Édition du 17 décembre 2024

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Solidarité avec la Grèce

Grèce. « Une austérité pour effrayer les autres »

Christos Tsiolkas s’entretient avec Yanis Varoufakis

Le romancier australien, d’origine grecque, Christos Tsiolkas, est l’auteur de cinq romans, dont La Gifle (traduit en français et publié en poche 10/18 en 2012). Il est né en 1965 à Melbourne. Il a écrit cet article pour le magazine australien The Monthly Mensuel, après avoir eu une longue conversation téléphonique avec Yanis Varoufakis.

Pour rappel, Varoufakis a été élu, le 25 janvier 2015, comme député, sur une liste de Syriza, à Athènes, sans être membre de Syriza. Il fut ancien ministre des Finances du gouvernement d’Alexis Tsipras et chargé aussi des négociations avec les instances européennes, autrement dit les créanciers. En avril, il est remplacé à ce poste par Euclide Tsakalotos. Il a démissionné le 6 juillet 2015.

Entre 2004 et 2006, Varoufakis fut conseiller de Giorgios Papandréou (PASOK). A posteriori, il en fit une critique sévère. Auparavant, il avait été professeur associé à l’Université de Sydney entre 1989 et 2002 et a occupé d’autres charges universitaires à Glasgow et à Louvain.

Cet article de Christos Tsiolkas reproduit des réactions et des jugements de Varoufakis. Dès lors, il ne peut être question, ici, d’établir un bilan des éléments de son « plan de négociations », ne serait-ce que parce le dossier n’est pas encore exhumé. Entre autres, les parties portant sur : qui constituait, dès le début, le centre de gravité du gouvernement de Tsipras dont il était le ministre des Finances ; quelle était l’appréhension, initiale, faite par Varoufakis des rapports de forces effectifs qui allaient imposer leur empreinte aux « négociations » avec la Troïka et donc la stratégie qui aurait dû en découler pour « la partie grecque ». Une stratégie qui ne pouvait pas être séparée d’une orientation visant à une mobilisation socio-politique des « supporters » du gouvernement. Malgré un accablement s’exprimant dès 2012, une disponibilité populaire s’était toutefois manifestée, spontanément, au cours des deux jours faisant suite à la victoire électorale, puis durant la semaine antérieure au vote sur le référendum du 5 juillet. Cet aspect ne constitue pas un élément de réflexion de Varoufakis, du moins les textes rendus publics. La traduction a été faite pas Pierre Guerrini ; elle a été éditée par la rédaction. (Rédaction A l’Encontre)

• Melbourne, dans la banlieue nord, il y a un petit café à côté d’un bureau de tabac. Les deux sont tenus par les Australiens d’origine grecque.

La semaine qui précédait le vote du peuple Grec quant à l’aval ou pas qu’il comptait donner à la nouvelle série de mesures d’austérité exigées par la Troïka (la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international) afin de libérer des fonds de « renflouement », les propriétaires des magasins avaient placardé une série de feuilles A4 blanches et noires sur toutes leurs fenêtres. Sur chacune, en gras, un mot, un mot en grec : OXI. Le mot grec pour « non ». Dans la matinée du 6 juillet, je me suis réveillé avant l’aube, allumé Internet et la télévision, à la fois anxieux et redoutant les nouvelles : le résultat aurait des conséquences non seulement pour l’adhésion de la Grèce dans la zone euro, mais aussi pour la définition même d’une Europe unie.

Le résultat du référendum était un OXI écrasant.

Une heure plus tard, toujours en essayant d’identifier pourquoi je me sentais la proie de cette combinaison, de ce mélange de crainte, de tremblement et d’extase et que je regardais les images de la foule en liesse à Athènes, je me rendis compte de ce que je vivais, que j’étais traversé, inondé de sensations que j’avais presque oublié qu’elle puisse exister : l’espoir et l’optimisme politiques.

La nation grecque avait réfuté une logique économique quasi universelle, celle qui a exonéré le système financier responsable de la plus grande catastrophe économique depuis la Grande Dépression. Une logique qui exigeait que les gens ordinaires paient pour les erreurs de calcul des marchés mondiaux, une logique qui a effacé les dettes des banques, mais une logique qui n’a pas permis une telle clémence pour ce qui a trait aux effets paralysants de la dette sur les nations individuelles.

• En une semaine, mon espoir et mon optimisme s’étaient dissipés, volatilisés. Ce gouvernement de coalition [Syriza-ANEL] de la Grèce, en place depuis six mois, dirigé par le parti de gauche Syriza d’Alexis Tsipras semblait sur le point d’accepter le plan de « sauvetage » qui avaient été rejeté par son propre peuple.

Yanis Varoufakis est au téléphone. Le ministre très charismatique des Finances de la Grèce avait démissionné de son poste immédiatement après le résultat du référendum. Varoufakis, un économiste avec une carrière académique de grande envergure, possède la double nationalité, grecque et australienne, après une longue carrière à l’Université de Sydney.

Son statut d’outsider dans le club politique de l’Union européenne, son refus d’utiliser un langage technocratique ou d’adopter le style bureaucratique et de s’y conformer, était une plaie constante dans les négociations avec la Troïka. Mais à bien des égards, le résultat on ne peut plus explicite du référendum peut être considéré comme une validation de ses tactiques et de sa droiture.

La première chose que je lui demande est comment il se sentait dans la nuit du vote, et comment il se sent maintenant, une semaine plus tard.

« Permettez-moi de décrire le moment après l’annonce du résultat » [du 5 juillet] commence-t-il. « Je fais une déclaration au ministère des Finances, puis je me suis rendu dans les bureaux du Premier ministre, le Maximos [résidence officielle du Premier ministre grec], pour rencontrer Alexis Tsipras et le reste du ministère.

Je ne peux qu’applaudir. Ce non – Oxi – retentissant, inattendu, était comme un rayon de lumière qui perce au travers d’une obscurité épaisse très profonde. J’étais enchanté. Je me promenais dans les bureaux, dopé et joyeux, emportant avec moi, plein de cette incroyable énergie des gens de l’extérieur. Ils avaient surmonté la peur, et avec leur dépassement de la peur, c’était comme si je flottais dans l’air. Mais au moment où je suis entré dans le Maximos toute cette sensation a tout simplement et brutalement disparu. Il y régnait aussi une ambiance électrique là-dedans, mais chargée de négativité. C’était comme si la direction avait été laissée sur place par les gens. Et la sensation que je ressentis était la terreur : « Que faisons-nous maintenant ? »

• Et la réaction de Tsipras ? Les mots de Varoufakis sont mesurés. Il souligne que son affection et son respect pour le Premier ministre grec en difficulté sont intacts. Mais la tristesse et la déception sont évidentes, elles percent dans sa réponse.

« Je pourrais dire qu’il était découragé. Ce fut une grande victoire, une victoire majeure qu’au fond de lui, je crois, il savourait, mais qu’il ne pouvait pas gérer.

Il savait que le cabinet ne pouvait pas la gérer. Il était clair qu’il y avait des éléments dans le gouvernement qui mettait la pression sur lui. Déjà, en quelques heures, il avait subi des fortes pressions de la part des figures éminentes du gouvernement, pour travestir le non en un oui, pour capituler. »

Par fidélité à Tsipras, et pour honorer une promesse qu’il a faite, Varoufakis ne citera pas de noms. Mais il ira jusqu’à me dire qu’il y avait des éminences grises au sein de ce gouvernement de coalition fragile « qui comptaient sur le référendum comme une stratégie de sortie, non pas comme une stratégie de combat ».

« Quand j’ai réalisé ça, je lui ai signalé qu’il avait un choix très clair : soit, utiliser les 61,5% de non comme une puissante force dynamique, soit capituler. Et je lui ai dit, avant de lui laisser une chance de répondre : « Si vous optez pour ce dernier choix, je m’effacerai. Je démissionnerai si vous choisissez une stratégie consistant à céder. Je ne vais pas vous nuire, mais je vais m’esquiver dans la nuit. »

• Bien que Varoufakis soit circonspect (prudent), il précisa que la sortie de la zone euro était quelque chose que lui, Tsipras et leurs collègues aux vues similaires dans la coalition ne toléreraient pas.

« Nous avons toujours pensé que le projet européen, en dépit de tous ses défauts… serait une occasion pour les Européens de se réunir, que, peut-être, y aurait-il une possibilité de subvertir les intentions initiales et les transformer en une sorte d’Etats-Unis d’Europe. Et dans ce cadre, mettre en action une politique progressiste de gauche. C’était notre état d’esprit, la façon dont nous avons été élevés, et ce à partir d’un très jeune âge ».

Cette mentalité contribue grandement à saisir la signification des compromis mis en œuvre par Syriza depuis le référendum. Il n’a pas été hypocrite dans son engagement pour l’Europe, en dépit des dires de tous les alarmistes dans les médias dominants européens. Mais pour Varoufakis, honorer cet engagement ne pouvait pas être subordonné à l’acceptation des conditions étouffantes liées à un allégement de la dette, et il n’était pas possible que la dévastation sociale continue qui s’ensuivrait puisse être légitimée au nom de l’austérité.

« Tsipras m’a regardé et m’a dit : « Vous réalisez qu’ils ne nous donneront jamais un accord, à vous et à moi. Ils veulent se débarrasser de nous ». « Et puis il m’a dit la vérité, qu’il y avait d’autres membres du gouvernement qui le poussait dans la direction de la capitulation. Il était clairement déprimé. » Je lui ai répondu : « Vous faites au mieux selon le choix que vous avez fait, et avec lequel je suis sincèrement en désaccord, mais je ne suis pas ici pour vous nuire. »

 »Alors je suis rentré chez moi. Il était 4 h 30 du matin. J’étais désemparé, pas personnellement, cela m’était complètement égal de donner ma démission et de quitter le ministère ; en fait, c’était un grand soulagement. J’ai dû rester assis à ma table entre 4,30 et 9 heures du matin à peaufiner les termes exacts de la formulation de ma démission parce que je voulais, d’une part, qu’elle soit favorable à Alexis et non lui porter atteinte, mais, d’autre part, je me devais d’indiquer clairement pourquoi je partais, la raison pour laquelle je partais, que je n’abandonnais pas le navire. Le navire lui-même avait abandonné le cours. »

• Je demande à Varoufakis s’il y avait des membres au sein de l’Eurogroupe, les 19 ministres des Finances de la zone euro, qui poussaient fortement à une sortie de la Grèce. Sa réponse est rapide et directe. « Non pas l’Eurogroupe. Le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble. »

Je veux qu’il soit clair sur ce point, car la représentation médiatique dominante de la crise en cours est celle d’une bataille entre les Grecs intransigeants et une Europe désespérée qui essaye de garder la zone euro ensemble. La réalité est beaucoup plus complexe. Je me suis demandé si les conditions d’austérité impraticables et impensables que la Troïka a exigées de ce nouveau gouvernement grec de gauche ne suggéraient pas que, dans les coulisses, des membres de l’Eurogroupe préparaient une sortie de la Grèce. Si tel était le cas, cela n’impliquait-il pas une mauvaise foi de la part de Schäuble ?

Encore une fois, la réponse de Varoufakis est immédiate. « Ce n’était pas de la mauvaise foi, c’était un plan très précis. Je l’ai appelé le plan Schäuble. Il planifiait une sortie de la Grèce comme élément de son plan de reconstruction de la zone euro. Cela ne relève pas de la théorie. La raison pour laquelle je le dis, c’est parce qu’il me l’a dit sous cette forme ».

• Cinq années d’austérité ont vu l’économie grecque se contracter de 25% et un Grec sur quatre devenir chômeur et avec un endettement, selon ce qu’affirment des économistes aussi bien de droite que de gauche, qui ne peut qu’impliquer une augmentation de la dévastation économique et sociale. Il me semble qu’il y a un désir de punir la nation grecque pour les défauts bien connus de ses structures politiques, pour son clientélisme et ses services publics corrompus.

Mais pour Varoufakis, la brutalité des mesures d’austérité fait partie intégrante d’un jeu politique que joue la Commission européenne pour effrayer les autres Etats membres.

« Ceci est la façon de Schäuble d’exiger des concessions de la part de la France et de l’Italie, qui est le jeu qui a toujours existé. Le jeu a été entre l’Allemagne, la France et l’Italie, et la Grèce était – non pas tant un bouc émissaire – nous avons une expression en Grèce… »

Nous avons mené l’entretien en anglais, mais lors d’une hésitation, je l’incite à parler en grec. Il répond, et bien que le ton de Varoufakis est celui d’un homme d’éducation athénienne, il parle l’anglais avec l’accent cosmopolite de quelqu’un qui a étudié au Royaume-Uni, et a travaillé en Australie et aux Etats-Unis. Et pendant un moment, je me prends à entendre la voix de mon père ; pendant un moment le rural et l’urbain coïncident, le passé et le présent ne sont plus qu’un : « Le cavalier fait claquer le fouet afin que la mule l’entende. »

Puis la courtoisie du ton s’impose à nouveau. « Il s’agit d’une stratégie très claire pour influencer Paris et Rome, en particulier Paris, le genre de concessions afin d’imposer une discipline, le modèle germanique de la zone euro. »

• Peut-être à cause de ce moment de la dissonance, le passage entre l’anglais et le grec, je me rappelle que je ne suis pas un participant anodin et désintéressé dans cet entretien. Depuis 2010, je suis retourné au pays de mes parents pour essayer de donner un sens à l’expérience de la famille et des amis, de comprendre la paralysie économique, et d’être témoin de ses coûts humains. Aucun Australien qui partage mon héritage grec n’ignore les effets délétères d’un corporatisme d’état sur le long terme, du népotisme et de la corruption qui sévissent en Grèce. Beaucoup d’entre nous ont déploré l’absence de réformes sérieuses dans la politique grecque, bien avant que la nation n’entre dans la zone euro en 2001.

Quelles que soient les différences idéologiques, quels que soient les compromis et les limitations de la realpolitik, les collègues et pairs de Varoufakis, ministres dans l’Eurogroupe, les gens de la Troïka avec lesquels il était en négociation, comprirent-ils l’ampleur de la crise humanitaire dans son pays ?

« C’était un mélange d’indifférence et d’égoïsme. Vous devez comprendre, pour certains d’entre eux, le programme grec [d’austérité] était l’œuvre de leur vie, il était leur bébé. C’était comme le Dr Frankenstein : un monstre, mais, néanmoins, il est votre monstre. C’était quelque chose dont leur carrière dépendait.

Par exemple, Poul Thomsen [Danois, travaille au FMI depuis 191], qui a dirigé le programme grec au nom du FMI de 2010 à 2014, a été promu en novembre 2014] sur la base de ce travail et ça lui a valu d’être aujourd’hui chef pour l’Europe du FMI [Director of European Department].

Lorsque ces gens regardent les effets produits par ce qu’ils ont fait – les gens dans les rues manger le contenu des poubelles, le taux de chômage phénoménal –se déclenche un processus normal de auto-rationalisation : soit, en se disant que cela devait être fait, et, qu’il n’y avait pas autre chose à faire, pas d’autres moyens ; soit de blâmer le gouvernement grec de ne pas avoir suffisamment réalisé les réformes ».

• Ont-ils vraiment cru que l’austérité était la seule façon de maintenir la Grèce dans la zone euro ?

« C’est une vision utilitariste très cynique que, dans le but de forger l’avenir, vous devez sacrifier les personnes improductives qui sont bonnes à rien. Maintenant, les plus intelligents – et il y a très peu de plus intelligents – peuvent voir que tout cela n’est que sottises. Ils pouvaient voir que le programme qu’ils mettaient en œuvre s’est révélé catastrophique. Mais ils sont cyniques. Ils pensaient : “je sais de quel côté est beurré mon pain.”

« Curieusement, le ministre des Finances d’Allemagne est un homme qui comprend cela mieux que quiconque. Dans une pause lors d’une réunion, je lui ai demandé : “Voudriez-vous signer cet accord ?”. Et il a dit : “Non, je ne voudrais pas. Ceci n’est pas bon pour votre peuple.” Cela est l’élément les plus frustrant. Au niveau personnel, vous pouvez avoir cette conversation humaine, mais lors des réunions, il est impossible de les faire ressurgir, il est impossible d’avoir des décisions politiques éclairées sous l’angle de la réalité humaine. Le débat politique est structuré de telle manière que la dimension humaine doit être laissée en dehors de la salle. ».

• Varoufakis a clairement fait savoir que l’intérêt et le carriérisme sont en jeu dans ces négociations. Mais si des hauts représentants prennent des décisions fondées sur des politiques auxquelles ils ne croient pas, n’est-ce pas de la lâcheté qu’il s’agit ?

« Je vais essayer de répondre aussi précisément que possible en disant cela. De mes collègues de l’Eurogroupe… – il se corrige – « anciens collègues de l’Eurogroupe – Je ne suis plus dans l’Eurogroupe, Dieu en soit remercié. Il a souvent été dit que ça se jouait à 18 contre un, et que j’étais seul. Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai. Une très petite minorité, conduite par le ministre allemand des Finances, feint de croire – feint de croire – que l’austérité qui a été imposée aux Grecs était le seul moyen de s’en sortir, était la meilleure chose pour les Grecs, et que si nous étions à même de seulement nous réformer en suivant les schémas et les lignes de cette logique de l’austérité, alors nous nous en porterions mieux et ce serait bien. Mais que si nous ne sommes jamais sortis de l’auberge [si nous ne sommes pas encore sortis d’affaires], c’est parce que nous sommes paresseux, nous vivons de la bonté des autres, etc., etc. Mais ils formaient une minorité. Il y avait deux autres groupes qui étaient plus importants.

Un groupe composé des ministres des finances qui ne croient pas dans ces politiques, mais qui avait été forcé dans le passé de les imposer à leur propre peuple avec d’importantes conséquences très néfastes. Maintenant, ce groupe était terrifié par la perspective et par l’idée que nous allions réussir [à y échapper], et qu’ils allaient devoir rendre des comptes et répondre devant leur propre population : Pourquoi avaient-ils été lâches à ce point ?

Et il y avait un troisième groupe, qui comprenait la France et l’Italie. Ce sont des pays importants, les États de première ligne de l’Europe. La façon dont je les perçois est que leurs ministres des finances ne croyaient pas à l’austérité, ni même si les mesures avaient été mises en pratique sérieusement.

Mais ils craignaient que s’allier avec nous, que risquer d’être considérés comme favorables aux Grecs, impliquerait qu’ils se heurteraient à la colère du groupe teuton et peut-être bien que l’austérité leur serait imposée. Ils ne tiennent pas à être vus en train de nous soutenir, au cas où ils seraient obligés de subir les mêmes indignités. »

• Varoufakis énumère une liste précise et convaincante des faux pas de la zone euro, la folie de « la création d’une monnaie unique qui devait être dirigée par une banque centrale qui n’avait aucun état pour la soutenir, [et] des états sans banque centrale pour les soutenir ».

« Ce fut comme si nous avions joué le rôle d’amortisseurs chargés d’absorber les chocs de la zone euro, d’amortisseurs chargés d’absorber la flexibilité du taux de change. Le moment où les banques ont cessé de prêter à des pays comme l’Irlande et la Grèce, l’éclatement de la bulle…

Dans les temps anciens, la drachme aurait été dévaluée et la situation aurait été corrigée. Mais on n’a pas eu la drachme, et donc nous avons dû remplacer les prêts effectués par les banques avec des prêts des contribuables. »

Orgueil démesuré dans la structuration de l’euro, euphorie à courte vue, initiée par la fin de la guerre froide et la victoire de l’idéologie néolibérale. Ces erreurs ont été aggravées par une trahison de toutes les aspirations communes transeuropéennes, la notion même de l’Europe que Varoufakis a essayé de défendre.

Cette trahison a ravivé de vieux stéréotypes nationalistes d’un nord discipliné et d’un sud paresseux, dressant le contribuable européen contre le contribuable et détournant ainsi l’attention bien loin des élites financières responsables de cette catastrophe.

Mais en plus de toutes les erreurs de l’Europe, il reste les déficiences nocives de l’État grec lui-même. Beaucoup d’entre nous qui ont soutenu Syriza espéraient que le nouveau gouvernement serait à même de commencer à démanteler les systèmes corrompus, le favoritisme, la fraude fiscale globale et la vénalité du secteur public. Comme il l’écrivit, Varoufakis a évoqué une « kleptocratie », un pouvoir du vol.

• Quels furent les obstacles dressés pour affronter la kleptocratie ?

« Énorme ! Nous avons dû faire face à une alliance contre nature intérêts particuliers et des pratiques oligarchiques, ce que j’appelle le triangle du péché au sein de la Grèce.

Tout d’abord, les banques, les banques en faillite qui sont maintenues en vie par les contribuables grecs, mais sans que les contribuables grecs aient un mot à dire sur leur fonctionnement.

Deuxièmement, les médias de masse, en particulier les médias électroniques et la presse, qui étaient en totale faillite. Mais tous ont été contrôlés par les banques, qui ont utilisé l’argent de leur sauvetage pour soutenir les journaux et les médias électroniques afin de s’assurer que les médias puissent être en mesure de remplir et mener à bien leur sale ouvrage : la propagande.

Et troisièmement, les achats, les approvisionnements du secteur public. Pour vous donner un exemple, une autoroute en Grèce coûte… – Il arrête, apporte une correction… Le coût, dans le passé, était trois fois plus par kilomètre par rapport à une autoroute en Allemagne ou en France. Ce n’est pas que les gens travaillaient moins dur ou que les entreprises privées étaient moins efficaces ; ils étaient pleinement efficaces. Si vous voulez savoir pourquoi un coût si élevé, vous n’avez juste qu’à regarder au nord d’Athènes et examiner les villas dans lesquelles les propriétaires de ces entreprises vivent ».

Je me souviens être parti en promenade à travers de Kifisia, l’un des quartiers les plus riches d’Athènes, à la fin des années 1980. Les maisons à la superbe ostentatoire me firent un choc.

« Qu’est-ce que ces gens font ? » ai-je demandé à ma cousine. Elle a dit, résignée, se tapotant la poche arrière : « Nous payons pour eux. »

Varoufakis continue. « En plus de cela, nous avons eu la troïka, qui était de mèche avec ce triangle. »

Varoufakis polémique-t-il lorsqu’il argue que la troïka était hypocrite dans ses relations avec le gouvernement grec au cours des cinq dernières années ? Que le nouveau gouvernement Tsipras a été tenu à des normes différentes de celles appliquées aux coalitions dirigées par le PASOK ou Nouvelle Démocratie ?

« La troïka a contesté les gouvernements précédents du PASOK et la Nouvelle Démocratie. Ils l’ont fait à de nombreuses reprises. Mais pas une seule fois, ils les ont menacés de suspendre les liquidités parce que les gouvernements ont échoué d’imposer suffisamment les oligarques, ou parce qu’ils avaient échoué à taxer les chaînes de télévision, ou omis d’attraper les grands fraudeurs détenteurs de comptes bancaires en Suisse.

La troïka ne fit que menacer, menacer de retirer ses liquidités si les pensions les plus basses du bas de l’échelle des pensions n’étaient pas réduites, ainsi que, réduit encore et encore, le salaire minimum. Il (la troïka) ne menaça les gouvernements précédents que s’ils avaient osé donner quelques pourtant trop maigres subsides aux plus pauvres des plus pauvres des Grecs ».

• La rage qui me prit se fit perceptible dans mon interjection, une obscénité. En partie, la rage provient d’une fureur pour un pays qui n’a pas réussi à se restructurer. Je déteste le secteur public pléthorique qui rend l’emploi dépendant de pour qui vous avez voté. Je ne veux pas excuser l’évasion fiscale endémique pratiquée par la population grecque. Je suis aussi consterné que quiconque par un système de retraite qui a été trop structuré sur le clientélisme. Réformer dans ces domaines est nécessaire, indispensable.

La colère surgit aussi parce qu’un manque de compassion, né de 50 ans de corruption systématique, frappe maintenant ceux, qui en Grèce, peuvent le moins se le permettre. Je le sens, ici en Australie, quand des amis ourlent leur bouche de pieux dédain et de mépris pour des histoires de fraudeurs de l’impôt et des retraités âgés de 50 ans.

Au cours des cinq dernières années la Grèce a subi une expérience radicale qui a causé la faillite de l’économie. Il n’y a aucun filet de sécurité, de sécurité sociale, le chômage, le sous-emploi sans rémunération sont devenus la norme.

Les pensions étaient trop généreuses. Qu’à cela ne tienne ! Réduisons-les. Mais s’il n’y a aucune allocation, aucun travail, que voulez-vous que la personne de 50 ans fasse ? Mourir de faim ! Laissez-moi vous assurer cela arrive.

Varoufakis détecte ma fureur. Il dit tranquillement : « La conscience de classe de la Troïka a été ahurissante. Notre appareil d’État avait été contaminé par la troïka, très, très gravement. Laisse-moi te donner un exemple. Il y a quelque chose appelé le Fonds hellénique de Stabilité Financière, qui est une émanation de The European Financial Stability Facility [EFSF]. Ceci est un fonds qui contenait initialement € 50.000.000.000 – au moment où je pris mes fonctions, il restait 11 milliards € – dans le but de recapitaliser les banques grecques.

C’est de l’argent que les contribuables de la Grèce ont emprunté dans le but de renforcer les banques. Je ne peux pas choisir son PDG et je ne suis parvenu pas à avoir un impact sur la façon dont ce Fonds a conduit ses affaires vis-à-vis des banques grecques. Le peuple grec qui m’a élu n’a aucun contrôle sur la façon dont l’argent qu’ils avaient emprunté allait être utilisé.

Je découvris à un certain moment que la loi qui régissait le FESF me permettait une seule prérogative, celle de déterminer le salaire de ces personnes. Je me rendis compte que les salaires de ces fonctionnaires étaient monstrueusement élevés, selon les standards grecs. Dans un pays avec tant de famine et où le salaire minimum a chuté à € 520 par mois, ces gens empochaient quelque chose comme € 18’000 par mois. Je décidai donc, puisque j’en avais le pouvoir, d’exercer ce pouvoir. J’ai utilisé une règle très simple. Les pensions et les salaires ont baissé en moyenne de 40% depuis le début de la crise. J’ai émis un arrêté ministériel par lequel je réduis les salaires de ces fonctionnaires de 40%. Encore un salaire énorme, encore un énorme salaire. Vous savez ce qui est arrivé ? Je reçus une lettre de la Troïka, en disant que ma décision a été annulée, car elle avait été insuffisamment expliquée.

Ainsi, dans un pays dans lequel la troïka insiste pour que les personnes bénéficiant d’une pension € 300 par mois vivent parfois avec 100 €, ils refusaient mon exercice de réduction des coûts, ma capacité en tant que Ministre des Finances de réduire les salaires de ces personnes ».

• Varoufakis a quitté la Grèce après l’école secondaire pour étudier l’économie au Royaume-Uni. En 1988, il quitte un poste à Cambridge pour prendre un poste universitaire à l’Université de Sydney. Il me dit, tout sourire, que les gens qui l’avaient recruté pensaient avoir affaire à un membre de la droite car il avait utilisé la théorie des jeux et des mathématiques dans ses articles publiés. « La gauche universitaire à Sydney redoutait en réalité mon arrivée. »

Sachant que Varoufakis a vécu pendant des périodes entre la diaspora grecque au Royaume-Uni, les États-Unis et en Australie, et passé du temps avec cette génération d’immigrants qui sont arrivés dans les années 1950 et 60, je lui demande s’il pense que pendant les décennies de prospérité et l’intégration dans l’UE, les Grecs avaient oublié le traumatisme de l’émigration.

« Bien sûr ! Au cours de cette période, au cours de laquelle je suis venu en Australie et jusqu’au début de la crise, tout Australien d’origine grec qui a visité la Grèce ressentait un profond sentiment de trahison. Les Grecs étaient presque gênés par les Australiens grecs. Ils leur rappelaient un passé où la Grèce était pauvre, lorsque la Grèce était l’Albanie des années 1950. »

Je mentionne que je me rappelle m’être trouvé en Grèce à la fin des années 1990 et le récit de mes cousins : « Je suis l’Albanais ». J’ai été épouvanté par le racisme occasionnel qu’ils témoignaient pour les migrants de l’Europe de l’Est. Je me rappelle, aussi, le fait que mes parents et d’autres migrants de leur génération étaient toujours des paysans : sel de la terre, bien sûr, mais rien à faire avec l’Europe nouvelle, cosmopolite.

C’était là que je me suis rendu compte que j’avais une histoire différente à ceux des Grecs. La mienne appartenait à une histoire d’immigration, pas en Europe. Varoufakis est d’accord.

« Mais maintenant que les Grecs ont reçu cette gifle de l’histoire, nous avons réalisé que tout cela n’était qu’une façade, que nous sommes toujours une nation de migrants, que nous n’avons jamais vraiment fait dans la citoyenneté européenne de première classe. »

• La nouvelle vague de l’émigration grecque a certainement commencé. Sur la grand-rue, près de chez moi, il y a eu une résurgence de la langue grecque. Ils ont 20 ans et quelques-uns, 30, 40 : ceux assez chanceux pour être nés ici, ceux dont les parents ont acquis la citoyenneté australienne. Je demande à Varoufakis de réfléchir sur les similitudes et les différences entre les deux vagues d’immigration.

« Dans les années 1950 et 60, la Grèce a beaucoup perdu de son capital humain, mais il s’agissait d’une main-d’œuvre non-qualifiée. Le grand investissement qui s’est fait jour en Grèce depuis les années 1950 a été celui qui s’est produit dans l’éducation. Nous sommes devenus une nation suprêmement instruite. En termes de notre secteur public, notre secteur privé, nous avons fait très peu, même l’environnement que nous avons réussi à épuiser.

Mais lorsqu’il s’agit du capital humain, nous en avons créé beaucoup et la tragédie de la crise actuelle consiste en ce que nous l’exportons. Les jeunes gens, bien qualifiés dont l’enseignement a été payé par l’état principalement – et leurs familles, mais principalement par l’état – offrent maintenant leurs services dans le monde entier, y compris en Australie. Et ceci est une sorte de perte qui ne peut pas simplement être recouvrée. Les immeubles, on peut les reconstruire, les routes idem, mais cette hémorragie est irréversible. »

• Dans la matinée, après mon entrevue avec Varoufakis, je reçois un appel paniqué d’une amie qui est à Athènes. Elle n’a pas été payée depuis des mois et son mari est au chômage. Ils sont terrifiés pour l’avenir de leurs enfants. Ils ont tous deux des diplômes universitaires ; il a étudié au Royaume-Uni. Sa voix est feutrée, embuée par la honte. Elle s’excuse encore et encore… Elle me demande : « S’il vous plaît, s’il vous plaît, est-il possible de trouver un travail en Australie ? Je suis terrifiée de ce qui se passe ici, mon ami. Je suis terrifiée de ce qui va arriver ».

Christos Tsiolkas

Romancier australien, d’origine grecque, Christos Tsiolkas, est l’auteur de cinq romans, dont La Gifle (traduit en français et publié en poche 10/18 en 2012). Il est né en 1965 à Melbourne.

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