La littérature scientifique sur les inégalités entre catégories sociales est aujourd’hui abondante en France. Elle peut notamment s’alimenter aux données fournies par l’appareil de la statistique publique, et sur le site de l’Observatoire des inégalités. Pourtant, tout cela est loin d’être satisfaisant. Il y a d’abord les imperfections, zones d’ombre et véritables champs aveugles de ces données statistiques. Certaines sont liées à un manque de curiosité de la part des chercheurs. A quand, par exemple, une étude d’ensemble sur les différences de pratiques alimentaires selon les catégories sociales, dont l’incidence sur les inégalités de santé est pourtant manifeste ? Ou sur les condamnations par la justice en fonction de l’origine migratoire ou sociale ? D’autres aux limites mêmes des approches statistiques : comment par exemple quantifier la qualité de l’environnement visuel, sonore, olfactif, etc., d’un appartement par exemple pour mesurer les inégalités dans le domaine du logement ?
Il existe une autre limite, plus importante à nos yeux. Tous les travaux sur les inégalités sociales sont le plus souvent extrêmement spécialisés. Trop souvent ils s’enferment dans un domaine au champ déterminé tout en ignorant ce qui se passe ailleurs. C’est le cas par exemple du dernier ouvrage de Thomas Piketty [Le Capital au XXIe siècle, Editions du Seuil, 2013.], qui traite des inégalités de revenus et de patrimoines. Pour nécessaires et précieuses que soient les études spécialisées, il faut être conscient de leurs limites, y compris dans leurs propres domaines, dès lors qu’elles ignorent celles menées sur les domaines voisins ou connexes.
Par ailleurs, une division du travail s’est introduite au sein du monde intellectuel comme auparavant au sein du travail manuel à l’instigation du taylorisme dans l’entreprise. On applique de plus en plus à la recherche scientifique les recettes de l’organisation industrielle : la recherche doit se spécialiser de plus en plus, se normaliser, se soumettre à des procédures rigides, etc. En même temps, la concurrence entre les organismes de recherche et entre les chercheurs pousse souvent ces derniers à s’enfermer dans un pré carré qu’ils défendent jalousement : la « propriété privée » des concepts, des champs, des résultats n’est pas moins génératrice d’étroitesse d’esprit que celle des biens. Enfin, dans le cas d’espèce, la division des champs de compétence des différents appareils administratifs, qui sont bien souvent les principales sources d’information statistique, introduit elle aussi des obstacles supplémentaires.
Pour pallier ce défaut, une simple synthèse de l’ensemble des données disponibles, composant une sorte d’état des lieux ou de tableaux des inégalités, comme le fait par exemple l’Observatoire des inégalités, pour nécessaire qu’elle soit, ne suffit pas davantage : elle fait comme si toutes les inégalités se valaient et comme si elles n’étaient pas liées entre elles. Ce qu’il faut tenter de mettre en œuvre, c’est une approche systémique des inégalités sociales : une approche qui mette précisément en évidence leur caractère de système. Un certain nombre d’exigences en découlent.
Parler de système des inégalités sociales suppose, en premier lieu, de ne pas limiter leur étude à une approche analytique séparant leur manifestation sous différents aspects ou au sein de différents domaines. Cela implique de montrer, au contraire, que les différentes inégalités interagissent, qu’elles se déterminent réciproquement, qu’elles sont mutuellement causes et effets les unes des autres et qu’elles ne peuvent s’expliquer et se comprendre par conséquent que dans et par leurs relations. Ainsi, les inégalités sociales face à la maladie et la mort renvoient-elles, quant à leurs déterminants, aux inégalités de conditions de travail, mais aussi à celles entre revenus, entre niveaux de formation scolaire, entre conditions de logement, entre usages du temps libre, etc., qui déterminent notamment le recours au système de soins. Inversement, des inégalités dans les conditions de logement entraînent non seulement des inégalités face à la santé mais encore face à l’emploi, face aux équipements collectifs et aux services publics, face aux loisirs, etc.
La mise en évidence de ces interactions permet le cas échéant de hiérarchiser les inégalités en mettant en évidence celles qui s’avèrent les plus déterminantes dans ce système : ainsi en va-t-il par exemple des inégalités quant à la position dans la division sociale du travail, dans la hiérarchie des diplômes scolaires ou dans celle des revenus à l’égard des inégalités entre catégories sociales. A livrer en vrac des informations sans les comprendre d’un point de vue global et sans hiérarchiser l’importance des différents facteurs, on finit par faire comme si tout se valait, des inégalités de revenus dans le monde à l’accès aux soins dans les campagnes françaises.
La plupart de ces interactions provoquent des processus cumulatifs. Ainsi, pour nous en tenir aux exemples précédents, les personnes les plus démunies sont aussi fréquemment celles dont l’état de santé laisse le plus à désirer et celles dont l’emploi est le plus précaire et le plus mal rémunéré. Autrement dit, être victime d’une inégalité sociale déterminée accroît le risque d’être victime d’autres inégalités sociales. Et inversement pour ceux qui profitent des inégalités. Étudier le système des inégalités, c’est donc, en second lieu, mettre en évidence les processus qui peuvent favoriser ce type de phénomènes cumulatifs, qui conduisent à des phénomènes de polarisation sociale plus ou moins accentuée et déterminer évidemment les groupes sociaux qui en sont, selon le cas, victimes ou bénéficiaires. Mais c’est aussi, le cas échéant, relever la présence d’effets de sens inverse, qui atténuent leurs propres causes en conduisant à rééquilibrer la distribution des avantages et inconvénients au sein d’un système globalement inégalitaire. Ainsi par exemple, la domination masculine se traduit chez les femmes – entre autres – par un plus grand souci de l’apparence physique : il faut plaire aux hommes. Cela leur vaut aussi de prendre mieux soin de leur corps en général, de le soumettre moins souvent à des risques, de recourir plus fréquemment au système de soins, autant de pratiques qui contribuent à une espérance de vie supérieure.
Parler de système des inégalités, c’est enfin présupposer en dernier lieu la résistance et la persistance d’une structure d’ensemble qui tend à se reproduire dans le temps, en déterminant par conséquent les trajets sociaux des individus sur le cours de leur existence, en limitant mais aussi et surtout en orientant leur mobilité sociale. Certes, ce présupposé demande à être soumis à vérification pour chacune des dimensions particulières de la hiérarchie sociale : qu’il s’agisse de classes sociales, de genre, de classe d’âge, ou d’inégalités entre nationaux et étrangers par exemple. Cela permet de déterminer dans quelle mesure cette reproduction de génération en génération se trouve réalisée ainsi que les facteurs qui la déterminent prioritairement à chaque fois. Mais l’existence même de cette structure (les rapports sociaux entre les classes pour les inégalités entre catégories sociales, les rapports sociaux de sexe pour les inégalités entre hommes et femmes, etc.) ne fait aucun doute comme le montre un immense ensemble de données. Cette structure fixe les limites de la mobilité sociale offerte aux individus mais aussi des politiques qui visent à réduire les inégalités sociales uniquement en mettant en avant une irréalisable « égalité des chances ». Remettre en cause le système sous-jacent des inégalités dans son ensemble est une opération beaucoup plus complexe que faire miroiter la possibilité à tous d’accéder au sommet d’une société inégalitaire. (6 octobre 2014, écrit pour le site « L’Observatoire des inégalités »)
Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, codirecteurs du « Dictionnaire des inégalités », Armand Colin, 2014.