C’est le moment des anniversaires politiques. En novembre dernier, ce furent les 20 ans après la chute du mur de Berlin, en novembre 1989 – gros mensonge de Nicolas Sarkozy (« J’y étais, j’ai donné un coup de marteau dans le Mur ») y compris. Maintenant, en octobre 2010, c’est les 20 ans de la « réunification » entre la République fédérale d’Allemagne (RFA) et l’ex-Etat de l’Allemagne de l’Est, feu la République démocratique d’Allemagne (RDA).
C’est le 03 octobre 1990 que l’existence de la RDA a formellement pris fin, après 41 années moins quelques jours d’existence. Ce jour-là, elle a cessé d’exister en tant qu’Etat indépendant ; bien que, pendant une bonne partie de son existence, son indépendance ait été assez relative puisque (comme dans d’autres « Républiques populaires » à l’Est du continent) un certain nombre de décisions importantes étaient prises en URSS.
L’ancien régime, sous le « Parti socialiste unifié » (SED) – à hégémonie stalinienne -, s’était écroulé en novembre 1989. Les premières élections vraiment plurielles s’étaient déroulées le 18 mars 1990, rendant majoritaire une alliance de trois partis politiques baptisée « Alliance pour l’Allemagne ». La force hégémonique au sein de cette alliance, adossée à la droite d’Allemagne de l’Ouest, était déjà la CDU (Union chrétienne-démocrate). En RFA, celle-ci était au gouvernement. Dans l’ancienne RDA – d’avant la chute du Mur -, avait existé également un parti sous ce même nom, mais la CDU est-allemande était en fait une force alliée au SED et sous l’étroit contrôle de ce parti hégémonique et dominant. (La CDU de RDA avait voté, p.ex. – librement ou contrainte –, pour l’intervention soviétique en Pologne, en 1981. La seule fois qu’elle avait voté au parlement contre la politique du SED, c’était pour refuser l’avortement.)
Après « le tournant » - « Die Wende » - comme furent communément appelés les événements de la fin 1989 -, la CDU est-allemande tourna vite sa veste et se mua en soutien aux forces dominantes en Allemagne de l’Ouest. Ces dernières l’appuyaient et la finançaient, alors que le parti social-démocrate (SPD) créa, lui, sa filiale en ce qui était encore la RDA.
A l’Ouest, la droite du chancelier Helmut Kohl était au gouvernement (depuis 1982) et comprit vite son intérêt de forcer le processus de « conquête pacifique » de la RDA. Elle savait qu’il fallait faire vite, puisque les alliés politiques de la République fédérale – surtout les conservateurs britanniques de Margaret Thatcher et John Major, dans une moindre mesure une partie des élites françaises – se méfièrent du renforcement en perspective de la puissance allemande. Ainsi, quelques jours seulement après la fin du régime hégémonique du SED, le chancelier Kohl proposa-t-il une Union financière et monétaire (qui entra effectivement en vigueur au 1er juillet 1990), signifiant la disparition du « Mark » de la RDA et l’introduction du Deutsche Mark de l’Ouest.
Ce plan était en fait assez populaire dans l’Etat est-allemand, où il était perçu comme la promesse de l’introduction d’une « monnaie forte » et de l’accès à des possibilités de consommation jusque-là presqu’insoupçonnées. Ce n’est que bien plus tard, que beaucoup comprirent que l’Union monétaire et financière signifiait aussi la transformation de l’ex-RDA en débouché - sans entraves - pour les entreprises ouest-allemandes et la fin quasi-totale de l’industrie est-allemande.
Celle-ci, bien qu’elle eût ses défauts importants (forte pollution !), n’était pas aussi« nulle et totalement dépassée » qu’elle était à l’époque présentée aux Allemandes de l’Ouest. La RDA avait été la dixième puissance industrielle du monde encore en 1985, des entreprises ouest-allemandes étaient présentes à la Foire industrielle de Leipzig et faisaient produire des marques en RDA (p.ex. les frigos vendus par l’entreprise de vente par correspondance, Quelle). Il est vrai qu’à la fin des années 1980, l’endettement de la RDA – auprès des pays capitalistes – augmentait, menaçant d’asphyxier l’économie. Et que la population travailleuse était largement démotivée, vue la sclérose du pouvoir (comparé aussi à l’URSS des « réformes » gorbatchéviennes) et l’absence de démocratie.
En 1990, la base sociale d’une politique promettant « le paradis capitaliste » correspondait à une large majorité des Allemands de l’Est. Au moment de l’implosion de l’Ancien régime, début octobre 1989, avait d’abord surgi un « mouvement citoyen » - regroupant des « dissidents », des écologistes, une partie de l’Eglise protestante réfractaire au pouvoir – qui se prononçait pour une « alternative démocratique » (voire un « socialisme amélioré ») dans une RDA qui resterait indépendante. Mais ce courant a été vite marginalisé dans l’opinion publique au fil des semaines et des mois. Ce n’est que plus tard, une fois l’Union monétaire puis politique réalisées, qu’une partie des Allemands de l’Est commençait à regretter que la majorité avait totalement lié son sort – au cours de l’année 1990 – aux promesses des élites capitalistes en Allemagne de l’Ouest.
Le débat de l’été 1990 était celui sur les modalités d’adhésion des structures politiques de la RDA finissante à la République fédérale d’Allemagne : fallait-il utiliser l’article 23 (adhésion pure et simple « à l’ordre constitutionnel » existant) de la Constitution ouest-allemande, ou alors son article 146 (prévoyant l’élaboration d’une nouvelle constitution avant une réunification entre les Allemagnes de l’Ouest et de l’Est) ? C’est la première option qui a été choisie, l’adhésion – pure et simple – entrant en vigueur le 03 octobre à minuit.
En Allemagne de l’Ouest, le climat politique était différent : moins euphorique que pour une majorité en ex-RDA. Certes, une large majorité de la population n’était pas hostile à la « réunification », puisque « l’Unité nationale à rétablir » avait été – ensemble avec l’anticommunisme – l’un des dogmes d’Etat les mieux soignés pendant quarante ans d’existence de la République ouest-allemande.
Mais une courte majorité avait également peur pour son niveau de vie : « Qu’est-ce que ça va nous coûter ? » Les élites s’apprêtaient à effectuer des transferts financiers importants vers l’ex-RDA, au nom de la « reconstruction » (après avoir cassé toutes les infrastructures existantes). Ceux-ci ont servi de prétexte, plus tard, à casser des acquis sociaux et à appauvrir des couches importantes de la population. Ces dépenses publiques ont cependant aussi freiné le développement de la puissance étatique et nationale de la « nouvelle Allemagne », contrairement à ce qu’un partie de l’élite attendait et qu’une partie des opposants intérieurs et/ou rivaux extérieurs craignaient.
Sur le plan politique, la réalisation de la « réunification » a d’abord, en 1990, marginalisé l’extrême droite (qui avait atteint des scores importants au cours des dernières années et envoyé des députés au Parlement européen en 1989) : ses électeurs ont alors rallié majoritairement la droite classique, « le parti de l’Unité nationale ». Mais à partir de la fin 1990, une partie de l’élite politique a misé sur l’option du racisme, comprenant que les déceptions économiques et sociales allaient arriver très vite en ex-RDA mais aussi à l’Ouest.
A travers le débat sur « l’invasion des demandeurs d’asile », déclenchée en août 1990 par une partie de la droite mais aussi par Oskar Lafontaine – à l’époque chef d’un gouvernement régional social-démocrate, aujourd’hui l’un des dirigeants du Parti de gauche (« Die Linke ») – au nom du concept « Le bateau est plein », l’extrême droite allait connaître une forte remontée en 1991/92.
Ces années étaient aussi celles de très fortes vagues de violence raciste. L’extrême droite allemande n’a cependant plus réussi, après 1990, à se structurer en parti unique ou hégémonique ; elle connaît toujours un éparpillement organisationnel.
A gauche, une partie des militants et intellectuels radicaux furent pris de panique, en 1989/90, craignant la remontée d’un nationalisme allemand « porté par les masses », voire l’avènement d’un « Quatrième Reich ». Cette conjoncture a donné la naissance au courant qui se proclame lui-même « anti-allemand » (puisqu’opposé à la réunification), qui tourna par la suite résolument le dos aux questions sociales, considérant que les idéologies nationalistes et racistes avaient gagné une hyper-hégémonie sur les couches populaires. Une partie de ce courant reste toujours, aujourd’hui, ancrée dans les milieux intellectuels et antifascistes militants.
Une majorité de ce courant a cependant politiquement fortement dérivé, se laissant influencer par des courants néo-conservateurs américains et ultra-sionistes. Au nom de la résurgence des démons du passé (dont l’antisémitisme, localisé par ses intellectuels en bonne partie au Moyen-Orient et dans une fraction des populations musulmanes), une partie de ses ex-militants radicaux défendent aujourd’hui des options proches de la droite dure américaine et israélienne. Ce phénomène, de loin comparable à celui des « anti-totalitaires » de la France des années 1970 et 80, fait partie des phénomènes les plus curieux et problématiques auxquels une gauche radicale soit confrontée aujourd’hui.