Tiré de À l’encontre.
C’est une ville qui rassemble des boutiques de luxe resplendissantes dans les rues, des gratte-ciel ambitieux et des appartements ultra-luxueux. Une place financière de premier plan, la ville la plus chère au monde pour les expatriés, ainsi qu’un poumon économique asiatique et le marché immobilier le plus coûteux de la planète. Ville de tous les superlatifs, Hongkong est également, selon Forbes, la deuxième ville rassemblant le plus de milliardaires, après New York. Pourtant, derrière cette surface éclatante, symbole d’une Chine en pleine expansion, se trouve une autre réalité, moins reluisante : celle d’une classe moyenne au bord de l’asphyxie, qui ne parvient plus à joindre les deux bouts, et qui se montre inquiète pour son avenir. Une situation qui alimente la colère des manifestants dans les rues de la Perle de l’Orient.
« It’s the economy, stupid ». Les mots du conseiller de Bill Clinton, James Carville, pourraient s’appliquer à la mobilisation sans précédent des manifestants dans les rues de Hongkong. Car, derrière les motifs de combat politiques – y compris la loi d’extradition vers la Chine, redoutée et désormais suspendue – se cachent des décennies de frustration et de difficultés économiques ressenties par la population. « Pour qu’il y ait une crise, il faut une pression sociale, et des instruments comme les réseaux sociaux pour la diffuser », explique l’économiste et spécialiste de l’Asie comme de la Chine pour Coface, Carlos Casanova. Ces deux éléments sont désormais réunis à Hongkong.
« La pression est montée progressivement. Les inégalités de revenus se sont renforcées pour une majorité de la classe moyenne, de même que l’écart entre propriétaires et personnes exclues du marché immobilier, qui reste l’un des plus inabordables au monde. » Pour l’expert, la loi sur l’extradition a été l’étincelle qui a mis le feu à un terreau fertile constitué d’années d’accumulation d’inégalités. « Le gouvernement n’a pas rempli ses promesses économiques de réforme et de réduction des écarts », renforçant encore la frustration, ajoute-t-il.
Une analyse corroborée par d’autres chercheurs. « C’est une communauté qui a enduré une stagnation sévère : les revenus n’ont pas augmenté, les conditions de logement ne se sont pas améliorées, depuis 30 ans », expliquait sur la chaîne CNBC le directeur du think-tank Hong Kong APEC Trade Policy Study Group, David Dodwell. Selon lui, la population fortunée s’est emparée de la politique de taux bas de la Fed américaine pour investir dans l’immobilier à Hongkong, faisant grimper les prix, au détriment des classes moins riches.
Graphique 1
Hongkong est le neuvième territoire le plus inégal au monde, derrière la Zambie, Haïti, l’Afrique du Sud ou le Lesotho, écrivent les analystes de la CIA dans leur Facebook. 20% de la population vivait sous le seuil de pauvreté en 2016, et le revenu médian mensuel du plus haut décile de la population était 44 fois plus élevé que celui du décile le plus bas. « Des liquidités en excès, de faibles taux d’intérêt et une offre limitée de logements ont entraîné une hausse rapide de l’immobilier » dans la ville, expliquent-ils, rejoints en cela par les experts de l’agence de notation Fitch, qui mettaient également en avant les divisions qui traversent la société : « L’ampleur des revendications populaires souligne la montée constante des divisions sociales et politiques au cours des dernières années, résultant de la hausse du coût de la vie, des inégalités économiques et, surtout, de l’appréhension profonde de l’érosion perçue de l’autonomie sous « un pays, deux systèmes » », notaient-ils fin juillet.
Graphique 2
Le chemin de croix du logement
Vivre dans un appartement de 2m2 ? Habiter dans un logement « capsule », avec des équipements tech dernier cri – air conditionné, Wi-Fi, télévision – mais sans fenêtre ? Dormir dans un « nano-appartement » constitué d’un ancien tuyau de drainage des égouts municipaux reconverti en habitation de 20 m2 ? Toutes ces options sont possibles à Hongkong. Dans la cité-Etat, qui regroupe plus de 7,4 millions de citoyens sur moins de 1100 km2, soit l’une des densités de population les plus élevées au monde, l’accès au logement est rapidement devenu un casse-tête pour les locaux. Il est aujourd’hui un enfer.
Hongkong, l’une des villes les plus riches et les plus chères de la planète, met ses classes populaires sur le carreau, incapables de se loger dans des circonstances qu’un Occidental jugerait décentes. Si « plus de deux tiers des ménages » des deux derniers déciles (les 20% les plus riches) sont propriétaires et dépensent 9,7% de leurs revenus dans leur logement (intérêts, loyer, etc.), ces proportions atteignent respectivement 42,3% et 20,4% pour les 20% les plus pauvres, d’après des données des autorités hongkongaises publiées en 2016. Le prix moyen d’un appartement de 40 m2 à Kowloon atteignait, mi-2017, 4,8 millions de dollars hongkongais (513’000 euros). Selon la banque suisse UBS, un ménage de trois personnes dépense 3947 dollars par mois pour se loger en moyenne, contre 2853 à Paris, 3834 à New York, 2548 à Londres et 1951 à Tokyo.
Graphique 3
« Le ratio entre le revenu annuel des ménages et le prix des propriétés immobilières est seulement resté à un niveau abordable entre 1998 et 2004 », expliquait en 2017 Rebecca Chiu Lai-har, professeur d’architecture et chercheuse en urbanisme à l’Université de Hongkong. A tel point qu’aujourd’hui, « un logement médian à Hongkong coûte 19 fois le revenu brut annuel médian d’un ménage ». Les classes populaires sont ainsi trop pauvres pour se loger, et se retrouvent obligées de trouver des solutions alternatives, parfois indignes. Les classes moyennes, quant à elles, se retrouvent prises entre le marteau et l’enclume, trop riches pour avoir accès au programme d’aide à l’accession à la propriété du gouvernement hongkongais (surchargé, il demande un temps moyen d’attente de 5,4 ans), mais trop pauvres pour participer au marché immobilier.
Une économie en souffrance
De surcroît, Hongkong reste extrêmement dépendant de la conjoncture internationale : en d’autres termes, quand l’économie mondiale ralentit, comme c’est le cas aujourd’hui, ses habitants le ressentent de plein fouet. La somme des exportations et importations de biens et services qui y transitent représente 376% de son PIB, la seconde valeur la plus importante sur la planète, selon la Banque mondiale, et ses services financiers reconnus mondialement sont à la merci des décisions des entreprises, qui peuvent s’avérer frileuses en temps de ralentissement économique. « Hongkong est un hub des réexportations », ajoute Carlos Casanova, quand Fitch qualifiait la ville de « vulnérable aux chocs de la demande extérieure », en juillet.
Malgré son statut particulier, la cité-Etat dépend également de l’activité chinoise. Grâce aux accords de libre-échange, 55% de ses exportations partent en Chine et 44,8% de ses importations en proviennent. De même, selon le Bureau du tourisme, les Chinois représentaient près de 80% des 65,1 millions de touristes s’étant rendus à Hongkong en 2017, soit près de 51 millions de personnes, faisant de Pékin un écrasant contributeur à l’essor du tourisme dans la ville. De fait, lorsque le géant voisin ralentit, la ville suit un chemin similaire. Ces dernières années, Hongkong a vu sa croissance insolente toussoter, et ce rythme réduit devrait se poursuivre au moins dans un futur proche.
Le pays fait face à des « défis extérieurs importants », comme le « ralentissement de la croissance mondiale », ses effets sur la consommation intérieure et l’incertitude liée à la guerre commerciale sino-américaine, qui pousse les entreprises à revoir leurs plans d’investissements. « L’imposition potentielle de droits de douane généralisés sur toutes les importations américaines en provenance de Chine ou l’impact des récentes manifestations sur le tourisme et le climat des affaires pourraient constituer un risque à la baisse », notait Fitch. Ses experts expliquent au Figaro que les tensions entre Pékin et Hongkong ont « probablement accru le risque de paralysie politique des initiatives d’intégration économique avec la Chine continentale, comme le plan de développement de la région de Greater Bay ».
Le spectre de l’incertitude
Dans ce contexte, les manifestations de ces derniers mois sont scrutées attentivement par les autorités, qui redoutent les retombées économiques des blocages et troubles. « Les principaux centres commerciaux sont fermés, et le tourisme a un effet important sur la demande », mais les affrontements pourraient entraîner une « détérioration de la confiance et de l’activité », indique Carlos Casanova. Certains secteurs risquent d’en pâtir plus directement, comme le luxe, le tourisme ou le commerce, selon l’expert.
Graphique 4
Les autorités ont dressé un premier bilan alarmant des manifestations sur l’activité fin juillet. Déjà fragilisées par les tensions entre Washington et Pékin, des entreprises ont vu leur chiffre d’affaires fondre : « La performance à court terme des ventes au détail restera probablement modérée, alors que l’affaiblissement des perspectives économiques locales et mondiales et d’autres facteurs défavorables continuent de peser sur la confiance des consommateurs », a déclaré un porte-parole du gouvernement. Le taux d’occupation des hôtels a chuté de 20% en juin, et devrait baisser de 40% en juillet. Les ventes de montres, bijoux, horloges et objets de valeur ont aussi diminué, de même que le commerce de détail, les médicaments et les cosmétiques. Des biens généralement liés au tourisme.
Grève générale, violences, blocages, transports arrêtés… Les actions auront un impact sur le marché intérieur comme sur l’attractivité de la ville à l’international, alertent les dirigeants. De son côté, Fitch relève que les perturbations actuelles « ne seront pas suffisantes pour modifier les atouts fondamentaux du territoire » mais précise qu’elle regardera attentivement la manière dont les relations entre la Chine et Hongkong évolueront, car la Chine pourrait accentuer sa mainmise sur la cité-Etat en réponse aux volontés de liberté des manifestants. Un changement de stratégie qui aurait des conséquences sur sa législation, son économie, et, in fine, son attractivité auprès des entreprises.
À l’heure actuelle, les plans de Pékin suscitent l’interrogation. Le régime chinois a multiplié les déclarations tempétueuses et pourrait hausser le ton pour siffler la fin de la récréation : « ceux qui jouent avec le feu périront par le feu », a menacé le porte-parole du bureau des affaires de Hong Kong et Macao du gouvernement chinois, Yang Guang. De son côté, la dirigeante de la cité-Etat, Carrie Lam, a déclaré que ces « actes illégaux » risquaient de « détruire la stabilité et la prospérité de Hongkong ». La Chine ne peut toutefois agir violemment, sous peine de déstabiliser l’économie de l’une des plus grandes places financières, dont elle a encore besoin. En attendant, la génération « parapluie », qui s’est d’abord mobilisée en 2014, promet de maintenir la pression sur l’exécutif hongkongais.
Un message, un commentaire ?