Ne pas nourrir le troll
D’abord, je vous dois des excuses. Je suis en train de briser la règle numéro un de l’Internet : ne pas nourrir le troll. Certes, je ne suis toujours pas certain de comprendre pourquoi Blanchet-Gravel a pondu ce pamphlet de 264 pages, mais je présume qu’il espérait créer une controverse. D’autres pundits de droite (1) avaient déjà tâté le terrain mais cette fois-ci je n’ai pas pu m’en empêcher. Et quoi ? J’ai passé quinze ans à étudier [1] ce sujet et j’ai la mauvaise habitude de commenter les nouvelles publications qui s’y intéressent, aussi vaporeuses soient-elles.
Méthodologie déficiente
La première chose que l’on constate dans le Retour du bon sauvage est l’absence de problématique, qui est pourtant la base de toute recherche. Quel problème réel pose l’écologisme ? À quoi veut répondre cet essai ? On ne sait pas trop. Il faudra persévérer à travers une nébuleuse d’insinuations, de notes en bas de page et quantité ahurissante de sauts de logique pour déduire l’intention de l’auteur : discréditer le mouvement écologiste, sorte d’« hystérie collective », en faveur de « l’esprit rationaliste » (ch.10) du développement durable.
Deuxièmement, le sujet de l’étude - autre composante essentielle de toute recherche - est mal défini. D’abord, l’auteur vise (très) généralement ce qu’il suppose être l’écologisme mais ne s’embarrasse pas d’une définition opérationnelle. Admettant qu’il traitera le sujet « au sens large » (introduction), sa typologie changera tout de même au fur et à mesure, sans continuité. L’auteur réfèrera rapidement à l’écologie radicale sans définir en quoi elle se distingue, puis la confondra avec l’écologie profonde, qui n’est qu’un seul de ses multiples courants, et ainsi de suite.
Troisièmement, le cadre théorique est nébuleux, particulièrement en ce qui concerne le religieux. On constate que l’étudiant en sciences de la religion a tenté de ramener le sujet à sa discipline. D’accord, mais comment définit-il la religion, alors ? Ou le spirituel ? Peut-on connaître le lien avec l’écologisme, le cas échéant ? On ne saura jamais. Le sous-titre nous promettait pourtant « la matrice religieuse de l’écologie » mais... il n’y a pas de matrice ou de schéma sémantique à proprement parler.
Enfin, le plus déconcertant est l’absence de données valides. De tous les raccourcis pris par l’auteur, c’est certainement le pire. Comprenez bien : Blanchet-Gravel accuse l’écologisme d’un chapitre à l’autre d’être religieux, fanatique, protonazi, génocidaire, antioccident, apocalyptique, irrationnel, romantique, déconnecté de la réalité, etc. Autant d’assertions incendiaires qui forment, on suppose, l’interminable hypothèse de l’auteur. Or, selon la méthode scientifique, il faut tôt ou tard confronter les hypothèses à la réalité. Toutefois, Blanchet-Gravel, qui n’est expert ni des mouvements sociaux ni de l’environnementalisme, se contente de citer une poignée d’auteurs qu’il juge représentatifs (ex. Al Gore, Arne Naess) et d’autres penseurs qui appuient déjà ses positions. C’est tout. Alors qu’il aurait pu collecter des données qualitatives (ex. entretiens avec de vrais activistes) ou quantitatives (ex. méta-analyse de texte) ou n’importe quelle donnée empirique pour espérer valider quoi que ce soit, il se contente de citer d’autres personnes qui parlent de son sujet sans rien vérifier. Plus facile, certes. Mais comme résultat, l’essai s’apparente davantage à une simple revue de littérature, et pas une très bonne d’ailleurs, puisqu’il ignore tout un pan de la littérature à ce sujet et omet des incontournables (Jensen, Kropotkin, Reclus, Yearly, Zerzan, Perlman, Biehl, Touraine et Bookchin, pour ne nommer que ceux-là).
Logique erronée
Le point Godwin est atteint dès le deuxième chapitre, où Blanchet-Gravel associe les écologistes aux nazis, évoquant une « étrange concordance ». Nous savons tous que Hitler était végétarien et que les nazis plantaient des arbres. Ils voulaient aussi ranimer des espèces éteintes depuis 9000 ans, bref, ils avaient plein d’idées. Mais l’auteur voit une corrélation entre les préoccupations environnementales des nazis et celles des écologistes et force une causation.
À l’instar des plus hauts dirigeants nazis, l’écologisme radical espère replonger l’humanité dans un état de religiosité première qui lui permettrait de se réinsérer dans la nature. Par conséquent, un État soumis aux règles du projet écocentriste s’apparenterait à une société close où les droits des individus seraient subordonnés à une entité divine appelée mère Nature (ch.2).
C’est un saut de logique assez phénoménal. Mais ne vous en faites pas, Blanchet-Gravel reprochera plus tard aux écologistes d’être « xénophiles » et multiculturalistes (ch. 5) et donc pas assez racistes à son goût, alors voilà pour la consistance.
Dans cette même ligne d’idée, l’auteur affirme fréquemment que « l’écologie profonde propose une réduction draconienne de la population mondiale [et] diffuse des thèmes conservateurs et même ultraconservateurs ». Mettons l’emphase sur le mot propose. Certes, la surpopulation contient plusieurs problématiques, mais pourquoi éclipser le débat en faveur de théories de conspiration ? La pollution atmosphérique cause 1,6 millions de morts prématurées en Chine chaque année mais non, méfiez-vous plutôt des hippies ! C’est un procès d’intention particulièrement coloré, qui trouve normalement sa place dans de bons et moins bons films hollywoodiens.
Enfin. Passons rapidement sur la dérive à propos d’Avatar de James Cameron, qui incarne apparemment la bible des environnementalistes, et passons aussi sur le chapitre à propos d’Al Gore, qui est supposément leur pape. D’un chapitre à l’autre, c’est un gigantesque épouvantail qu’on construit, digne des meilleurs délires des néoconservateurs. Quoique ça a le mérite d’être divertissant.
L’imaginaire écologiste
En entrevue dans un journal étudiant, l’auteur semble au moins résumer l’essentiel de sa critique : « On baigne dans le fantasme. On est pire que dans l’idéologie, on est dans l’imaginaire. Les écologistes ont développé une vision Pocahontas-Walt Disney du monde. » Les écologistes auraient une perception distortionnée de l’environnement, à supposer qu’en toute connaissance des dimensions plus « laides » ou inconfortables de la nature, il n’y aurait plus aucune raison de s’opposer aux OGMs, de vouloir protéger les habitats ou les espèces menacées.
Je suis certain que monsieur Blanchet-Gravel serait surpris de constater que tant de nous « méchants » écologistes sommes des experts et expertes en horticulture, biologie, géographie, géologie, foresterie, etc., que les moindres randonneurs, campeurs, jardiniers connaissent intimement le sol, la faune et la flore et qu’il n’y a strictement rien d’abstrait dans ce rapport. Comme il n’y a rien d’imaginaire dans le fait de tomber malade à cause de la pollution. N’est-ce pas un peu ironique que l’auteur nous accuse d’avoir une vision tordue du monde alors qu’il a lui-même peint un portrait somme toute bâclé ?
Bref, voilà une (autre) occasion manquée d’avoir une discussion intéressante. Sur les Rainbows, si c’est vraiment ce qui embête M. Blanchet-Gravel. Ou sur le développement durable, tiens, considérant que la notion n’a toujours rien réglé. Reste qu’une nouvelle critique du mouvement environnemental serait utile pour lui permettre d’évoluer, à supposer que le travail soit bien intentionné et rigoureux. Je serais le premier à l’accueillir, et pas de sarcasme cette-fois.
Notes
[1] Activiste depuis 2001, puis chercheur universitaire, auteur de plusieurs articles (Éditions Lux, XYZ) dont une entrée au Dictionnaire de l’écologie aux Presses de l’Université de France et d’un mémoire de maîtrise devenu livre, l’Écologie radicale au Québec. Coordonnateur général du Réseau québécois des groupes écologistes depuis 2010 - où l’essentiel de mon temps est dévoué à comprendre, aider, rassembler et représenter les groupes écologistes du Québec, et où j’ai notamment dirigé le projet de recherche 30 ans au RQGE : une histoire dissidente du mouvement écologiste au Québec, de 1982 à 2012 de Philippe Saint-Hilaire Gravel.