Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Femmes debout - Au Mexique aussi, les femmes victimes de violences sexistes relèvent la tête

Harcèlements et violences faites aux femmes sont malheureusement universels, comme le montre la culture sexiste qui règne parmi le personnel politique masculin français. Si la parole se libère en France, ailleurs aussi les femmes s’organisent. Ciudad Juarez, au Mexique, a longtemps été considérée comme la ville la plus violente du monde. Entre narcotrafic, culture machiste et exploitation par des entreprises états-uniennes installées à la frontière, les femmes y sont en première ligne. Mais depuis quelques années, elles se rassemblent pour défendre leurs droits, au sein du réseau Red mesa de mujeres. Une mobilisation qui a déjà permis d’améliorer leur situation. Rencontre avec l’une de ces femmes debout, Itzel Gonzalez.

Tiré de Basta Mag.

Basta ! : À Ciudad Juarez, pourquoi les femmes sont-elles particulièrement victimes de la violence ?

Itzel Gonzalez : On y compte entre 2 300 et 2 500 femmes assassinées entre 1993 et 2015. Certaines ont été violées et torturées. Des centaines d’autres ont disparu. Si le crime organisé et la lutte contre les narcotrafiquants ont été pointés du doigt par les autorités, cela n’explique pas tout, loin de là. D’une part, ce féminicide [les femmes sont tuées parce qu’elles sont des femmes, ndlr] est d’abord lié à la violence machiste. Nous vivons dans un système patriarcal, violent et sexiste, où règne une culture de dépréciation de la vie des femmes et un climat de grande impunité envers les auteurs de violence. Mais le système économique est aussi à l’origine de ces meurtres.

Bénéficiant d’avantages fiscaux, de nombreuses multinationales se sont installées à la frontière avec les États-Unis, suite à la signature de l’ALENA, l’accord de libre échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique. Y a-t-il un rapport avec les violences faites aux femmes ?

En quelques années, l’industrie de la ville s’est fortement étendue. Des entrepreneurs locaux et des familles déjà riches ont loué des terrains aux multinationales qui souhaitaient s’implanter ici. Ces entreprises se sont enrichies avec une main d’œuvre très bon marché, sans pour autant investir suffisamment dans les infrastructures ou le développement social de la ville. Les zones où vivent la majorité des employées de ces entreprises sont des endroits extrêmement pauvres et peu sûrs. Beaucoup de femmes ont été agressées sexuellement sur leur trajet entre le travail et la maison. Par exemple, il n’y a pas d’éclairage public, de postes de police.

Ce développement économique a aussi renforcé la violence familiale, conjugale. Les entreprises ont embauché des femmes, ce qui a changé la dynamique familiale : les hommes restent à la maison et s’occupent des enfants. Ils se sentent dépréciés face aux femmes qui reçoivent un salaire. Ils réagissent parfois par la violence. Les maquiladoras ont généré les conditions sociales et économiques favorisant ces violences et leur visibilité. Le tissu social de la ville, le sentiment d’appartenir à une communauté, se sont affaiblis.

C’est dans ce contexte que des femmes de Ciudad Juares ont décidé de se mobiliser en créant la Red mesa de mujeres [1]. Quelles actions menez-vous ?

En 2001, nous avons commencé à être informés sur ce qui arrivait à ces femmes dont on retrouvait les restes. Il y avait des mobilisations de mères des victimes pour demander des réparations et pour que les cas soient jugés. Des liens ont commencé à se tisser entre les organisations, qui se sont rassemblées dans un même réseau en 2003. Ensemble, nous collectons l’information sur les crimes et les délits liés au genre. Nous plaçons chaque cas sur une carte de la ville, pour identifier les quartiers où la violence contre les femmes est la plus forte. Qui sont-elles ? Quelles étaient leur niveau scolaire ? De quelle région du Mexique étaient-elles originaires ? Qui les a assassinées ? Les cas ont-ils été portés en justice ? Les responsables ont-ils été jugés ?

Ensuite, la Red mesa soutient les familles des femmes assassinées ou disparues. Dans une affaire où huit femmes ont été découvertes mortes dans la banlieue de Ciudad Juarez, nous avons réussi à obtenir, en 2009, un jugement international qui fait jurisprudence [2]. C’est à l’État de prendre des mesures pour éviter la répétition de ces violences, faire de la prévention. Nous soutenons les familles qui engagent des poursuites judiciaires. Nous examinons les politiques publiques qui sont menées pour les femmes, tant au niveau local que national. Nous avons réussi à imposer l’adoption d’une première loi sur le droit des femmes à une vie libre de toute violence, dans tout le pays. Elle a été transposée dans l’État du Chihuaha, mais il n’y pas encore de budget pour sa mise en œuvre.

Les organisations qui font partie de la Red mesa de mujeres misent aussi sur l’éducation et la formation...

Des organisations montent des ateliers et des formations sur les droits des femmes, dans les quartiers les plus dangereux de la ville. On forme certaines d’entre elles en tant que défensora comunitaria [défenseur de la communauté, ndlr], de façon à ce qu’elles puissent ensuite soutenir d’autres femmes, en les orientant vers un soutien psychologique si elles sont frappées par leur mari, ou qu’elles puissent déposer plainte si elles le souhaitent. Car beaucoup ne savent pas comment faire. La défensora veille à ce qu’il y ait le moins de discrimination possible envers ces femmes, qu’on ne les culpabilise pas pour la violence qu’elles subissent en leur disant : « c’est parce que tu as provoqué ton époux, senora ». Si cela se produit, la défensora peut dénoncer la situation publiquement.

Votre mobilisation a-t-elle permis d’obtenir des avancées ?

Le gouvernement a créé un centre de justice pour les femmes, pour lequel nous nous sommes beaucoup battues. Dans ce lieu, les femmes peuvent bénéficier d’un soutien médical, psychologique, d’un système de garde d’enfants. Un service juridique enquête sur les assassinats. Cela aide les femmes qui veulent se lancer dans une dénonciation, car le processus est très long et bureaucratique, et elles n’ont souvent pas assez de ressources financières.

Du côté des entreprises multinationales, la situation a-t-elle évolué ?

Suite aux pressions sur les entreprises, les conditions de travail se sont améliorées. La durée du travail est mieux encadrée. Les tests de grossesse ont semble-t-il disparu [tous les mois, les ouvrières devaient apporter une serviette hygiénique pour montrer qu’elles n’étaient pas enceintes]. Cette pratique est désormais réglementée et interdite. Régulièrement, les entreprises annoncent qu’elles se mobilisent, qu’elles donnent de l’argent pour rétablir la sécurité et développer les infrastructures. En fait elles ne le font que pour redorer l’image de Ciudad Juarez, dans le but d’attirer de nouveaux investisseurs.

Cette image négative, elles nous reprochent de l’avoir créée, avec nos mobilisations contre cette violence et ces assassinats. Dans le fond, la logique n’a pas changé ! De son côté, l’État a investi dans la sécurité, grâce à des renforts policiers. Ciudad Juarez, qui était la ville la plus violente du monde, est aujourd’hui considérée comme un modèle pour tout le pays. Mais il n’y a toujours pas d’investissement dans des écoles ou dans des centres culturels.

Malgré tout, vous expliquez qu’un changement de mentalité est en route...

Oui, ces actions ont permis d’influencer de nouvelles générations de femmes, comme moi et comme d’autres, qui font partie de collectifs, et qui dénoncent le féminicide. A notre tour, nous qui avons vécu d’autres réalités que celles de nos mères, nous formons d’autres féministes. Nous avons grandi en ayant conscience de ce processus de violence dont sont victimes les femmes, mais aussi en entrevoyant des alternatives : nous organiser et faire quelque chose ensemble. Dans d’autres États, ceux qui se mobilisent sont tués. Mais en nous rassemblant, nous nous protégeons mutuellement.

Propos recueillis par Simon Gouin

Pour en savoir plus sur la Red mesa de mujeres : consulter leur site Internet. (http://www.mesademujeresjuarez.org/)

Notes

[1] Ce qui peut se traduire, littéralement, par le Réseau Table des femmes »

[2] C’est l’affaire du campo algodonero, jugée par la Cour inter-américaine des droits de l’Homme, reconnaissant l’État mexicain responsable de n’avoir pas fait le nécessaire pour protéger les jeunes femmes décédées

Simon Gouin

Journaliste, qui aime prendre son temps ! Intéressé, entre autres, par le greenwashing, les ondes électromagnétiques ou le Pérou. Chargé de la précieuse mission de développer Basta !. A été tenté par l’Education nationale.

http://www.bastamag.net/Simon-Gouin

Sur le même thème : Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...