Tiré du blogue de l’auteur.
Dans Le Manifeste communiste, Marx et Engels écrivent en février 1848 :
"Nous voyons donc que la bourgeoisie moderne est elle-même le produit d’un long processus de développement, de toute une série de révolutions survenues dans le mode de production et d’échange. Chaque étape de l’évolution parcourue par la bourgeoisie était accompagnée d’un progrès politique correspondant. Classe opprimée sous la domination des seigneurs féodaux, association en armes s’administrant elle-même dans la commune ; là, république urbaine autonome, ici tiers état taillable de la monarchie ; puis, à l’époque de la manufacture, contrepoids de la noblesse dans la monarchie féodale ou absolue, soutien principal des grandes monarchies en général, la bourgeoisie a réussi à conquérir de haute lutte le pouvoir politique exclusif dans l’État représentatif moderne : la grande industrie et le marché mondial lui avaient frayé le chemin. Le pouvoir d’État moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise."
L’une des originalités de l’œuvre de Marx dans le domaine de la politique tient peut-être en ce qu’il a pu penser l’État moderne sans réduire la politique à ce dernier. Le politique, selon Marx, se loge partout, dans chacun des rapports sociaux qui renvoient chacun à sa manière au champ politique comme sphère de résolution de tous les conflits du corps social.
Comme le souligne l’extrait ci-dessus, les formes et la nature du pouvoir politique dépendrait de tout ce qui se passe, par ailleurs, dans le "mode de production et d’échange". Comme l’a montré Karl Polanyi et l’anthropologie économique depuis les années 1940, cela dépasse de loin le seul domaine strictement "économique", car cela inclut tout aussi bien l’économie capitaliste que les rapports familiaux de reproduction, les dynamiques démographiques et les échanges non marchands par la médiation de l’État, des Églises, d’institutions sociales anciennes héritées, etc.
Selon cette grille de lecture marxienne, l’industrialisation et la mondialisation des échanges "avaient frayé le chemin" à la bourgeoisie, à la tête de l’État moderne. Marx et Engels soutiennent ici une dépendance du pouvoir politique détenu par la bourgeoisie en tant que classe et les transformations dans la production et les échanges : "Chaque étape de l’évolution parcourue par la bourgeoisie était accompagnée d’un progrès politique correspondant."
A suivre Marx et Engels, du Moyen Âge central à l’ère victorienne, la bourgeoisie a pu progressivement gravir les échelons du pouvoir jusqu’à prendre possession de la direction de l’État : "la bourgeoisie a réussi à conquérir de haute lutte le pouvoir politique exclusif dans l’État représentatif moderne". Aussi, quelle que soit la forme nationale de l’État - monarchie constitutionnelle, empire autoritaire modernisateur ou empire multinational d’ancien régime, république parlementaire et/ou présidentielle - le pouvoir politique est défini structurellement par Marx et Engels, au moyen de cette formule célèbre : "Le pouvoir d’État moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise". Car, ce pouvoir s’avère n’être qu’un point au milieu d’un faisceau dense de relations au sein de la société, quitte à ce qu’il se place au sommet et même en extériorité à l’égard de ces relations. Ce sont ces relations et leurs régularités statistiques qui attribuent une position et donc une signification à l’État. C’est seulement au moyen de cette démarche relationnelle, qui rejoint notamment celle de Pierre Bourdieu dans ses Raisons pratiques (1986-1994), qui permet à la fois d’éviter un complotisme anti-bourgeois étroit et de critiquer le monopole politique exercé par la bourgeoisie sur l’État à sa racine.
Pourtant, les choses semblent aujourd’hui plus complexes. Les transformations profondes du monde depuis la chute du mur de Berlin (1989) ont entraîné une telle reconfiguration des territoires, des pouvoirs et des relations internationales que désormais, des questions en apparence simples comme l’identification de ceux qui gouvernent, et des lieux de pouvoir à partir desquels ils gouvernent, se complexifient et deviennent difficiles à saisir.
Il est tentant de reprendre l’extrait ci-dessus afin de poser quelques questions sur la nature du pouvoir d’État bourgeois aujourd’hui. Si, comme l’entendent Marx et Engels, "Chaque étape de l’évolution parcourue par la bourgeoisie était accompagnée d’un progrès politique correspondant", alors qu’en est-il des bouleversements technologiques et économiques depuis 1989 ? Quels en sont les "progrès politiques correspondants" pour la bourgeoisie au pouvoir ?
Parmi les théoriciens marxistes qui ont prolongé ce questionnement dans un effort d’actualisation, Toni Negri et Michael Hardt sont certainement ceux qui ont le plus insisté sur la radicalité des changements intervenus dans l’intervalle des trente dernières années. Ils avaient exposé cette théorie dans Empire, en 2000, dont les ventes ont depuis dépassé le million d’exemplaires à l’échelle du monde. Le nouveau paradigme du pouvoir est celui d’un Empire déterritorialisé et inscrit dans les flux des réseaux transnationaux contrôlés par le capital. Face à l’épuisement des différentes formes de gouvernement disciplinaire et vertical inscrites et reproduites dans l’État moderne, le pouvoir impérial du XXIe siècle se loge dans les relations horizontales des réseaux de l’Empire et d’une "société de contrôle" dont les sujets sont gouvernés par la biopolitique immanente du capital. C’est ce non-lieu du nouveau paradigme du pouvoir qui fait écrire à Hardt et Negri : "notre Empire n’a pas de Rome".
La révolution numérique, l’automatisation et la robotisation en cours ne sont donc pas sans incidence sur le pouvoir de la bourgeoisie comme le suggère le passage cité du Manifeste. Obligés de recourir à l’immanence des réseaux de tous types pour gouverner, le capital et l’État offrent de nouvelles potentialités politiques aux classes subalternes, comme l’a montré l’auto-organisation des mouvements comme les gilets jaunes dernièrement. Hardt et Negri écrivent en ce sens : "La multitude ne peut être dirigée que selon des principes intérieurs (...) cette existence biopolitique de la multitude possède le potentiel pour être transformée en une masse autonome de productivité intelligente, c’est-à-dire en un pouvoir démocratique absolu comme aurait dit Spinoza." (Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils - 10/18, 2000, p. 416).
Alors que l’espace public démocratique hérité disparaît sous l’effet conjugué de la mondialisation marchande et de la restauration néolibérale, de nouvelles virtualités révolutionnaires se forment dans les nouveaux rapports de pouvoir institués par les classes dirigeantes. Dans cette époque transitoire, les luttes subalternes semblent se déployer sans médiation, à l’image des dynamiques biopolitiques instituées par les classes dirigeantes.
Source du texte de Marx et Engels : "Le Manifeste communiste" dans Karl Marx, Philosophie, édition établie par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 1965, p. 401.
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