Édition du 17 décembre 2024

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Frères musulmans : victoire électorale et défaite politique ?

Le second tour de l’élection présidentielle semble avoir donné la victoire au candidat des Frères musulmans Mohammed Morsi, qui aurait obtenu plus de 52 % des votes contre 48 % pour son rival, l’ancien général Ahmed Chafik.

lundi 18 juin 2012 - mediapart.fr

Cette élection infirme la plupart des prévisions que j’ai pu entendre, formulées par des journalistes ou des intellectuels libéraux, encore une fois incapables de comprendre la réalité du fait politique islamiste. Pourtant, malgré cette victoire, les Frères ne peuvent être satisfaits. Leur candidat n’aura que peu de prérogatives, l’essentiel de celles-ci restant entre les mains du Conseil suprême des forces armées (CSFA), qui ne semble pas décidé à un vrai tranfert du pouvoir vers les autorités civiles. Et l’organisation a subi de graves reculs durant ces derniers mois, dont elle est pleinement responsable : son candidat Morsi a obtenu au premier tour de la présidentielle cinq millions de voix, la moitié du score obtenu par les Frères aux élections législatives.

Reprenons depuis le début. La première et la plus importante leçon de ce second tour est le refus du peuple égyptien d’un retour au passé, malgré la formidable campagne de propagande menée par le pouvoir, malgré les annonces de violences à venir – nombre de chauffeurs de taxi, souvent liés aux moukhabarat (la police secrète), m’ont expliqué que les Frères musulmans s’apprêtaient à mettre le pays à feu et à sang ; une vidéo sur Youtube annonçait même une révolution à l’iranienne. La presse et les médias officiels, les journalistes, qui s’étaient surtout illustrés par leur absence d’opposition au régime Moubarak, des représentants de partis comme le Tagammu (de « gauche ») ont surenchéri, affirmant que le danger principal était désormais la confrérie, reprenant exactement le même discours que celui des présidents déchus Ben Ali et Moubarak.

Pour les électeurs qui ont voté Morsi, il ne s’agit en aucun cas d’accorder un blanc-seing aux Frères musulmans mais de mettre l’accent sur le danger principal : les militaires qui ne veulent pas céder le pouvoir. Car l’élection de Chafik aurait abouti à la reconstitution d’un parti-Etat, lié à l’armée, aux services de renseignement, aux capitalistes corrompus, ceux-là même qui ont mis le pays en coupe réglée depuis des décennies.

Ceci ne signifie pas que les 8,5 millions de votants qui se sont ajoutés aux 5 millions du premier tour ne sont pas conscients des sérieux manquements de la confrérie, de ses erreurs ni de ses hésitations depuis le début de la révolution.

Dans un premier temps, les Frères avaient annoncé qu’ils ne concourraient que pour un tiers des sièges du Parlement : ils en ont finalement obtenu environ 45 %. Ils s’étaient engagés à ne pas présenter de candidat à la présidentielle, ils sont revenus sur cet engagement. Mais, surtout, ils ont hésité entre une alliance avec le CSFA et avec les jeunes révolutionnaires. Ce n’est qu’après les élections législatives, et quand le CSFA a refusé que les Frères forment le gouvernement, qu’ils ont commencé à se heurter aux militaires, mais toujours en évitant toute mobilisation populaire. Par des déclarations ambiguës, ils ont avivé les craintes de différentes couches de la population qui craignent leur volonté d’imposer un Etat islamique. Ils ont permis au CSFA de ressusciter, avec Chafik, l’« Etat profond », celui qui a dirigé le pays depuis des décennies. Entre les deux tours, le candidat de la confrérie n’a pas été capable de forger une alliance avec ceux de ses adversaires qui, d’une certaine manière, représentaient la révolution : Hamdin Sabbahi et Abdelmonem Aboul Foutouh qui, ensemble, avaient obtenu 40 % des voix.

C’est dans ces conditions que, quelques jours avant le scrutin, la Haute Cour constitutionnelle a annoncé la dissolution du Parlement. Les Frères ont dans un premier temps accepté cette décision scandaleuse. « Ils ont refusé de se concerter avec les autres candidats à la présidentielle pour marcher sur le Parlement et créer un conseil présidentiel composé de leur candidat et des candidats de la révolution », explique un jeune intellectuel, ancien membre de la confrérie. « Ils ne savent pas faire de la politique, poursuit-il. Les Frères sont une organisation caritative et de prédication. Ils ont créé un parti politique, mais qui n’a aucune autonomie. » Pourtant, le fait qu’ils aient perdu plus de la moitié de leurs suffrages entre les législatives et le premier tour de la présidentielle aurait dû leur faire comprendre que leur base n’est ni homogène, ni solidement acquise.

Enfin, pour ajouter aux difficultés des Frères, le CSFA a adopté dans la nuit du second tour de l’élection présidentielle un addendum constitutionnel aux textes qui régissent la période intérimaire. Comme le résumait un journal : l’armée donne le pouvoir à l’armée. Et le CSFA gardera tous les pouvoirs législatifs, en attendant l’élection d’un Parlement dans plusieurs mois.

Il serait cependant faux de croire que l’armée peut agir à sa guise. Le paysage politique du pays est complexe et la mobilisation pour les élections confirme que les Egyptiens ne veulent pas se départir des droits qu’ils ont chèrement conquis.

Alain Gresh

Spécialiste du Proche-Orient, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont De quoi la Palestine est-elle le nom ? (Les Liens qui libèrent, 2010) et Un chant d’amour. Israël-Palestine, une histoire française, avec Hélène Aldeguer (La Découverte, 2017).

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