Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Economie québécoise

La panacée

L'histoire du panax quiquefolius et le mirage de l'économie extractive

C’est tombé, ou ça tombera, comme le ginseng.
Dicton populaire en Nouvelle-France, circa 1750.

LA PANACÉE. Panax quinquefolius, des millions de Chinois en voulaient, ne pouvaient s’en passer, étaient prêts à payer le gros prix pour quelques kilos et notre pays, à l’époque, en regorgeait. On est en Nouvelle-France dans les années 1720, les jésuites n’arrivent plus à cacher leur secret : le commerce de long court de la racine de ginseng à cinq folioles (Panax quinquefolius), qu’ils contrôlaient, passe entre les mains des marchands de la colonie et tous participent à la cueillette de la petite vivace qui foisonne dans l’ombre des érablières de la vallée du Saint-Laurent. L’extraction et l’exportation de cette ressource sont tellement rentables que sa découverte « produisit à l’époque autant d’émotion et de cupidité que beaucoup plus tard l’annonce des mines d’or en Californie. Les habitants, trouvant plus de profit à chercher du ginseng qu’à semer du blé, abandonnaient leurs terres pour courir les bois ». S’en plaint le frère Marie-Victorin dans l’édition de 1964 de La flore laurentienne. Pendant le boom du ginseng, les hauts et les bas de son prix et la demande en Chine ont un impact économique et social immense sur la Nouvelle-France : quand les prix sont hauts, les champs se vident et tous partent cueillir la plante dans les érablières, espérant trouver les racines qu’ils échangeront contre des pièces sonnantes et trébuchantes, quand les prix s’effondrent, les bateaux des marchands restent au port, les stocks de racines pourrissent dans les entrepôts de Ville-Marie ou de Québec, les habitants se satisfont de leur récolte de blé et, pendant ce temps, les talles de ginseng se régénèrent à l’ombre des arbres. Il faut trois ans à une plantule pour fleurir et produire des graines, on comprend donc que les populations furent rapidement décimées par la cueillette. Encore aujourd’hui, c’est une espère menacée ici. Et ainsi prit fin, en moins d’un siècle, l’une de nos premières expériences d’économie extractive et primarisée.

(tiré du site de la revue Liberté no 300)

LA PANACÉE. Panax quinquefolius, des millions de Chinois en voulaient, ne pouvaient s’en passer, étaient prêts à payer le gros prix pour quelques kilos et notre pays, à l’époque, en regorgeait. On est en Nouvelle-France dans les années 1720, les jésuites n’arrivent plus à cacher leur secret : le commerce de long court de la racine de ginseng à cinq folioles (Panax quinquefolius), qu’ils contrôlaient, passe entre les mains des marchands de la colonie et tous participent à la cueillette de la petite vivace qui foisonne dans l’ombre des érablières de la vallée du Saint-Laurent. L’extraction et l’exportation de cette ressource sont tellement rentables que sa découverte « produisit à l’époque autant d’émotion et de cupidité que beaucoup plus tard l’annonce des mines d’or en Californie. Les habitants, trouvant plus de profit à chercher du ginseng qu’à semer du blé, abandonnaient leurs terres pour courir les bois ». S’en plaint le frère Marie-Victorin dans l’édition de 1964 de La flore laurentienne. Pendant le boom du ginseng, les hauts et les bas de son prix et la demande en Chine ont un impact économique et social immense sur la Nouvelle-France : quand les prix sont hauts, les champs se vident et tous partent cueillir la plante dans les érablières, espérant trouver les racines qu’ils échangeront contre des pièces sonnantes et trébuchantes, quand les prix s’effondrent, les bateaux des marchands restent au port, les stocks de racines pourrissent dans les entrepôts de Ville-Marie ou de Québec, les habitants se satisfont de leur récolte de blé et, pendant ce temps, les talles de ginseng se régénèrent à l’ombre des arbres. Il faut trois ans à une plantule pour fleurir et produire des graines, on comprend donc que les populations furent rapidement décimées par la cueillette. Encore aujourd’hui, c’est une espère menacée ici. Et ainsi prit fin, en moins d’un siècle, l’une de nos premières expériences d’économie extractive et primarisée.

L’épisode du ginseng montre les risques qui guettent toute société laissant son économie se primariser, c’est-à-dire qui mise essentiellement sur le développement d’une économie d’extraction et d’exportation de ressources naturelles. Une rente de ressources qui fait rêver travailleurs et capitalistes, de l’argent facile fait en vendant très loin un produit très peu ou pas transformé, mais qui implique la surexploitation des sources, l’éloignement progressif des lieux d’extraction à mesure que la ressource s’épuise, et donc le déplacement des populations vers les lieux d’extractions, la dépendance aux marchés extérieurs, la volatilité de la rente, le détournement du travail et de l’investissement du secteur domestique et de la fabrication vers le secteur de l’exportation. L’histoire du Québec et du Canada, de la colonie à aujourd’hui, est ponctuée par des épisodes de développement d’économies extractives : les peaux de castors des Pays-d’en-Haut, la morue du golfe du Saint-Laurent, le bois de sciage du Bas-Canada et puis, plus près de nous, le fer à une cent la tonne de la Côte-Nord, les épinettes de la forêt boréale transformées en papier pour le New York Times, l’or de l’Abitibi, son nickel aussi, auxquels s’ajoutent les derniers venus, le pétrole et le gaz de schiste de la vallée et du golfe du Saint-Laurent. Les hauts et les bas de leur extraction ont été documentés par plusieurs historiens, nous devons au grand Harold Innis, professeur qui enseigna à l’Université de Toronto des années vingt aux années cinquante, la plus complète étude sur l’économie politique de la « primarisation » des économies et des sociétés.

Théorie générale de la « primarisation »

Pour Innis, une économie « primarisée », c’est-à-dire dont la dynamique repose principalement sur l’extraction d’une ou de plusieurs matières premières, c’est d’abord un mode d’insertion d’une société dans l’économie mondiale. En fait, souligne Innis, une société se fait primariser parce qu’elle interagit avec une économie plus puissante qui la cantonne dans la production d’un produit de base dont elle a besoin en très grande quantité, mais sous une forme peu transformée. L’extraction massive du produit de base dépend donc d’une demande externe qui provient en général d’un centre en pleine industrialisation, pensons à l’Angleterre des dix-huitième et dix-neuvième siècles, aux États-Unis au début du vingtième ou, plus près de nous, à l’Asie aujourd’hui. Il s’agit donc d’une forme de division internationale du travail entre deux économies, une subalterne et une dominante, qui deviennent interdépendantes. L’une se développe par extraction et exportation d’un produit de base duquel elle tire une rente, l’autre se développe par absorption et transformation de ce produit dans le cadre de son développement industriel. Plus fort, intense et rapide est ce développement industriel, plus élevés sont la demande et le prix des ressources de l’économie primarisée, et plus importante encore est la rente de ressource pour cette société.

C’est cette interdépendance, qui inaugure la « primarisation » de l’économie subalterne, qui aura tendance à surinvestir dans la chaîne d’extraction qui lui procure cette rente et sous-investir dans la transformation du produit de base. L’économie primarisée met ainsi beaucoup d’énergie, de ressources et de travail à organiser l’extraction, le transport et l’exportation massive, mais peu dans le développement de son propre secteur manufacturier.

Une démarche d’économie politique comme celle d’Innis s’intéresse toujours aux clivages dans une économie entre possédants et travailleurs, capitalistes et salariés. Mais une économie, aussi subalterne soit-elle, a son élite économique, sa classe d’entrepreneurs, de capitalistes, de propriétaires. La primarisation implique une configuration de l’élite économique en trois pôles autour de la chaîne d’extraction : ceux qui contrôlent l’extraction, ceux qui contrôlent le transport et l’exportation du produit de base et enfin les financiers spécialisés dans le commerce de gros des matières premières et le financement d’infrastructures d’extractions. Extracteurs, exportateurs et financiers, tous se partagent la rente d’extraction. Ils la partagent aussi, et malgré eux, avec l’État qui devient un investisseur majeur dans les infrastructures (transport, énergie et stockage) nécessaires à l’économie extractive et qui fait du développement de cette dernière une politique d’État.

Face à cette élite qui se développe, enfin, se trouvent les communautés de travailleurs spécialisés dans l’extraction de ressources, communautés qu’on a localisées à proximité des lieux d’extraction, souvent loin des lieux de peuplement habituels et structurés. Ces communautés « déterritorisalisées » deviennent, elles aussi, par leur mode de vie même, dépendantes de l’extraction.

En fait, remarque Innis, il y a une tendance à ce que la société tout entière devienne, à terme, dépendante de l’économie primarisée et de la rente d’extraction, et ce pour trois raisons. Premièrement, il se forme une alliance de classes autour de l’extraction, entre les industriels de l’extraction et du transport, les financiers et l’élite politique, ces trois-là tirant leur prestige, leur richesse et leur pouvoir de cette économie. S’y rallient aussi les travailleurs de l’extraction, malgré la méfiance qu’ils ont à l’égard de leurs employeurs. Cette alliance n’est pas qu’une question d’intérêts économiques, c’est, plus largement, une vision du monde, de la nature, de l’histoire et de sa place comme société dans l’histoire qui devient entièrement teintée par une culture et une idéologie extractivistes. Une grande partie du folklore québécois relève de cette logique, tout comme, actuellement, sa réactivation dans une certaine culture populaire « néotrad ».

Ensuite, l’État tend à devenir si dépendant des revenus, aussi maigres soient-ils, qu’il finit par se nourrir des activités d’extraction : ces redevances, ces taxes et impôts sont alors mobilisés pour financer les dépenses publiques. Pour cette raison, le financement des infrastructures d’extraction, le transfert massif des droits d’exploitation à des intérêts privés, l’établissement lointain de communautés de travailleurs de l’extraction, tout cela est présenté comme un vaste projet mobilisateur par les pouvoirs en place, et les leaders, soudainement, apparaissent comme de grands bâtisseurs et visionnaires.

Finalement, la dynamique d’extraction se renforce d’elle-même. Si, dans un premier temps, l’économie primarisée se constitue autour de produits dont l’accès est relativement facile et les coûts d’extraction relativement faibles, l’épuisement rapide de ces sources engendre par ailleurs une spirale : on s’engage dans l’exploitation de sources de plus en plus coûteuses – plus lointaines, plus profondément enfouies dans la terre, plus impures, plus chétives –, mais les capitaux étant fixés dans les processus extractifs, les politiques étant adaptées à l’exploitation de ces ressources, les travailleurs étant formés à ce mode d’extraction, il est plus facile de poursuivre dans cette voie, d’aller plus loin, plus creux, que changer de cap. La dépendance est d’autant plus accrue que la rareté de la ressource augmente son prix, ce qui constitue un incitatif supplémentaire à extraire les sources les plus coûteuses. C’est le paradoxe écologique de l’extractivisme : plus une ressource se raréfie, plus son prix augmente, plus il est rentable d’exploiter les gisements et les sources moins productives, et ce, jusqu’à la dernière goutte, jusqu’au dernier castor, jusqu’à la dernière morue ou épinette. Car, in fine, l’économie primarisée est essentiellement une économie déterminée par des contraintes extérieures ; son développement dépend des marchés d’exportation, elle crée de la valeur, non pas en transformant les produits de base, mais en étendant le plus loin possible leur circulation. L’industrie globale dépend de cycles économiques sur lesquels elle a peu d’emprise. Mais si les prix et la demande augmentent, comme au temps du ginseng, les projets d’extraction les plus coûteux, dont le succès est le plus incertain, apparaissent soudainement comme réalisables…

De la reprimarisation de l’économie québécoise

Si le développement économique du Québec s’est progressivement affranchi, au vingtième siècle, de sa dépendance au secteur extractif, des forces concourent actuellement, ici et ailleurs en Amérique, à la reprimarisation de notre économie. Rappelons que les institutions économiques de la Révolution tranquille, Hydro-Québec, la Caisse de dépôt et placement, de même qu’un ensemble d’entreprises publiques, sont les points culminants du long processus par lequel l’économie québécoise devenait une économie industrielle, productrice de biens et de services dans une perspective d’autonomie, c’est-à-dire pour le marché intérieur, ou du moins pour le marché nord-américain. Dans ce contexte, le secteur d’extraction des ressources naturelles, bien qu’important, était mis au service du développement de cette économie industrielle. Le meilleur exemple de cette logique est le développement de l’énergie hydro-électrique par une société d’État dont le mandat était d’extraire des vastes rivières et bassins versants du nord du Québec une source d’énergie renouvelable, peu coûteuse, afin de combler les besoins des ménages, institutions et entreprises manufacturières. On est aux antipodes du modèle primarisé. Il aurait donc fallu s’inquiéter quand on a commencé à justifier la construction de mégabarrages hydro-électriques en vue de l’exportation directe de l’énergie brute sur le marché américain en vue de générer une rente pour l’État québécois.

Comme nous l’avons appris au Québec, peut-être plus lentement qu’ailleurs en Amérique du Nord, ce modèle de développement industriel tourné vers la demande interne fut démantelé dans le contexte des politiques d’ouverture néolibérale dans les années quatre-vingt et surtout quatre-vingt-dix. C’est ce contexte d’extraversion de notre économie qui prépara le terrain pour les forces actuelles de reprimarisation. Que voulons-nous dire par « reprimarisation » ? On ne peut soutenir que le secteur primaire est de nouveau le moteur du développement de l’économie québécoise. Ni les mines, ni l’industrie pétrolière, et encore moins l’industrie forestière ou les pêcheries n’ont l’impact qu’ils ont pu avoir avant le vingtième siècle, même si des régions entières dépendent de leur existence. La reprimarisation n’est pas un état de fait, mais un projet, une idée et une culture économique portés par une partie importante de notre élite économique et politique. Ce projet, c’est de diriger les ressources de l’État vers le développement des activités d’extraction, dans un contexte où les autres secteurs de l’économie connaissent une croissance moribonde, pour ne pas dire anémique. L’économie de production de biens et de services stagne en Amérique du Nord, elle stagne aussi en Europe, et cette stagnation ne date pas de la dernière crise, elle est séculaire, mais la crise et surtout les politiques d’austérité qui ont suivi enferment ces économies dans un véritable cycle de faible croissance.

Pendant ce temps, la Chine et une poignée d’autres économies dites « émergentes », qui ont largement profité de l’ouverture commerciale et de la mondialisation, connaissent, elles, un développement industriel fulgurant. Leur soif de matières premières et d’énergie semble insatiable : pétrole, charbon, fer, zinc, terres rares, terres arables, papier, bois, titane, or, argent, uranium. Pour ceux dont l’arrière-pays et le sous-sol regorgent de ces ressources, c’est une nouvelle panacée. Les investisseurs étrangers frappent à notre porte, les salaires de ceux qui jouissent du fly-in / fly-out sont très élevés, de généreux flux de redevances pourront équilibrer nos comptes publics ; la tentation de la reprimarisation est simplement trop forte. Après deux décennies de crises, de restructurations industrielles, de pertes d’emplois et d’échecs des politiques économiques de relance, ballons d’essai industriels et grappes d’innovation de toutes sortes – le biotech, l’aluminium, la mode, l’industrie pharmaceutique, les jeux vidéo, les hedges funds et autres « nouvelles économies » et « sociétés du savoir » – voilà enfin un projet structurant, simple et unificateur : extraire tout ce que nous pouvons trouver pour ces avaloirs que sont la Chine et ses avatars émergents.

La reprimarisation, c’est donc aussi une exigence de la part d’une élite extractiviste. De leurs kiosques au Salon des ressources naturelles, de leur tribune au Forum sur les redevances minières, des chambres de commerce d’un coin à l’autre du pays, jusqu’aux couloirs de l’Assemblée nationale, cette élite ânonne la même rengaine : « Aidez-nous à relancer la croissance par le développement des infrastructures nécessaires à une nouvelle vague de projets d’exploitation des ressources naturelles. » Selon cette même vieille logique économique étudiée par Innis, cela veut dire : extraire le plus possible, transformer le moins possible, exporter le plus possible, le plus loin possible, car la valeur réside précisément dans l’allongement du circuit. « Aidez-nous à installer de nouvelles communautés de travailleurs captifs et déterritorialisés. Financez la mise en place des infrastructures de transport et d’exportation des ressources et, finalement, détournez les yeux des dégâts et risques environnementaux que comporte ce mode de développement. D’autant que dans le contexte actuel, c’est le seul lieu où il y a espoir de croissance, de développement, la seule assise pour l’expansion des revenus de l’État ! » Tant que l’interdépendance dans la division du travail entre extracteur et usager transformateur perdure, qu’une innovation majeure ne vient pas révolutionner le mode d’extraction ou qu’un produit de substitution à la matière première ne la relaie pas aux oubliettes, cette dynamique de la rareté relative aura pour effet d’entretenir le cycle d’extraction de la ressource jusqu’à son épuisement absolu. Ce sont principalement les économistes écologistes comme les Meadows – dont on vient de rééditer, chez Écosociété, Les limites de la croissance –, qui ont révélé ce paradoxe du marché des commodités : plus une ressource se raréfie, plus elle approche sont point d’épuisement (relatif ou absolu), plus les prix incitent à extraire plus loin, plus creux, et ce, jusqu’à l’effondrement des stocks : ginseng, castors, morue, épinette et, bientôt, pétrole. Si nous ne sortons pas de l’imaginaire extractiviste qui conditionne notre rapport à notre propre développement, notre économie reprimarisée tombera… comme le ginseng.


Professeur au département de sociologie de l’UQAM, Éric Pineault est directeur de recherche à la chaire de recherche du Canada en mondialisation, citoyenneté et démocratie. Il fait également partie du collectif d’analyse de la financiarisation du capitalisme avancé (CAFCA).

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