Édition du 19 novembre 2024

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Histoire

L’héritage de la Révolution d’Octobre

(pour son 104 anniversaire)

La question de l’héritage de la Révolution d’octobre pour la gauche d’aujourd’hui n’est pas simple, vue la montée du stalinisme quelques années seulement plus tard et la restauration éventuelle du capitalisme sans résistance populaire sérieuse. La nature contradictoire du système soviétique a eu comme conséquence que tous ses côtés positifs avaient aussi un côté négatif, rendant l’héritage pour le moins ambigu.

Malgré cela, il y a un élément de l’héritage - le principal, à mon avis - qui ne souffre pas d’ambiguité : les bolcheviks, en organisant la prise révolutionnaire du pouvoir politique et économique et sa défense contre les classes possédantes, ont fourni aux classes populaires la direction qu’elles souhaitaient et dont elles avaient besoin. Les bolcheviks ont osé faire ce qu’il fallait pour sauver la révolution, comme les classes populaires le voulaient.

Malgré cela, Octobre est le plus souvent considéré comme un acte illégitime, motivé par un projet idéologique pour réaliser l’utopie socialiste. Même à gauche, il y en a qui rejettent la stratégie révolutionnaire dite « léniniste » en citant la dynamique autoritaire et la guerre civile que l’insurrection aurait déclenchée.

Mais ce qui frappe, lorsqu’on étudie sérieusement la révolution, est comment peu les Bolcheviks et les travailleurs et les travailleuses qui les appuyaient étaient mu.e.s par un projet idéologique, dans le sens d’un mouvement millénariste visant le socialisme. Octobre était avant tout une réponse pratique des travailleuses et des travailleurs aux problèmes sociaux et politiques réels et très concrets auxquels ils et elles étaient affronté.e.s.

Comme on le sait, c’était également l’approche de Marx : le socialisme devait offrir des solutions aux problèmes réels vécus par les travailleurs et les travailleuses. C’est pourquoi il refusait d’offrir, comme il disait, des « recettes pour les marmites de l’avenir. »

Le but immédiat et principal d’octobre était de barrer la route à une contrerévolution, soutenue par le sabotage économique du patronat, une contre-révolution qui aurait noyé dans le sang les gains et les promesses démocratiques de la révolution de Février et qui aurait prolongé la participation du pays à la tuerie impérialiste de la Première guerre mondiale.

L’alternative n’était pas l’évolution du pays vers une démocratie libérale, mais une dictature militaire fascisante et une vengeance versaillaise. En même temps, les bolcheviks, et les travailleurs et travailleuses qui les appuyaient - l’écrasante majorité de cette classe - étaient conscients de la menace d’une guerre civile et cherchaient à l’éviter. Et lorsque cela s’est avéré impossible, ils et elles ont tenté de limiter son ampleur.

Le désir d’éviter une guerre civile était la raison de l’appui des Bolcheviks et des travailleurs et travailleuses en février 1917 au régime du « double pouvoir », c’est-à-dire à la remise du pouvoir exécutif aux libéraux, mais sous surveillance des soviets, ce qui devait assurer le respect du programme démocratique de la révolution. Ce programme comportait quatre éléments, dont aucun socialiste : une république démocratique, une réforme agraire sans compensation des grands propriétaires expropriés, la journée de travail de huit heures, et une diplomatie visant la conclusion rapide d’une paix juste, sans compensations ni annexions.

L’appui initial au double-pouvoir était en rupture avec la position de longue date des bolcheviks, qui avait été le parti hégémonique au sein du mouvement ouvrier avant la guerre. Cette position rejetait les libéraux comme alliés potentiels dans la lutte contre l’autocratie. Cela était basé sur la longue histoire de collaboration entre le patronat et l’État contre les aspirations démocratiques et sociales des travailleurs et des travailleuses. Mais les classes possédantes ont fini par se rallier à la révolution, quand elle est devenue un fait accompli en février 1917. Au moins, cela semblait être le cas.

Cela a grandement facilité la victoire pacifique de la révolution à travers ce vaste pays. Repousser les classes possédantes à ce moment aurait provoqué une guerre civile. Et personne n’en voulait. On était donc prêt à donner une chance aux libéraux et libérales, mais sous la surveillance des soviets, les organisations démocratiques des classes populaires.

Mais l’unité nationale s’est vite montrée un mirage. Le gouvernement libéral n’a pas tardé à exprimer son appui à la guerre, y inclus à ces buts impérialistes. Rapidement, la presse bourgeoise s’est mis à dénoncer l’« égoisme » des « demandes exagérées » des travailleurs et des travailleuses – la journée de huit heure et une augmentation salariale pour compenser l’inflation galopante. Le but de cette campagne était de dresser les soldats contre les travailleurs et les travailleuses. Dans l’intervalle, l’économie s’écroulerait sous le poids de la guerre, le gouvernement libéral, toujours à l’écoute du patronat, rejetant tout projet sérieux de régulation économique

Les travailleurs et les travailleuses y voyaient un lockout caché, les lockouts ayant été une arme préférée de la bourgeoisie avant la révolution. En même temps, des personnalités politiques bourgeoises connues demandaient la libération du gouvernement de l’influence néfaste des soviets.

Dès le début juin 1917, la majorité des travailleurs et des travailleuses de la capitale s’étaient rallié.e.s à la positions des bolcheviks, adoptée à fin d’avril : il fallait transférer le pouvoir aux soviets et exclure du gouvernement l’influence contre-révolutionnaire des classes possédantes.
À ce degré, la classe ouvrière de la capitale reconnaissait maintenant l’inévitabilité d’une guerre civile – entre les classes populaires (classe ouvrière et paysannerie) et les classes possédantes (bourgeoisie et aristocratie foncière).

Cette perspective n’était pas si effrayante, puisque les classes populaires étaient l’écrasante majorité de la population. Beaucoup plus inquiétante était la perspective d’une guerre civile au sein même des classes populaires. Une telle perspective est devenue tangible au début de juillet, lorsque les travailleurs et les travailleuses et une partie de la garnison de la capitale ont manifesté pour presser le Comité exécutif des soviets, dirigé encore par les socialistes modérés, partisan.e.s de l’alliance avec la bourgeoisie, à prendre le pouvoir. Ces manifestations, qui ont échoué, étaient la première occasion d’effusion sérieuse de sang depuis février. En leur défaite a été suivie par une vague de répressions contre les bolcheviks et les travailleurs et travailleuses de la capitale, répressions qui ont eu la sanction des socialistes modéré.e.s.

Ce tournant a laissé les bolcheviks et les travailleurs et travailleuses de la capitale sans stratégie pour la défense de la révolution, puisque la paysannerie et les travailleurs et les travailleuses en province appuyaient encore les socialistes modéré.e.s. C’était encore plus le cas de l’intelligentsia, les gens instruits, qui se penchaient majoritairement vers les libéraux ou plus à droite. Mais sans les gens instruits, l’administration de l’État et de l’économie serait quasiment impossible. La révolution semblait dans une impasse.

Le coup d’État manqué de la fin d’août du général Kornilov, le grand espoir des classes possédantes, pour un bref moment, a semblé paradoxalement offrir une sortie de l’impasse, puisque les socialistes modérés semblaient reconnaître maintenant la nécessité d’une rupture avec les libéraux, qui avaient appuyé le coup. Lénine a offert aux socialistes modéré.e.s, encore à la tête de la majorité des soviets en province, l’appui de son parti, qui agirait comme opposition loyale, s’ils décidait de prendre le pouvoir. Mais les socialistes modéré.e.s, ont préféré participer de nouveau à un gouvernement de coalition avec les libéraux.

Suite au coup d’État raté et face à la menace toujours plus tangible d’une contre-révolution, les masses populaires hors de la capitale se sont rapidement radicalisées, apportant les bolcheviks à la direction de tous les soviets importants. Il était clair qu’ils et elles seraient majoritaires au congrès national des soviets,prévu pour le 7 novembre.

Lénine, qui se cachait toujours d’un ordre de son arrêt, demandait à la direction de son parti de préparer une insurrection pour appuyer la décision du congrès, qui voterait sans doute pour prendre le pouvoir. Mais la majorité de la direction du parti hésitait, préférant attendre une assemblée constituante, dont l’élection a déjà trois fois été reportée par le gouvernement libéral, qui savait qu’elle voterait pour une réforme agraire et une sortie de la guerre.

On peut comprendre l’hésitation : la prise du pouvoir par les soviets déclencherait sans doute la guerre civile encore larvée, imposant aux classes populaires la responsabilité de gouverner le pays dans une situation de crise économique et politique profonde et sans l’appui des couches instruites de la population. Mais de l’autre côté, tout espoir qu’une assemblée constituant, élue par toute les classes, pourrait surmonter la profonde polarisation politique, ou que les classes possédantes accepteraient ses décisions d’une assemblée constituante, était illusoire. Dans l’intervalle, l’effondrement de l’économie et la faim s’approchaient à une vitesse folle.

Si l’insurrection a quand même eu lieu, c’est grâce à la pression de la base du parti bolchevik, à laquelle Lénine a appelé contre la direction. Ce parti comptait 43,000 membres dans la capitale, dont les 2/3 étaient des travailleurs et des travailleuses et prêt.e.s à agir. Le lendemain de l’insurrection le Congrès des soviets a élu un gouvernement exclusivement bolchevik, un gouvernement sans participation de représentant.e.s des classes possédantes.

La question de la composition du nouveau gouvernement soviétique s’est immédiatement posée. Toutes les organisations ouvrières, les Bolcheviks inclus.e.s, se sont ralliées à l’idée d’une coalition large de tous les partis socialistes. Cela exprimait leur souci d’éviter une guerre civile, au moins au sein des classes populaires. Mais les négociations ont échoué, puisque les socialistes modérés considéraient toujours qu’un gouvernement s’appuyant « seulement » sur les classes populaires (pourtant l’écrasante majorité de la population) et sans l’appui des libéraux et les couches intermédiaires, notamment les gens instruits, qui les appuyaient, ne pourrait gouverner le pays et serait en plus tenté par des « expériences socialistes », dont les conditions économiques et politiques manquaient en Russie.

Face au refus des socialistes modéré.e.s de participer à une gouvernement responsable exclusivement au soviets, c’est-à-dire aux classes populaires, les bolcheviks ont formé un gouvernement de coalition avec les socialistes-révolutionnaires de gauche, fraction radicale qui s’était séparée du parti paysan.

Cela est donc le sensde des mots du début de cet article : « ils ont osé ». Les bolcheviks ont suivi le maxime des révolutionnaires authentiques : « Fais ce que dois, advienne que pourra. » Ils et elles n’étaient ni utopistes ni aventurier.e.s. Ils et elles ont tenté t d’éviter la guerre civile, et quand cela s’est avéré impossible, ils et elles ont tenté de créer les meilleures conditions d’une victoire.

L’histoire du 20e siècle est rempli d’exemples d’autres partis de gauche qui n’ont pas osé, quand cela leur était demandé. Les historien.ne.s ne les tiennent rarement responsables des conséquences tragiques de ces trahisons.

Aujourd’hui, quand les alternatives sont si profondément polarisées, quand, plus que jamais, le choix est entre le socialisme et la barbarie, notamment avec la crise climatique, la gauche devrait s’inspirer des bolcheviks. Il ne s’agit évidemment pas de planifier une insurrection. Mais il faut rejeter le mirage d’une lutte sous le capitalisme capable d’éviter la catastrophe écologique ou de nous retourner les « trente glorieuses » de l’État providence. Il s’agit d’élaborer une stratégie dont le but ultime est le socialisme, et en le faisant, accepter que sa réalisation demandera à un moment décisif donné une rupture décisive avec le pouvoir économique et politique de la bourgeoisie, avec son État capitaliste.

David Mandel

Professeur retraité à l’Université du Québec à Montréal

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