Publié par A l’encontre le 2 - novembre - 2016
Ils ont chacun opéré une plongée dans l’un de ces Etats profondément conservateurs : Arlie Russell Hochschild est allée à la rencontre des habitants de la Louisiane, et Thomas Frank, du Kansas.
Pour ces deux intellectuels, les enjeux identitaires recouvrent des préoccupations politiques plus complexes, un besoin de reconnaissance et un sentiment d’injustice face à la précarisation. La campagne électorale, rythmée par la multiplication des scandales, laissera de profondes marques dans un pays déjà profondément divisé, mais le malaise qui s’exprime laisse poindre la possibilité pour la gauche de reprendre contact avec des électeurs, qui se sont détournés d’elle.
Pourquoi vous êtes-vous intéressés à la Louisiane et au Kansas ?
Arlie Russell Hochschild : La Louisiane représentait à mes yeux un grand paradoxe. En 2012, 50 % des hommes blancs de Californie ont voté pour Barack Obama. Dans les Etats du Sud, cette proportion passe à 33 %, et en Louisiane à 16 %. Ce vote exprimait une défiance envers l’Etat qu’Obama incarnait pour de nombreux électeurs, notamment à travers sa réforme de la santé. Pourtant, la Louisiane est si pauvre que Washington doit lui fournir près de la moitié de son budget. Il y avait là une contradiction que j’ai voulu comprendre.
Thomas Frank : Le Kansas n’est pas un Etat du Sud, son histoire n’est pas marquée par l’esclavage. Dans le passé, il a plutôt cherché à se distinguer de cette partie du pays. J’ai grandi au Kansas ; quand j’étais enfant, lorsque nous entendions parler des « guerres culturelles », de la véhémence des débats sur l’avortement, par exemple, on se demandait quel était le problème avec la Géorgie, ou ailleurs.
J’ai donc voulu comprendre comment ce courant d’idées avait pris une telle importance et s’était propagé dans certains Etats, comme le Kansas. C’est aujourd’hui un territoire profondément conservateur, alors qu’il était encore récemment plus modéré. Il faut encore ajouter que cette transformation est d’autant plus saisissante que l’histoire du Kansas est profondément marquée par la gauche radicale. Au XIXe siècle, il fut le théâtre de fortes contestations sociales.
Qui sont les Américains que vous avez rencontrés ? Qu’est-ce qui explique qu’ils entretiennent des idées aussi réactionnaires et qu’ils soient prêts à voter pour un candidat tel que Donald Trump ?
ARH : Hillary Clinton a eu des mots terribles, affirmant que certains d’entre eux étaient des gens « pitoyables ». C’est faux. Certes, ils sont en colère, notamment pour des raisons économiques, mais pas seulement. Ils ont surtout l’impression d’être étrangers dans leur propre pays, d’appartenir à une minorité assiégée.
Arlie Russell Hochschild
Leurs convictions politiques reposent sur des émotions, ce qui n’est pas à mes yeux un tort, les sentiments ont leur place en politique. Ces émotions s’incarnent à travers ce que j’appelle une « histoire profonde », où les faits, le contexte et le jugement moral n’entrent pas toujours en ligne de compte. A gauche également, ces histoires profondes existent.
Pour les électeurs de la droite radicale que j’ai rencontrés en Louisiane, ce récit est celui d’une rancœur. Leur situation économique se dégrade et le rêve américain leur paraît hors d’atteinte. Pour ces gens, c’est comme si une longue queue s’étirait devant eux pour y accéder et qu’ils faisaient du surplace, bien qu’ils aient travaillé dur toute leur vie. La faute en incomberait à l’Etat, qui aurait changé les règles au profit de certains. Les Noirs, les femmes, les immigrés, etc., ont désormais le droit de « resquiller ». Ces électeurs en colère estiment qu’on les a oubliés.
Ils ont par ailleurs la conviction que l’Etat est un instrument au service du nord du pays, plus avantagé, et des entreprises des secteurs pétroliers et chimiques. Elles ont causé de graves dommages à l’environnement en Louisiane. Les Américains que j’y ai rencontrés ont une conscience aiguë de la menace que représente la pollution. Le taux de mortalité par cancer y est le deuxième plus élevé au pays.
Dans ce paysage en ruine, Donald Trump surgit tel une figure charismatique. Son discours oscille entre le rappel de la profonde déchéance du pays et l’assurance qu’il va restaurer le prestige de la nation. Il transporte les foules au point de susciter ce que j’appellerais une extase séculaire.
TF : Mme Hochschild prend comme point de bascule les années 1960. Le mouvement pour les droits civiques, la nouvelle gauche, le féminisme auraient transformé le pays. Pour moi, ce sont les années 1930 ou les années 1890 qui font référence, ces périodes de crise économique qui poussent les gens à rechercher des solutions radicales. Je remarque que nous venons de vivre une telle crise en 2008 et 2009.
Cette droite en colère exprime un vif ressentiment de classe. Quand je me suis intéressé au Kansas, je me suis rendu compte que les sympathisants des mouvements ultraconservateurs se référaient sans cesse aux classes sociales pour expliquer leur colère et leurs revendications. A l’époque, l’enjeu le plus débattu était l’avortement. Leur opposition à l’IVG les rendait littéralement fous. Mais leur discours exprimait aussi une profonde défiance envers les élites. Ils avaient donc repris ce vocabulaire de critique sociale pour l’injecter dans les guerres culturelles.
La défiance est profonde, car les classes populaires blanches ont peu à peu quitté le Parti démocrate pour rallier le Parti républicain, mais cette formation n’a rien fait pour les aider. Elle s’est contentée de poursuivre sa politique de libéralisation économique et de réduction des impôts pour les plus riches. Et voici que se présente Trump, un personnage très intéressant, une véritable crapule. Il dit à ces électeurs déçus : « Vous avez raison d’être en colère, le parti républicain n’a rien fait pour vous, mais ça va changer, moi je vais faire quelque chose pour vous, on va réviser ces accords de libre-échange qui ont provoqué toutes ces délocalisations. »
Des données ont d’ailleurs démontré que le vote en faveur de Trump au cours de la primaire républicaine était plus élevé dans les endroits les plus touchés par la disparition des emplois manufacturiers depuis 1999.
ARH : Les gens que j’ai rencontrés en Louisiane apprécient en effet sa critique du libre-échange. Ils étaient également sensibles aux idées défendues par Bernie Sanders, rival d’Hillary Clinton dans la course à l’investiture démocrate, issu de la gauche du parti. Ils le surnomment d’ailleurs « Oncle Bernie », de manière affectueuse. Le camp progressiste est en train de rater une occasion importante pour reprendre contact avec ces milieux populaires.
Comment cela est-il possible ? Ces électeurs semblent avoir des valeurs parfaitement opposées à celle de la gauche, notamment pour ce qui est de la reconnaissance des droits des minorités.
ARH : La priorité est de battre Donald Trump, un fasciste déguisé en clown. Il faut s’assurer que les électeurs de gauche aillent voter. Mais, après l’élection, il faudra franchir le fossé qui sépare la gauche de la droite afin d’être de nouveau capable de faire cause commune. J’ai bien conscience des différences de point de vue, mais il est possible de rejoindre certains électeurs de droite et de trouver avec eux des points d’accord.
TF : Un obstacle de taille s’oppose à cet objectif : les deux principaux partis, tout particulièrement le Parti démocrate. C’est une formation qui va s’opposer avec force à tout mouvement qui chercherait à fédérer différents groupes issus des classes populaires.
Le Parti démocrate a décidé il y a quelques décennies qu’il ne serait plus le parti des travailleurs, mais plutôt de la classe moyenne supérieure. Hillary Clinton est une centriste, attachée à défendre et à représenter ce que l’on appelle l’industrie du savoir et la nouvelle économie, et le libre-échange. Le Parti démocrate se prétend le parti des gagnants, non des perdants.
Je suis allé à la convention démocrate. Et Hillary Clinton a prononcé un discours au cours duquel elle a affirmé « nous sommes aussi le parti de la classe ouvrière ». Il est un peu difficile de la croire. Derrière elle, assis aux places les plus chères, on pouvait apercevoir les généreux donateurs de Wall Street. Puis, en sortant de la convention, je me suis aperçu que des voitures Uber avaient été mobilisées par le parti pour tous ceux qui assistaient à l’événement. Les démocrates avaient donc fait le choix de s’associer à cette entreprise qui ruine les taxis, fragilise le droit du travail et menace l’ensemble des travailleurs.
Le racisme de Trump est ce qui inquiète le plus, mais ses électeurs ne le lâcheront pas. La classe moyenne est bien trop fragilisée dans ce pays, c’est tout particulièrement le cas dans le Midwest et le Sud profond, c’est moins vrai dans ces petites bandes le long des côtes Atlantique et Pacifique. L’Amérique profonde cherche désespérément une solution.
On sait déjà que Trump va perdre. Que va-t-il se passer ? Hillary Clinton sera élue et rien ne va changer. Les inégalités vont continuer de s’accroître. La situation économique peut s’améliorer légèrement, mais, dans l’ensemble, le contexte ne va pas évoluer. Dans quatre ans, un autre candidat comme Trump se présentera. S’il n’est pas raciste, et qu’il sait faire de la politique, il sera très difficile de l’arrêter.
ARH : Je ne crois pas que la cause du Parti démocrate soit désespérée. Je suis plus optimiste. L’empathie peut dresser un pont là où la division s’est installée au cours des vingt dernières années entre une classe moyenne supérieure côtière et la classe ouvrière, héroïque, mais égarée. Le premier pas est d’interagir avec un respect mutuel. Ce n’est pas une fin en soi, mais c’est un début, afin de former de nouvelles alliances. Les syndicats représentaient auparavant une véritable force, et faisaient office de pont. Mais, aujourd’hui, moins de 10 % des salariés du privé sont syndiqués. Et rien n’est venu les remplacer. Il nous faut donc de nouvelles structures capables de rapprocher les classes sociales.
Il faut se rendre compte du fossé qui s’est creusé, sur le plan tant géographique que social. Lorsque je suis arrivée en Louisiane et que j’expliquais aux gens que j’habitais le nord de la Californie, une région identifiée à gauche, ils me regardaient avec suspicion. Ils ont l’habitude des préjugés à leur encontre, ils seraient peu instruits, idiots, attardés, gros.
Un jour, quelqu’un m’a dit : « On ne peut pas dire ce mot commençant par N [nègre], je ne veux pas l’utiliser, mais il n’est pas rare que des gens se disant progressistes utilisent ce mot commençant par la lettre R, redneck, “plouc”. » Ce vocabulaire est très offensant et ne doit plus être employé. Pour le moment, le débat relève du dialogue de sourds, notamment pour cette raison. Les gens à qui j’ai parlé entretiennent des points de vue bien plus nuancés et complexes qu’on ne le croit, que ce soit à propos de Trump ou de tout autre sujet.
TF : J’ai moi aussi des amis dans le camp conservateur. J’apprécie les gens à propos desquels j’ai écrit. Mais l’empathie ne fonctionne qu’au niveau individuel. Vous venez cependant de dire quelque chose de très intéressant. Une idée très répandue veut que la gauche dicte ce qu’il est autorisé de dire, elle aurait le contrôle sur nos normes morales. Lorsque, au début des années 2000, je faisais mes recherches sur le Kansas, j’ai cru que cela relevait de la théorie du complot, mais aujourd’hui, au-delà des excès de ce discours, je réalise qu’il y a une part de vérité dans ce discours, car s’y fait entendre une opposition entre les classes sociales.
Il y a bien des stéréotypes qui sont colportés à propos des conservateurs, auparavant ces clichés étaient appliqués à la classe ouvrière. Il reste interdit de parler de classes sociales dans le débat politique aux Etats-Unis, mais les sous-entendus ne manquent pas. (Entretien publié dans Le Monde, daté du 3 novembre 2016 ; page 20 ; titre de la Réd. A l’Encontre)
Arlie Russell Hochschild est l’une des plus éminentes sociologues américaines. Pour son plus récent ouvrage (Strangers in Their Own Land, « Etrangers dans leur propre pays », The New Press, 288 pages, 27 euros, non traduit), elle est allée à la rencontre en Louisiane de sympathisants de la droite dure qui sont aujourd’hui pour la plupart des électeurs de Donald Trump. Cet ouvrage, aujourd’hui en lice pour le prestigieux prix de la National Book Foundation, met au jour les émotions et les motivations politiques d’électeurs blancs qui affirment ne plus reconnaître leur pays.
Thomas Frank est l’un des commentateurs politiques les plus en vue aux Etats-Unis. Dans Pourquoi les pauvres votent à droite ? (Agone, 2013), il revient dans son Kansas natal pour tenter de comprendre ce qu’il appelle « la grande réaction », le glissement vers la droite de l’électorat populaire et son adhésion à un mouvement vitupérant, focalisé sur des enjeux de société, comme l’avortement, au détriment des questions économiques. Dans son essai le plus récent, Listen, Liberal (Metropolitan Books, 320 pages, 26 euros, en cours de traduction chez Agone), il s’en prend au parti démocrate, à cette gauche en limousine, coupable selon lui de n’avoir rien fait pour réduire les inégalités.
[…] publié sur http://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/etats-unis-il-reste-interdit-de-parler-de-classes-soc… ; le 2 – novembre – […]