Et comment n’aurait-on pas envie de reprendre en choeur les invocations répétées par les chroniqueurs du monde entier sur le danger de vouloir s’en prendre à ce qui reste si vital pour un pays qui aspire à la démocratie authentique : la liberté d’expression ?
Et surtout, quoi de plus barbare que de le faire comme on l’a fait ce 7 janvier dernier à Paris : en s’acharnant à décimer à grands coups de kalachnikovs, une équipe de journalistes et de caricaturistes, certes vitrioliques et irrévérencieux, mais dont la seule arme restait le crayon et le rire, aussi « bête et méchant » soit-il par ailleurs !
Je suis donc Charlie... mais ce large consensus qui –à travers cette formule— s’est forgé devant l’ignominie ne doit pas faire illusion. Ni non plus cacher les signes d’un autre drame –autrement préoccupant— dont l’ombre portée est en train d’assombrir et de gagner l’Europe entière.
Peu ont mis en évidence le contexte socio-politique de fond dans lequel cette tuerie a pris corps. Bien sûr on n’a pas manqué –et au premier chef, Marine Le Pen, dirigeante du Front national— de stigmatiser la montée de l’islamisme radical en montant en épingle les dangers qu’encouraient ainsi la république française et ses idéaux laïques et rationalistes hérités des conquêtes du siècle des lumières. Mais en jouant ad nauseam de ce registre, on ne fait que masquer l’essentiel.
Car on ne comprendra rien de la résurgence du terrorisme contemporain sans la relier au terreau qui ces dernières années l’a rendu possible et n’a cessé de l’exacerber : le terrorisme d’État, les menées belliqueuses et impérialistes des puissances occidentales, USA en tête ; elles qui à grands renforts de bombardements indiscriminés, de drones terrifiants et de politiques pétrolières prédatrices et à courtes vues ont fini par participer à la déstabilisation de pays entiers, à la naissance de vastes zones de non droit ou la guerre le partage au chaos et à l’arbitraire le plus absolu, ne laissant bien souvent aux populations civiles locales que l’option des camps de réfugiés ou de l’exil, avec son lot de colères, de frustrations rentrées, de rages soulevées devant tant d’hypocrisie, de doubles-jeux et d’intérêts bien comptés des puissants de ce monde.
Et à ce niveau, la France n’est pas en reste. Avec François Hollande, président soit disant « socialiste » elle est même plus interventionniste que jamais, devenue avec la Grande Bretagne le relais servile des politiques US au Moyen-orient, prête à faire le coup de feu, à envoyer ses soldats et ou ses avions de chasse en Afghanistan, au Mali, en Libye, en Irak...
C’est ce qu’ont oublié les caricaturistes de Charlie Hebdo (et cela ressort d’un choix politique qu’on ne peut que questionner) : la France était en guerre, impliquée plus que jamais aux côtés des USA dans des interventions militaires et politiques qui loin d’éradiquer le sources premières du terrorisme n’ont fait –la réalité de l’Irak nous le montre tous le jours— que de l’alimenter de multiples façons. Dans un tel contexte, quand Charlie Hebdo fait de la religion musulmane, une de ses cibles privilégiées, on est plus qu’en droit de lui demander –lui qui se définit comme un hebdomadaire de gauche— si ce n’est pas pour le moins, politiquement, des plus contre-productifs.
Car c’est là l’autre versant du drame, son revers et sa part sombre : pendant que d’un côté la France se lance dans des équipées militaires hasardeuses à l’extérieur de ses frontières, sur son territoire et en Europe même, voilà que dans le sillage de la crise financière de 2008 et d’un glissement à droite de tout le corps social, n’ont cessé de se renforcer et se banaliser de forts sentiments xénophobes, bien souvent teintés de relents racistes, et qui tout naturellement dans le contexte actuel sont en train de se transformer en islamophobie rampante. Avec tous les dangers que cela peut représenter en termes social et politique.
L’histoire nous l’a tragiquement appris dans le passé. Dans les périodes de crise et d’incertitudes, de désorientation idéologique –et c’est ce que connait l’Europe actuellement— il suffit que des forces d’extrême droite organisées soient capables de pointer du doigt un bouc émissaire et d’en faire le responsable de tous les maux ressentis pour que des populations entières finissent par céder aux sirènes pseudo-rassurantes d’un populisme autoritaire.
Et pour lutter contre cette peste, il faut bien plus que de l’indignation partagée autour des valeurs de la liberté de presse ou de la laïcité !
N’est-ce pas ce à quoi nous invite d’abord à réfléchir cette terrible attaque contre Charlie Hebdo ?
Pierre Mouterde
Sociologue essayiste
Québec, le 9 janvier 2015