Alors que la Chine et la Russie ont été en mesure de développer de robustes écosystèmes numériques nationaux, on constate l’absence de capital européen au sommet du secteur technologique algorithmique, et les pays européens doivent pour la plupart se fier à l’infrastructure numérique de compagnies américaines.
Alors que l’avantage industriel historique européen s’est effrité sans être remplacé par de nouvelles capacités, cela nous rappelle que la compétition dans l’ordre international est bidirectionnelle : certains pays gagnent du terrain, d’autres en perdent. Comme le rappelle Enrique Dussel[23], les relations de dépendance entre des capitaux nationaux avec des degrés d’intrants technologiques différents sont un produit de la concurrence internationale. La « dépendance » européenne découle ainsi d’une logique de compétition internationale qui a altéré la relation des pays de l’Union européenne avec les intangibles. L’expérience européenne n’est pas celle d’une transition vers un autre mode de production « technoféodal », mais celle d’un passage de l’autre côté de l’ordre capitaliste mondial, celui de la périphérie. Loin d’un « retour vers le futur » néoféodal, ce processus de périphérisation qui affecte l’Europe, mais également d’autres espaces du capitalisme mondial, est symptomatique d’une reconfiguration des relations d’exploitation/extraction dans le nouveau stade du capitalisme algorithmique.
Par Giuliana Facciolli, Étudiante à la maîtrise à l’Université York et Jonathan Martineau, professeur adjoint au Liberal Arts College de l’Université Concordia.
NOTES
1.L’autrice et l’auteur remercient Écosociété de sa permission de reproduire certains passages du livre de Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco, Le capital algorithmique. Accumulation, pouvoir et résistance à l’ère de l’intelligence artificielle, Montréal, Écosociété, 2023.
2. Cédric Durand, Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, Zones, 2020. D’autres contributions importantes à la conceptualisation des changements contemporains en lien avec le concept de féodalisme viennent entre autres de : Jodi Dean, « Communism or neo-feudalism ? », New Political Science, vol. 42, no 1, 2020 ; Yanis Varoufakis, « Techno-feudalism is taking over », Project Syndicate, 28 juin 2021 ; David Graeber parle de son côté de « féodalisme managérial » dans les relations de travail contemporaines. Voir David Graeber, Bullshit Jobs, New York, Simon & Schuster, 2018 ; en français : Bullshit Jobs, Paris, Les liens qui libèrent, 2018.
3. Les actifs intangibles sont des moyens de production qu’on ne peut « toucher », par exemple un code informatique, un design, une base de données. Durand, Techno-féodalisme, op. cit., p. 119.
4. Durand, p. 97.
5. Durand, p. 171.
6. Pour une critique différente mais convergente, voir Martineau et Durand Folco, 2023, op. cit., p. 174-179.
7. Martineau et Durand Folco, 2023, op. cit.
8. L’idée des relations capitalistes comme assemblages de modes d’exploitation et d’extraction (ou expropriation) et de l’accumulation du capital comme à la fois un processus d’exploitation et de « dépossession » est inspirée de contributions de Nancy Fraser, David Harvey et David McNally : Nancy Fraser, « Expropriation and exploitation in racialized capitalism : a reply to Michael Dawson », Critical Historical Studies, vol. 3, no 1, 2016 ; David McNally, Another World is Possible. Globalization and Anti-capitalism, Winnipeg, Arbeiter Ring Publishing, 2006 ; David Harvey, Le nouvel impérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.
9. Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco, « Paradoxe de l’accélération des rythmes de vie et capitalisme contemporain : les catégories sociales de temps à l’ère des technologies algorithmiques », Politique et Sociétés, vol. 42, no 3, 2023.
10. NDLR. Acronyme désignant les géants du Web que sont Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft.
11. Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019 ; Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco, « Les quatre moments du travail algorithmique : vers une synthèse théorique », Anthropologie et Sociétés, vol. 47, no 1, 2023 ; Gina Neff, Labor Venture. Work and the Burden of Risk in Innovative Industries, Cambridge, MIT Press, 2012.
12. Billy Perrigo, « Exclusive : OpenAI used kenyan workers on less than $2 per hour to make ChatGPT less toxic », Time, 18 janvier 2023.
13. Parfois traduit en français par « externalisation socialement responsable ».
14 Phil Jones, Work Without the Worker. Labour in the Age of Platform Capitalism, Londres,Verso, 2021.
15. Linnet Taylor et Dennis Broeders, « In the name of development : power, profit and the datafication of the global South », Geoforum, vol. 64, 2015, p. 229‑237.
16. Ce phénomène a certains précédents, notamment la compagnie IBM qui s’appropriait dès les années 1970 les données transitant par ses systèmes informatiques installés dans certains pays du Sud global. Il se déploie toutefois aujourd’hui à une échelle beaucoup plus grande.
17. Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2022.
18. Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », Réseaux, vol. 1, n° 177, 2013, p. 163‑96.
19. Evgeny Morozov, To Save Everything, Click Here. The Folly of Technological Solutionism, New York, PublicAffairs, 2014.
20. Mohammed Yusuf, « China’s reach into Africa’s digital sector worries experts », Voice of America, 22 octobre 2021.
21. David McNally, Panne globale. Crise, austérité et résistance, Montréal, Écosociété, 2013.
22. Kai-Fu Lee, AI Superpowers : China, Silicon Valley, and the New World Order, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2018.
23. Enrique Dussel, Towards an Unknown Marx. A Commentary on the Manuscripts of 1861-63, Abingdon, Taylor & Francis, 2001. ↑
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