10 mars 2021 | tiré de l’Anticapitaliste
Par-delà des similitudes superficielles, une différence fondamentale
Aujourd’hui comme alors, nous traversons une phase de crise structurelle du capitalisme sur le plan mondial, qui le contraint à bouleverser tous ses modes de régulation antérieurs et à remettre en cause toutes les situations acquises. Aujourd’hui comme hier, les mouvements d’extrême droite sont d’abord l’expression de ces « classes moyennes » traditionnelles (dans l’agriculture, l’artisanat et la petite industrie, le commerce et les services) que la transnationalisation de l’économie menace directement de paupérisation et de prolétarisation. Aujourd’hui comme hier, nous sommes accablés par une crise majeure du mouvement ouvrier, qui prive le prolétariat de toute stratégie et de toute organisation capable de résister globalement à l’offensive néolibérale contre ses acquis antérieurs qu’il subit depuis une quinzaine d’années. De ce fait, aujourd’hui comme hier, des pans entiers du prolétariat, déboussolés, apeurés et enragés à la fois par le développement du chômage et de la précarité, par la dégradation de leurs conditions matérielles et sociales d’existence, désespérés par l’absence de perspectives, se laissent séduire par la propagande populiste et nationaliste. Aujourd’hui comme hier, les partis de gauche, ou ce qui en reste, se révèlent incapables de résister à la progression régulière de l’extrême droite, la favorisant même par les politiques néolibérales qu’ils ont pratiquées en étant au gouvernement, ou en reprenant à leur compte les thèmes xénophobes et racistes de l’adversaire.
Saurions-nous donc à la veille de connaître en France, ou ailleurs en Europe, des régimes fascistes ? Je ne le pense pas.
Les similitudes précédentes entre la situation européenne des années 1930 et la présente situation ne doivent pas nous masquer les profondes différences entre elles. La principale est que l’enjeu de la crise structurelle que traverse le capitalisme depuis les années 1970 n’est pas, comme dans les années 1930, d’édifier et de renforcer des États capables de réguler, chacun dans son espace national propre, un développement plus ou moins autocentré d’un capitalisme monopolistique parvenu à maturité. C’est aujourd’hui exactement l’inverse : sur la base d’un démantèlement des États-nations désormais invalidés comme cadre autonome de la reproduction du capital, il s’agit de construire une structure supranationale minimale de régulation de la transnationalisation du capital. C’est pourquoi d’ailleurs la contre-révolution, par laquelle la fraction hégémonique de la bourgeoisie impose ses intérêts, ne se mène plus de nos jours sous les bannières de l’étatisme et du nationalisme, virant à la xénophobie et au racisme, mais sous les couleurs d’un néolibéralisme qui a pour mot d’ordre 1’« État minimal » et le dépassement des cadres nationaux.
Les deux extrêmes droites contemporaines
Et c’est d’ailleurs ce qui explique la réémergence de mouvements d’extrême droite en Europe et leur donne leur sens. Mais qui, du même coup, en circonscrit aussi les limites, en mettant notamment en évidence leur division en deux tendances opposées.
Il s’agit d’une part de mouvement nationalistes qui luttent contre l’affaiblissement des États-nations par les politiques néolibérales : contre la libéralisation de la circulation internationale du capital, la déréglementation des marchés, la perte par les États de leur capacité antérieure de régulation et de réglementation de la vie économique et sociale au profit d’instances supra ou transnationales, la dégradation de la cohésion nationale sous l’effet de l’aggravation des inégalités sociales et spatiales, etc. Ses principaux représentants sont le Front national en France, l’Alternativ für Deutschland (AfD : Alternative pour l’Allemagne), la Freiheitspartei Österreich (FPÖ : Parti libéral autrichien), le Dansk Folkeparti (Parti populaire danois), les Perussuomalaiset (Vrais Finlandais), Vox en Espagne et Fidesz – Magyar Polgári Szövetség (Alliance civique hongroise). Ces mouvements regroupent ou cherchent à regrouper des classes, fractions de classe, couches sociales qui font partie des « perdants » de la mondialisation néolibérale ou qui craignent d’en faire partie : éléments de la bourgeoisie dont les intérêts sont liés à l’appareil d’État national et au marché national ; « classes moyennes » traditionnelles ; éléments du salariat victimes de la mondialisation néolibérale et dépourvus des capacités traditionnels d’organisation et de lutte du salariat (organisations syndicales et représentations politiques). Ils tentent donc de (re)constituer des blocs nationalistes dans le but de rétablir les États-nations dans leur pleine souveraineté, en prônant un national-capitalisme aux accents populistes.
Simultanément, d’autre part, sont apparus des mouvements d’extrême droite « régionalistes » qui cherchent au contraire à profiter de l’affaiblissement des États-nations pour promouvoir ou renforcer l’autonomie d’entités géopolitiques infranationales (des régions, des provinces, des aires métropolitaines, etc.), voire pour revendiquer et obtenir leur scission et leur indépendance politique relativement aux États-nations dont ces entités sont actuellement membres. Les deux exemples les plus typiques en sont le Vlams Belang (Intérêt flamand) en Belgique et la Lega Nord (aujourd’hui tout simplement Lega) en Italie, auxquels peuvent s’ajouter une myriade d’autres moins connus parce que moins importants. Ces mouvements regroupent des classes, fractions de classe, couches sociales qui font partie des « gagnants » de la mondialisation néolibérale ou qui espèrent en faire partie : éléments de la bourgeoisie régionale qui ont su s’insérer de manière avantageuse dans le marché mondial, éléments du salariat ou des professions libérales liés à la précédente, dès lors qu’ils seraient débarrassés de ce qu’il considère comme le poids mort de l’État-nation. Ces mouvements cherchent donc à constituer des blocs « régionalistes » (autonomistes voire indépendantistes) destinés à s’émanciper (partiellement ou totalement) de l’État-nation dont ils font actuellement partie, perçu comme un fardeau (fiscal) ou un obstacle (réglementaire) à leur insertion avantageuse dans le marché mondial.
L’obstacle majeur actuel au processus de fascisation
Du même coup, on perçoit bien l’obstacle majeur qui se dresse aujourd’hui sur la voie d’un processus de fascisation du pouvoir en Europe. Comme durant les années 1920 et 1930, un tel processus supposerait in fine la conclusion d’une alliance entre la fraction hégémonique de la bourgeoisie, à composition essentiellement financière et à orientation résolument transnationale, et l’un ou l’autre de ces mouvements d’extrême droite.
Une telle alliance n’est certes pas inconcevable s’agissant d’un mouvement de type « régionaliste », dans la mesure où celui-ci ne remet nullement en cause, bien au contraire, le procès de transnationalisation du capital ni le remodelage de l’appareil d’État qu’il implique mais cherche tout simplement à ménager une meilleure insertion – pense-t-il – d’une fraction du capital à base « régionale » dans l’espace transnational. Mais une telle alliance ne prendrait pas non plus ni un contenu socioéconomique ni une forme sociopolitique fasciste : elle incarnerait tout au plus une version autoritaire du néolibéralisme, dont on a eu quelques exemples dans les dernières décennies, au premier rang duquel le Royaume-Uni sous la férule de Mme Thatcher. On peut même raisonnablement parier sur le fait que, dans le cadre d’une telle alliance, l’extrémisme de droite s’atténuerait au fil de la réussite de son projet, au rebours de la montée aux extrêmes propres à la fascisation du pouvoir. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer la manière dont a évolué l’audience du Vlaams Belang qui est allée en s’atténuant au fur et à la mesure que la cause de l’autonomisme flamand a marqué des points… au profit de ses concurrents de la Nieuw-Vlaamse Alliantie (Alliance néo-flamande) et des Christen-Democratisch en Vlaams (Chrétiens-démocrates et flamands).
Par contre, une alliance stratégique entre la fraction hégémonique de la bourgeoisie et un mouvement d’extrême droite nationaliste est rigoureusement impossible. Cela n’exclut certes pas qu’un tel mouvement puisse prendre le pouvoir au sein d’un État à la faveur d’une majorité parlementaire dont il constituerait l’élément prédominant. Mais, dès lors qu’il tenterait de mettre en œuvre son programme politique en prenant des mesures menaçant réellement la transnationalisation du capital, il se trouverait immanquablement étranglé financièrement : la dette publique est aujourd’hui l’arme la plus redoutable dont dispose la fraction financière du capital pour mettre au pas tout gouvernement qui tente de se mettre en travers de son chemin, quelle qu’en soit la couleur politique, sauf à ce qu’il sorte de la logique du capitalisme – et on ne peut s’attendre à rien de tel de la part d’un gouvernement d’extrême droite. Il n’est pas exclu non plus que la force électorale d’un tel mouvement oblige les organisations de la droite classique, représentant des intérêts de la fraction hégémonique de la bourgeoisie, à entrer dans une coalition gouvernementale avec lui. C’est exactement ce qui s’est déjà passé en Autriche lorsque le FPÖ a gouverné avec l’ÖVP (Österreichische Volkspartei : le Parti populaire autrichien) entre 1999 et 2005, avec pour principal résultat non pas une fascisation du pouvoir mais un affaiblissement électoral du FPÖ, après qu’il aura été obligé de se plier aux orientations libérales et conservatrices de son partenaire. La reconduction de cette coalition noire-bleue à la suite des élections législatives de septembre 2017 aura débouché sur la même déconvenue, encore aggravée par des affaires corruption, en lui faisant perdre presque dix points lors des élections générales de septembre 2019. Et des remarques analogues pourraient être faites quant aux conséquences qu’a eu la participation de l’Alleanza nazionale, héritière du Movimento sociale italiano, ouvertement néo-fasciste, à des expériences gouvernementales au côté de la formation Forza Italia de Silvio Berlusconi : elle s’est soldée par la dissolution du mouvement en 2009 au sein de la coalition de centre-droit Il Popolo della Libertà. Dans les deux cas, dans le tandem extrême droite – droite néolibérale et néoconservatrice, c’est cette dernière qui a eu le dernier mot.
On ne manquera pas de m’objecter que, en marge des mouvements d’extrême droite précédents, existe une foule de groupes et de micro-organisations d’orientation clairement néofascistes, attendant leur heure (l’arrivée au pouvoir d’une des organisations évoquées) pour donner toute la mesure de la violence à laquelle ils se livrent déjà de temps à autre. Mais, pas plus que quelques hirondelles ne font le printemps, des groupes fascistes ne font le fascisme : si leur existence compte que parmi les conditions nécessaires de ce dernier, mais certainement pas parmi ses plus importantes, ils n’en constituent sûrement pas la condition suffisante. Sans quoi on ne s’expliquerait pas pourquoi le fascisme n’a réussi qu’en certaines circonstances sociohistoriques déterminées alors que la permanence de groupes fascistes est avérée un peu partout en Europe depuis près d’un siècle.
Rester sur ses gardes
Pour autant, il ne s’agit pas de se rassurer à bon compte. D’une part, même s’ils ne sont pas porteurs d’un danger de fascisation du pouvoir, les mouvements d’extrême droite actuels constituent une sérieuse entrave au développement des luttes anticapitalistes en affaiblissant le camp des salariés : en mettant une partie de ses membres à la remorque et sous la coupe d’éléments de la bourgeoisie, en les dressant de surcroît contre une autre partie de leur propre camp sous prétexte qu’ils sont « immigrés », qu’ils ne seraient pas vraiment « nationaux », qu’ils seraient « inassimilables à la culture européenne », etc. Et c’est à ce titre qu’ils doivent être combattus.
D’autre part, le fascisme n’est pas la seule forme possible de la réaction et de la contre-révolution. La bourgeoisie « mondialiste », celle qui impulse aujourd’hui le processus de transnationalisation du capital, n’est pas encore sortie de la crise, de sa crise, bien au contraire. Elle est loin d’avoir stabilisé un processus essentiellement fondé pour l’instant sur les ruines des régulations nationales et des compromis sociaux qui avaient pourtant assuré les beaux jours de la reproduction du capital pendant les « Trente Glorieuses ». Au contraire, le néolibéralisme qui lui tient actuellement lieu de politique manifeste chaque jour davantage son caractère d’impasse, contraignant le capital transnationalisé à redoubler ses attaques contre les salariats des formations développées et les peuples du Sud. Et les conséquences socioéconomiques de l’actuelle pandémie virale ne feront que renforcer cette contrainte, dans le but de leur en faire payer l’addition (en termes de chômage, de précarité, d’apurement de la dette publique, etc.)
Surtout, la poursuite et l’aggravation de la crise socioéconomique risquent d’exacerber les rivalités économiques et politiques entre les différents pôles (États-Unis, Union européenne, Chine, Asie du Sud-est et Japon) de l’accumulation capitaliste mondiale. La déstabilisation d’États voire de régions entières de la périphérie proche de ces pôles (pour les États-Unis, l’Amérique centrale ou plus largement latine ; pour l’Europe occidentale, l’Afrique maghrébine, le Proche-Orient ou l’Europe orientale), avec son lot de guerres, d’exodes massifs de populations, de vagues de terrorisme, etc., risque de même de faire monter les périls sur certaines des frontières immédiates de ces différents pôles tout comme d’accroître les paniques collectives propices au renforcement autoritaire des pouvoirs. Peuvent produire les mêmes effets l’approfondissement de la crise écologique planétaire, dont l’actuelle pandémie nous donne un avant-goût, rendant invivables des territoires entiers en y produisant des génocides et des migrations massives, en raréfiant eau, terres arables, matières premières et sources d’énergie, en exacerbant la lutte concurrentielle pour leur appropriation. Pour peu que s’y ajoute une renaissance de la conflictualité prolétarienne, enrayant le processus de démantèlement des acquis sociaux par le néolibéralisme sans être pour autant capable d’imposer des solutions révolutionnaires, certaines bourgeoisies n’auraient plus alors d’autre alternative que de recourir à nouveau à une quelconque formule d’État fort, écrasant toute résistance tout en mobilisant la population pour défendre leur position au sein de la division internationale du travail.
D’ores et déjà, ces différents « périls » ont entraîné un sensible raidissement autoritaire de l’exercice du pouvoir dans différents États de l’Union européenne, en Europe centrale (en Hongrie et en Pologne) mais aussi en Europe occidentale (en France), impliquant notamment des atteintes répétées aux libertés publiques. S’ils viennent à se renforcer, le « Talon de fer » du capital se ferait à nouveau sentir : alors l’heure sinon des fascistes du moins de leurs héritiers spirituels sonnerait à nouveau.
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