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Introduction du livre de Saïd Bouamama : Des classes dangereuses à l’ennemi intérieur

« L’“immigré” fonctionne […] comme un extraordinaire analyseur des régions les plus obscures de l’inconscient », Pierre Bourdieu.

La loi sur le « séparatisme » annoncée pour une présentation au conseil des ministres le 9 décembre 2020 dessine les contours des futures élections présidentielles de 2022. Sans surprise l’immigration, l’islam, les quartiers populaires, etc., sont une nouvelle fois placés au centre des débats politiques et des polémiques qui les accompagnent. La droite s’insurge déjà contre un texte jugé trop « mou » et l’extrême droite y voit une confirmation et une reconnaissance de ses thèses.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Publié le 14 décembre 2021
Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse

Les chroniqueurs médiatiques s’en donnent à cœur joie pour alerter contre un péril imminent lié au « communautarisme » ou contre une catastrophe en cours ayant pour cause l’immigration et ses héritiers français. Dans une logique de surenchère impressionnante, chacun d’entre eux y va de ses propositions pour protéger la République, la laïcité, la liberté d’expression, etc., qui seraient menacées par ce pseudo-« séparatisme » : interdiction du voile pour les accompagnatrices de sorties scolaires pour les uns et même jusque dans la rue pour d’autres, rétablissement de la double peine, expulsion des mineurs isolés ou pour d’autres des femmes portant un foulard, rétablissement de la peine de mort, organisation par l’État de l’« islam de France », réouverture d’un bagne, etc.

Une nouvelle fois, un débat-écran est imposé politiquement et médiatiquement, reléguant à une place seconde pêle-mêle une gestion calamiteuse d’une pandémie inédite, une massification de la paupérisation et de la précarisation aboutissant à un déclassement généralisé s’étendant désormais aux couches moyennes, un mouvement social de grande ampleur qui, des Gilets jaunes au mouvement contre la réforme des retraites en passant par celui contre les crimes racistes, visibilise une crise de légitimité des politiques néolibérales de ces dernières décennies, des violences policières s’étendant désormais à toutes les contestations sociales, alors qu’elles ont été longtemps le « privilège » des quartiers populaires et de leurs habitants, des interventions militaires de l’armée française tous azimuts, etc. Pour ce faire, la vieille recette de la peur est de nouveau mobilisée sous la forme d’un discours de guerre appelant à une logique d’unité nationale contre un « ennemi de l’intérieur » et à faire taire les divergences sociales et les désaccords politiques face au danger mis en scène.

L’assassinat odieux d’un enseignant par « décapitation » en octobre 2020 par un jeune homme de 18 ans est interprété par le président de la République, par son ministre de l’intérieur, par de nombreux responsables politiques et par nos fameux chroniqueurs comme une preuve de la véracité du danger et de l’urgence d’une réaction ferme. L’assassin responsable de cet acte horrible prétendait punir cet enseignant pour avoir utilisé une caricature du prophète du journal Charlie Hebdo dans une séquence pédagogique sur la tolérance.

Tous ceux refusant cette logique de guerre sont réduits à la caractérisation d’« islamo-gauchistes » faisant le lit, soit par calcul, soit par naïveté de l’« islamisme ». L’instrumentalisation d’une émotion collective face à l’ignominie suscite sans surprise une série d’actes, spontanés pour certains, très bien organisés pour d’autres, contre des musulmans ou supposés tels – agression de deux femmes portant un « voile » à Paris, collage des caricatures du Prophète sur les murs de plusieurs mosquées, dépôts de jambons dans les rayons hallal des supermarchés, etc. – et contre lesdits « islamo-gauchistes » – inscription du mot « collabo » au siège du PCF à Paris, exigence d’un remplacement des responsables de l’observatoire de la laïcité accusés de ne pas partager la vision guerrière et excluante de ce principe démocratique, etc.

Nous en sommes là au moment où nous terminons ce livre dont le projet et le contenu sont issus des échanges établis lors de nos nombreuses conférences sur les immigrations et leurs héritiers, sur les quartiers populaires et les processus sociaux qui s’y déploient et sur les politiques de ces dernières décennies concernant ces territoires et leurs habitants. L’approche parcellaire de ces questions, isolant chacune d’entre elles du contexte global (historique, économique, idéologique, politique, etc.), nous semblait en effet fréquente. Or isoler une partie (ou des parties) de la totalité qui la détermine est un frein consistant à la compréhension des enjeux globaux de ces questions. Les faits décrits ci-dessus, c’est-à-dire la gestion par la peur d’un fait social ignoble, d’une part, et les réactions islamophobes suscitées par cette gestion, d’autre part, ne sont possibles qu’en prenant en compte ce réductionnisme méthodologique désormais banalisé par les chroniqueurs et autres « experts » qui peuplent les plateaux et ainsi influencent l’opinion publique dans une direction unique. Proposer une recontextualisation historique, économique et idéologique des différentes questions liées aux immigrations, à leurs héritiers français et aux territoires où ils habitent est l’objectif principal de ce livre. Nous ne visons pas une exhaustivité impossible mais simplement un rappel de quelques données de ces différents contextes sans lesquels les dominants peuvent aisément imposer leurs lectures du réel jusqu’à une partie importante de ceux qui veulent les combattre.

Sur le plan historique, l’idée répandue d’une immigration contemporaine posant des difficultés au reste de la société ou constituant un danger pour elle, suppose une réécriture de l’histoire des immigrations passées. Le roman d’une intégration harmonieuse des immigrations européennes est, en effet, mobilisé pour mettre en exergue l’impossible « intégration » des immigrations contemporaines. Pour ce faire sont effacés de la mémoire historique les discours et les traitements subis par ces immigrations européennes au moment où elles se déroulent. Sur le plan du traitement, ces immigrations successives ont été systématiquement assignées aux emplois et aux secteurs surexploités, aux logements ségrégués et à l’incertitude du séjour. Sur le plan des discours, ces immigrés « européens » ont été systématiquement stigmatisés comme porteur de tous les maux sociaux, tant dans le discours politique que dans les médias. Des « immigrés de l’intérieur » (Bretons et autres Auvergnats) aux immigrations « européennes », la stigmatisation idéologique de ces immigrations répond à leurs fonctions économiques.

Sur le plan économique, ces immigrations successives relèvent de causalités similaires – ce qui n’exclut pas, bien sûr, des spécificités secondaires – et d’un mode d’insertion tout aussi comparable dans la société française. Les causalités repérables, hier comme aujourd’hui – pour les immigrations européennes ou pour celles en provenance des colonies puis des anciennes colonies – se trouvent dans la destruction des économies paysannes communautaires, familiales, basées sur une agriculture vivrière et une économie de subsistance par un capitalisme qui ne peut fonctionner qu’en s’étendant, c’est-à-dire en détruisant sur son passage tous les autres modes de production. La colonisation est à cet égard une généralisation par la force armée des rapports sociaux économiques capitalistes débouchant sur les mêmes résultats – mais beaucoup plus radicalement et rapidement – que ceux obtenus par la ruine de la paysannerie européenne. Les paysans dépossédés sont dès lors « libres » pour se transformer en prolétaires dont a besoin le système capitaliste. Ils constitueront dès lors, hier comme aujourd’hui, une variable d’ajustement structurel par le biais d’une segmentation du marché du travail permettant d’exploiter l’ensemble des travailleurs et de surexploiter une partie d’entre eux. L’inégalité des droits sociaux, syndicaux et politiques et les discriminations légales liées à la nationalité, la menace de l’expulsion et la répression contre les velléités contestatrices ont de manière continue été utilisées pour imposer une assignation à la surexploitation. Autrement dit, la « race » a été de manière constante utilisée comme mode de gestion des rapports de classes pour masquer ceux-ci, diviser selon l’origine des travailleurs ayant un intérêt stratégique à s’unir, invisibiliser la surexploitation en expliquant de manière essentialiste la condition sociale des immigrations successives comme résultant d’un « défaut d’intégration », suscité lui-même par une pseudo-différence culturelle. L’essentialisme fut ainsi (et est encore aujourd’hui) l’accompagnement idéologique de cette gestion des rapports de classes.

Cette invariance de la fonction économique n’empêche nullement l’existence de variations liées au rapport de forces social de chacune des séquences historiques. En fonction de la manière dont les organisations du mouvement ouvrier ont abordé les questions liées à l’immigration, l’assignation et la surexploitation qui l’accompagne ont été plus ou moins fortes et plus ou moins durables. Or les dernières décennies du siècle passé ont vu se déployer une mutation importante du rapport de forces social à l’échelle de chaque pays et à l’échelle mondiale. Ce qui a été appelé « mondialisation » est une stratégie de reconquête par les classes dominantes des conquis sociaux arrachés par les luttes sociales depuis plus d’un siècle et demi. Nous assistons à la destruction pas à pas de toutes les entraves à la logique capitaliste imposées par les luttes sociales antérieures –une grande revanche historique en quelque sorte. La mise en concurrence à l’échelle mondiale des forces de travail que constitue cette mondialisation capitaliste (ou plus exactement cette phase nouvelle de la mondialisation capitaliste) nécessitait un nouveau modèle migratoire et un nouvel accompagnement idéologique. Contrairement à la phase antérieure du capitalisme, l’accès à la force de travail surexploitée est désormais obtenu d’abord par l’exportation des entreprises et secondairement par l’importation d’immigrés. Il en découle la fermeture des frontières dans une logique de construction de l’Europe forteresse, d’une part, et une précarisation du séjour des nouveaux immigrés pour les secteurs de l’économie non délocalisables, d’autre part. L’accompagnement idéologique, pour sa part, prend les formes des discours sur le « seuil de tolérance », la « crise migratoire », le « grand remplacement », etc.

C’est ce nouveau contexte global que constitue la « mondialisation » qui doit, selon nous, être pris en compte dans l’analyse des différentes questions contemporaines liées à l’immigration et aux quartiers populaires. Non seulement il n’y a aucune crise migratoire (au sens d’un afflux massif dépassant de pseudo-capacités d’accueil) mais les structures démographiques européennes rendent nécessaire un apport migratoire pour permettre de contrecarrer ou de ralentir le vieillissement de la population. Il n’y a pas d’afflux massif de nouveaux immigrés, en dépit des conséquences catastrophiques des politiques néolibérales imposées par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale et des effets destructeurs des guerres pour les minerais et les énergies que mènent les grandes puissances, car ce sont vers les pays voisins que migrent les damnés de la terre de la mondialisation capitaliste. C’est donc à d’autres besoins que répond le nouveau modèle migratoire. Le premier besoin est celui de fixer sur place la main-d’œuvre bon marché pour la rendre disponible pour les emplois délocalisés. Il en découle le principe de la fermeture militarisée des frontières européennes et états-uniennes, avec en conséquence une Méditerranée et une frontière mexicaine se transformant en cimetières géants. Le second besoin est le captage des forces de travail qualifiées (la fameuse « fuite des cerveaux » africains par exemple) ne trouvant plus à s’employer sur place du fait de la destruction des services publics imposée par les plans d’ajustement structurel du FMI. Il en découle le principe cynique de l’« immigration choisie », consistant à récupérer une force de travail qualifiée dont le coût de formation n’a pas été supporté par l’économie française. La crise du Covid a ainsi mis en exergue le grand nombre de médecins étrangers exerçant dans les services d’urgence. Le troisième besoin est celui de fournir une main-d’œuvre « compétitive » pour les secteurs non délocalisables.

Il en découle en premier lieu une production juridique de sans-papiers, l’épée de Damoclès de l’expulsion et les contraintes de la survie contraignant ceux-ci à accepter des conditions de travail et de rémunération se rapprochant de celles des emplois délocalisés dans les pays dominés. Le « statut » de sans-papiers, jadis de courte durée, s’étend désormais sur plusieurs années, constituant ainsi un vivier conséquent de main-d’œuvre n’ayant pas d’autre choix que d’accepter ce type d’emplois.

Il en résulte en second lieu la précarisation du séjour pour les immigrés « réguliers » sur lesquels pèse désormais la menace permanente de non-renouvellement de leur titre de séjour. Les lois sur le séjour, qui se sont multipliées ces dernières décennies, ont toutes été dans le sens d’une instabilité qui rend les immigrés « réguliers » captifs de certains emplois et de certains secteurs.

Il en découle enfin, en troisième lieu, un système de discriminations racistes touchant les Français héritiers des immigrations provenant des anciennes colonies. À la différence des immigrations européennes, pour qui le traitement discriminatoire prenait fin avec les enfants français de ces immigrés, il perdure désormais au moins sur plusieurs générations pour les héritiers des immigrations postcoloniales. Le stigmate xénophobe prend désormais une dimension transgénérationnelle. À la nationalité comme critère de discrimination légale s’ajoutent désormais l’origine ou la couleur comme critères de discrimination illégale mais généralisée. C’est ainsi une véritable pyramide des forces de travail qu’organise le capitalisme mondialisé dans chacun des pays du centre dominant. Loin de s’arrêter à l’immigration, cette logique pyramidale s’étend ensuite à l’ensemble des forces de travail par la dérégulation, la flexibilisation et la multiplication des statuts et en particulier des statuts précaires. C’est ce processus global que vise à masquer ou à légitimer idéologiquement une série de nouveaux discours (ou d’anciens reformulés) constitutifs des polémiques médiatiques et politiques récurrentes sur l’immigration ou sur les jeunes des quartiers populaires : « crise de l’intégration », « communautarisme », « ensauvagement », etc.

Ces nouveaux discours procèdent par inversion de l’ordre des causes et des conséquences. Des résultats d’un traitement inégalitaire sont présentés comme des causes relevant d’une essence, d’une culture, d’une religion. La discrimination raciste, qui ne peut plus être niée en raison de son ampleur, est de cette façon imputée aux victimes. Les discriminations en matière d’accès au logement deviennent ainsi le résultat du communautarisme. Celles en matière scolaire se transforment en résultat de la culture familiale. Celles en matière d’emploi se mutent en conséquence d’une pseudo-crise de l’intégration. La dénonciation de ces discriminations peut dès lors s’interpréter comme étant une victimisation soit pathologique, soit stratégique afin d’accéder à un bien rare non mérité (emploi, formation, logement, etc.). Les conséquences de ces discriminations racistes sur les trajectoires de ceux qui les subissent et sur la collectivité sont conséquentes. Sur le plan collectif, se diffuse l’image d’une partie de la population française problématique à partir d’un critère de couleur et d’origine. Sur le plan des trajectoires se déploient des dégâts invisibles (ou plus exactement invisibilisés par le discours dominant) tant au niveau de la santé physique que de la santé mentale. Le sentiment d’être un Français de seconde zone n’est pas sans conséquence dans le rapport à soi, aux autres et à la société globale.

De la révolte individuelle au nihilisme en passant par l’autodestruction de soi et/ou de son entourage et les révoltes collectives des quartiers populaires comme en novembre 2005, nous sommes en présence des effets de ce système de discriminations racistes. Pour une extrême minorité de cette jeunesse, celle disposant dans son entourage du moins de facteurs de protection, la fragilisation de l’existence et l’impossible projection dans l’avenir conduisent à les rendre disponibles à toutes les récupérations idéologiques. C’est ainsi que les discriminations racistes forment un terreau pour les charlatans de tout poil (du « complotisme » au « terrorisme »). Ces conséquences du contexte discriminatoire sont à leur tour mises en scène comme autant de causes reliées à une pseudo-spécificité de l’islam.

L’explication culturaliste en lieu et place de l’explication socio-économique permet ainsi de passer d’une extrême minorité à toute une catégorie de la population caractérisée par sa foi réelle ou supposée, tout en invisibilisant les causes réelles du processus. En dépit d’une multitude de recherches documentant les processus de discriminations racistes massives et structurelles, ceux-ci disparaissent des analyses dominantes des faits et maux sociaux concernant les quartiers populaires et leurs habitants. Toujours sur le plan des trajectoires, un effet massif se déploie, déterminé par les contraintes de la survie : la baisse de l’ambition, c’est-à-dire la résignation au déclassement. Ainsi est de nouveau produit un vivier conséquent de main-d’œuvre disponible pour les emplois soumis à la surexploitation.

Ces nouveaux discours idéologiques ne pouvaient pas ne pas produire une reconfiguration du racisme, l’adaptant aux nouveaux besoins du capitalisme mondialisé. Contrairement aux explications idéalistes, le racisme n’est pas une caractéristique inhérente à l’être humain mais une production historique datée. La mise en scène par l’antiracisme d’État du racisme comme étant une malédiction incontournable, une face négative de l’humanité, une réalité ayant toujours existé, etc., permet de masquer les fonctions systémiques du racisme sur les plans économique, politique et idéologique. Pour ce faire, le racisme est amalgamé avec d’autres processus ayant existé dans le passé, et en particulier avec l’ethnocentrisme et la xénophobie. Or le racisme émerge comme théorisation de l’inégalité légitime entre les hommes selon le critère de l’appartenance à de pseudo-races au moment de l’émergence du capitalisme, pour justifier l’extension de celui-ci au reste du monde. Pour lui aussi, ce sont des besoins matériels qui suscitent des justifications idéologiques. Pour les mêmes raisons, le racisme a une histoire le faisant passer d’une figure à une autre en fonction des besoins de justification et des rapports des forces. Ces derniers, en se transformant, suscitent de nouvelles figures moins décrédibilisées et donc pouvant mieux jouer leur fonction de légitimation de la domination. Les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme, les progrès des savoirs scientifiques et les révoltes des « races inférieures », ont ainsi globalement rendu obsolète la figure du racisme biologique. La figure du racisme culturaliste pouvait alors apparaître. La mutation de la forme était ainsi au service de la continuité de la fonction.

Les mutations de la mondialisation capitaliste sont d’une telle ampleur et suscitent une telle régression sociale qu’elles rendaient nécessaire une nouvelle mutation des modalités du racisme. Tout en restant centré sur une approche culturaliste, ces nouvelles modalités devaient en effet répondre aux besoins de légitimation de la mondialisation : justification des nouvelles guerres pour les énergies et les matières premières, légitimation de la politique meurtrière de fermeture armée des frontières, justification des discriminations racistes et de l’organisation pyramidale des sociétés des pays dominants, etc. La théorie du « choc des civilisations » apporte un cadre théorique global à ce besoin de nouvelles modalités du racisme. Celui-ci s’argumente désormais – explicitement ou de manière plus masquée – en invoquant l’existence d’un « conflit de civilisation » rendant nécessaire la défense d’une civilisation occidentale qui serait menacée par d’autres. Il prend ainsi la forme du racisme civilisationniste. L’avantage de cette nouvelle figure est sa grande plasticité lui permettant de s’adapter à une diversité de cibles selon les besoins du pays concerné, du moment historique ou de l’objectif de court terme visé. Il peut ainsi se décliner en racisme anti-latino aux États-Unis et en islamophobie et en négrophobie en France. Si elle est unitaire (au sens d’une unité de l’argumentaire), la nouvelle figure n’est pas unicitaire (au sens de la multiplicité de ses traductions possibles).

Bien entendu, les cibles de ces nouvelles formes du racisme ne sont pas restées sans réactions. Depuis les débuts de la décennie 1980, les luttes contre les discriminations racistes, l’islamophobie, les guerres impérialistes, les violences policières, etc., se multiplient pour dénoncer les conséquences racistes de la mondialisation capitaliste. Les convergences se sont multipliées jusqu’à dessiner les contours de ce qu’il est convenu désormais d’appeler l’« antiracisme politique », expression choisie par ces militantes et militants pour souligner le caractère systémique du racisme par opposition à une approche dominante du racisme le définissant comme réaction individuelle. Le caractère systémique du racisme appelle une action politique, alors que sa définition individuelle oriente vers une action morale ou d’éducation ou encore limitée à la déconstruction des préjugés. Des tentatives d’organisation se sont déployées et en dépit des divergences, profondes sur certaines questions, elles ont convergé pour visibiliser ce que les nouveaux discours de la domination tentaient d’occulter. La réaction systémique fut violente, aussi violente que les intérêts en jeu. Elle prit d’abord la forme d’une tentative d’endiguement et d’isolement de l’antiracisme politique par l’intimidation des alliés potentiels. Le contexte des attentats fut mis à contribution et instrumentalisé pour ce faire. L’apparition, puis la reprise médiatique massive du néologisme « islamo-gauchisme » à des fins de disqualification puis de menace, illustrent cette tentative de remise au pas, c’est-à-dire de réimposition du silence. Elle prit ensuite la forme d’une police du vocabulaire tentant d’interdire certains concepts permettant de comprendre les mutations contemporaines du racisme : racisme d’État, islamophobie, etc. Elle prit enfin la forme d’une logique ancienne de réponse aux exigences d’égalité, celle de l’inversion. C’est ainsi et pour ce faire qu’est diffusée médiatiquement la thèse de l’existence d’un pseudo-« racisme anti-Blanc ». Cette thèse occulte le lien entre racisme et pouvoir et permet ainsi de mettre sur le même plan des insultes individuelles et des inégalités de traitement en raison de l’origine ou de la couleur. La logique déployée est du même type que celle jadis mise en avant à propos de l’exigence d’égalité entre hommes et femmes. Elle aussi s’est vue opposer un pseudo-sexisme anti-homme.

Une telle inversion ne pouvait tenter de s’imposer qu’en diffusant une peur sociale, ce qui prit la forme des discours politiques et médiatiques sur le « communautarisme », le « séparatisme », l’« ensauvagement », etc. Au sein même de la République existerait, selon ces discours, un ennemi de l’intérieur menaçant pêle-mêle la République, la laïcité, le droit des femmes, et propageant un racisme anti-Blanc.

Une logique de guerre préventive pouvait dès lors se déployer contre cet ennemi dans des formes qui ne sont pas sans rappeler les logiques anticommunistes des moments les plus exacerbés de la guerre froide. Justifier par la peur un traitement d’exception d’une partie de la population est, hier comme aujourd’hui, un mode de gestion de la contestation sociale. Ce traitement spécifique vise à surveiller et punir une partie de la population que ses conditions d’existence poussent à la revendication et à la révolte sociale. Les discours sur les « territoires perdus de la République » qu’il serait urgent de reconquérir, au besoin par la force, visent ainsi à actualiser la vieille hantise du contrôle des « classes dangereuses ». Ils ont préparé l’opinion publique à accepter une mutation des objectifs de la police dans les territoires où habitent ces populations construites comme dangereuses. Véritable logique de guerre, la pseudo-« reconquête territoriale » se traduit par une militarisation de l’armement policier, la création d’une police spécifique dont la BAC est le service le plus connu, un accroissement des contrôles au faciès à des fins d’intimidation et de rappel de la domination. Le résultat est sans surprise et se concrétise par des violences policières systémiques débouchant sur des deuils à répétition dans les quartiers populaires. Loin d’être des bavures, ceux-ci ne sont que le haut de l’iceberg des violences policières, elles-mêmes issues des choix des politiques de maintien de l’ordre dans certains territoires.

Les interactions entre toutes ces différentes questions seront développées dans les différents chapitres de ce livre. Soulignons pour l’instant à nouveau l’importance d’une approche systémique contre la lecture parcellisante dominante. La lecture parcellisée des questions liées à l’immigration et aux quartiers populaires, le découplage de ces questions du contexte économique et politique global et mondial, la non-inscription de ces questions dans la dynamique historique avec ses invariances et ses mutations – aboutissant à percevoir la réalité contemporaine comme entièrement nouvelle ou au contraire entièrement identique –, la négation des contradictions matérielles et politiques déterminant cette dynamique historique,  etc., constituent les caractéristiques essentielles des analyses hégémoniques des questions liées à l’immigration sur les scènes politique et médiatique. Elles débouchent toutes sur une négation de la dimension systémique qui relie l’ensemble de ces questions entre elles. Il n’y a pas d’un côté les violences policières et de l’autre les discriminations racistes, d’une part les guerres impérialistes et d’autre part le développement de l’islamophobie et de la négrophobie, ici la pseudo-« crise des réfugiés » et là la question des sans-papiers. Ces questions sont reliées entre elles par un même contexte qui les détermine et par un même système social dominant qui les structure. Ce n’est ainsi pas un hasard si les termes militants diabolisés sont justement ceux conduisant à une prise en compte de cette dimension systémique : racisme d’État, violences policières, islamophobie, etc.

Ce lien systémique ne signifie pas que nous soyons en présence d’un grand complot élaboré secrètement et ensuite mis en œuvre pas à pas. Les accusations de complotisme visent fréquemment à invalider les prises de conscience de cette dimension systémique. Ainsi, si le complotisme est réducteur, l’accusation systématique de complotisme l’est tout autant. L’anti-complotisme dominant accompagne le processus d’invisibilisation de la dimension systémique des problèmes sociaux. Il empêche de prendre en compte les stratégies des classes dominantes pour défendre leurs intérêts matériels. En fait, c’est par adaptations successives que se met en place la cohérence globale entre les besoins économiques et leurs justifications idéologiques. À partir du moment où chacune des questions est abordée sur la base d’un critère commun, en l’occurrence la recherche du profit maximum et plus précisément la baisse du coût de la force de travail, les réponses finissent par converger, par se renforcer l’une l’autre, par se mettre en complémentarité, par faire système. À l’image du jouet traditionnel « culbuto » retrouvant toujours son équilibre du fait que sa base est lestée par un poids, un système de domination en mutation finit par retrouver une cohérence globale du fait qu’il dispose d’une base lestée par son critère central (aujourd’hui le profit maximum). Pour paraphraser Malcolm X, nous pourrions ainsi dire : « Si vous ne faites pas attention à la dimension systémique, l’idéologie dominante vous fera détester les opprimés et aimer les oppresseurs. » Si ce livre contribue modestement à cette prise de conscience collective du caractère systémique qui relie toutes les questions liées à l’immigration, à leurs héritiers français et aux quartiers populaires, il aura fait œuvre utile. S’il aide à comprendre que ces questions constituent un analyseur de la société française et de ses mécanismes d’exploitation et de domination, il aura apporté une modeste contribution au combat pour l’égalité.

Saïd Bouamama : Des classes dangereuses à l’ennemi intérieur

Capitalisme, immigrations, racisme

Editions Syllepse, Paris 2021, 500 pages, 23 euros

https://www.syllepse.net/des-classes-dangereuses-a-l-ennemi-interieur-_r_22_i_866.html

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