19 octobre 2022 | tiré de mediapart.fr
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C’est finalement de bonne guerre. Dans la lutte économique et sociale qui se développe désormais sur fond de hausse des prix, les classes détentrices du pouvoir économique déploient des trésors d’ingéniosité pour prouver que l’ordre social existant est bon et juste. Un des points centraux de ce combat concerne les dividendes, qui cristallisent souvent les critiques. Alors que les raffineurs des majors pétrolières étaient en grève, des litres d’encre ont été utilisés pour prouver que le problème ne tenait pas aux dividendes versés par ces mêmes entreprises.
Parfois, ces défenses prennent des tours assez pathétiques. Comme cette chronique de l’humoriste et actionnaire de Total Gaspard Proust dans Le Journal du dimanche du 16 octobre qui, voulant faire pleurnicher le lectorat sur le « pouvoir d’achat des actionnaires de Total », rongé par l’avidité des salariés, tente de prouver la supériorité du dividende sur le salaire et qualifie celui-ci, avec une poésie toute masculiniste, de « dividende des sans-couilles ». Car, pour ce poète dominical, l’actionnaire prend des risques considérables, tandis que le salarié se contente passivement d’attendre que tombe chaque mois la certitude de son salaire.
« Le dividende, chante avec lyrisme notre vengeur du Capital, est le salaire de celui qui a osé prendre le risque d’éventuellement tout perdre en investissant dans une boîte. » Mais l’Homère de l’actionnariat devra revoir quelques évidences. D’abord parce que « prendre le risque de tout perdre » en achetant des actions Total, un géant du pétrole, dans le premier quart du XXIe siècle, est assez risible.
« Depuis » un certain 15 septembre 2008, les autorités publiques de l’ensemble des pays avancés garantissent la pérennité de ces entreprises géantes. Sans compter que, depuis trente ans, grâce à un habile chantage à l’emploi, ces mêmes entreprises bénéficient de ristournes fiscales, d’aides publiques diverses et d’optimisations fiscales. Tout cela va directement dans la poche des actionnaires et non des salariés et salariées.
Au reste, notre malheureux chroniqueur oublie trois points pourtant évidents, tant son amour de l’actionnaire l’aveugle. D’abord, si l’actionnaire perd « tout », le salarié perd aussi tout, notamment son seul moyen de subsistance, ce qui est autrement gênant que de perdre son épargne.
Deuxième point : il arrive, à vrai dire souvent, depuis trois décennies, que, pour assurer la « valeur actionnariale » de l’entreprise, autrement dit pour satisfaire nos héros avides de risques que sont les actionnaires, on sacrifie par tonneaux entiers des salariés. Ce Proust des temps modernes a oublié de jeter un œil à l’état du salariat depuis trente ans (mais il est vrai que cela ne semble pas l’intéresser) : alors que les cours de la Bourse s’envolaient pour le plaisir des actionnaires, la précarité et le chômage de masse s’installaient. Car il faut bien trouver quelque part les moyens de « récompenser le risque ».
Car, enfin, et c’est le troisième point, d’où nos valeureux Achille de la Bourse tirent-ils leurs « récompenses » ? Ils se sont contentés d’acheter des actions, acte sans doute digne d’une épopée, mais qui n’explique guère la source de la valeur qu’ils captent. Et s’il s’agissait du travail des salariés ? Eh oui, l’actionnaire touche bien un dividende et non un salaire, pour une raison simple : il ne travaille pas dans cette entreprise et ce n’est pas lui qui participe à la transformation de son argent, matière morte sans le travail qui lui permet de toucher sa « récompense ». Mettre ces deux éléments à égalité est une aberration.
Un « alignement des intérêts » entre capital et travail ?
Bon, la défense et illustration littéraire de l’actionnaire n’était guère convaincante ; tournons-nous vers les économistes, les « scientifiques ». Car eux aussi ont bien des choses à nous dire depuis quelques semaines. On peut trouver quelques fils sur Twitter ou des tribunes, comme celle du très médiatique et libertarien Olivier Babeau qui, dans Les Échos du 17 octobre, se lance dans un « éloge du dividende ».
Le principal argument défendu est celui de « l’alignement d’intérêts » entre actionnaires et personnes touchant un salaire, comme l’affirme Olivier Babeau. Il s’appuie sur l’idée que ces deux catégories ont un intérêt commun dans la prospérité des entreprises. L’argent que l’on verse aux actionnaires n’est pas alors « pris » aux salariés, mais il est dignement partagé entre les deux parties.
Et l’économiste en veut pour preuve que les salariés « capteraient » 60 % de la valeur ajoutée des entreprises privées, preuve s’il en est qu’ils seraient bien traités puisque les dividendes ne représentent que 6 % de ladite valeur ajoutée. Mais cette belle présentation harmoniste qui ferait presque pleurer sur les malheureux actionnaires spoliés par les salariés oublie encore et toujours la source de la valeur.
La production de valeur par le travail est captée par le capital.
Cela s’explique évidemment par un biais statistique qui a une fonction : la part des salaires dans la « valeur ajoutée » suppose que l’entreprise pourrait « partager » l’ensemble de la valeur issue de la consommation des matières premières nécessaires à la production. Mais cette logique même est fondée sur une fiction : les moyens de production apportés par le capital ne créent pas par eux-mêmes de valeur que l’on pourrait partager entre capital et travail. C’est le travail qui permet de transformer ces moyens de production en production effective et en valeur.
Il n’y a donc pas de « captation » de la valeur par les salariés, il y a, au contraire, une production de valeur par le travail qui est captée par le capital, lequel ne peut rien faire sans, quelle que soit l’étendue de l’argent disponible. Autrement dit : ces chiffres sont trompeurs et reposent sur une lecture de classe de la réalité économique. Rien d’étonnant à ce qu’ils produisent alors un discours favorable aux actionnaires.
Comparaison entre les évolutions des salaires (en bleu) et des dividendes (en rouge) aux États-Unis (base 100 en 1970). © FRED, réserve fédérale de Saint-Louis.
En réalité, l’enjeu est bien celui de la répartition de la valeur créée entre capital et travail. Et la question est bien alors de savoir si cette répartition est, comme le prétendent les apologistes de l’actionnariat, harmonieuse.
En réalité, leur défense même de la condition de l’actionnaire est dirigée contre les personnes salariées, qui auraient acquis suffisamment avec leurs salaires ou qui n’auraient qu’à devenir elles-mêmes actionnaires. Il y a donc bien là un conflit de répartition de la plus-value qui vient contredire frontalement le discours harmoniste.
Si, comme le demande Gaspard Proust, par exemple, les salariés doivent devenir actionnaires, ce n’est pas pour qu’ils gagnent plus d’argent (pourquoi alors ne réclameraient-ils pas simplement une hausse des salaires ?), c’est bien pour que leurs intérêts soient parfaitement alignés sur ceux du capital. Il s’agit alors simplement de transférer ce conflit de répartition au sein même de la main-d’œuvre.
L’illusion de l’harmonie
Les faits viennent évidemment conforter tout cela. Dans le pays le plus financiarisé du monde, les États-Unis, et selon les données de la Réserve fédérale de Saint Louis, en 50 ans, c’est-à-dire entre août 1972 et août 2022, les revenus nominaux du travail ont été multipliés par 17,6, tandis que les revenus issus des dividendes ont été multipliés par 60. Et cela ne prend pas en compte l’écart encore plus immense entre les revenus réels du travail (les salaires réels états-uniens, qui entre 1979 et 2022 ont progressé de 8 % !) et la valeur globale des marchés financiers (l’indice S&P 500, par exemple, a été multiplié par 11 sur la même période).
Bref, le discours harmoniste est une illusion. D’autant plus qu’il vient se fracasser sur le fondement de la pensée économique fondamentale de ces apologistes du capitalisme, celle d’un atomisme individualiste fondamental où le bien commun n’est atteint que par la maximisation des intérêts individuels. Il est alors un peu piquant de voir ressortir l’argument de l’harmonie ou d’on ne sait quelle unité nationale lorsque ressurgit la volonté des travailleurs de lutter pour la défense de leurs revenus.
Le fruit prétendu des « années de labeur »
Un autre argument est souvent avancé : celui du dividende et de la valeur actionnariale comme récompense des travaux antérieurs des actionnaires. Le dividende ne serait alors que le produit de l’« épargne difficilement acquise par des années de labeur », pour reprendre les mots d’Olivier Babeau. C’est évidemment moins épique et héroïque que le récit du « risque » de Gaspard Proust, mais enfin, un tel discours a un avantage certain : il ramène le revenu du capital à celui du travail. En passant, il semble donc prendre acte de l’aspect injustifié dudit revenu qui doit toujours trouver sa source indirecte dans le travail passé.
Il est sans doute très émouvant de penser que les dividendes sont nécessaires à la survie de quelques malheureux épargnants ayant sacrifié jadis certains bonheurs de l’existence pour investir dans leurs revenus futurs. Et assurément peut-on trouver certains de ces cas, en cherchant bien. Mais ces exemples nécessaires à l’édification des masses ne sauraient être généralisés. Car la réalité est bien moins flatteuse.
Les études de l’Insee montrent ainsi que, d’une part, les inégalités de patrimoine sont beaucoup plus fortes en France que les inégalités de revenus : la moitié des ménages détient ainsi 92 % du patrimoine brut. À cela s’ajoute que l’essentiel de ce patrimoine est souvent immobilier. Les valeurs mobilières, autrement dit notamment les actions, ne représentent que 16,7 % du patrimoine total, et, fait important, leur part dans le revenu total augmente d’autant plus vite que l’on monte dans l’échelle sociale.
C’est un fait connu que, précisément, l’instauration du PFU, c’est-à-dire du « bouclier fiscal » sur les revenus du capital, avait surtout profité aux ultrariches dont le patrimoine est principalement constitué de valeurs mobilières. Même la commission d’évaluation de la réforme de la taxation des revenus du patrimoine avait dû le reconnaître à l’automne 2021. Ainsi les belles histoires de pauvres gens attendant leurs dividendes pour vivre sont-elles belles, mais ne sont que de simples mythes.
En réalité, si les individus peuvent avoir des revenus issus du travail ou du capital, les lignes de fracture existent et leur capacité à maintenir leur niveau de vie dépend très largement de l’une ou l’autre de ces composantes. Les salariés dépendent bien d’abord du revenu de leur travail. Et il se trouve que, dans le capitalisme contemporain, il y a arbitrage entre les revenus du travail et ceux du capital, et que cet arbitrage est très largement institutionnel : il dépend des choix faits par l’État, non seulement en matière de redistribution, mais aussi et surtout en matière de structure du marché du travail.
Macron et la politique du capital
Et c’est bien là l’essentiel. Le cas états-unien cité plus haut prouve assez que la forme néolibérale du capitalisme consiste à faire pencher la balance institutionnelle vers le capital au détriment du travail. Nos apologistes du capital se désolent que la France ne soit pas assez rapide dans cette voie. Mais c’est se montrer impatient et bien ingrat envers l’actuel chef de l’État (et son inamovible ministre des finances) qui a fondé l’ensemble de sa politique économique autour de cette priorité.
C’est bien d’ailleurs dès le début de son premier quinquennat qu’ont été mises en place les mesures renforçant la position du capital : réforme du marché du travail et abaissement de la fiscalité sur les revenus du capital. Et peu importe les crises ou les positions politiques : rien n’a fait dévier le pouvoir de cette ligne directrice. Même la modération d’une taxe sur les profits exceptionnels, tout comme avant cela une interdiction formelle du versement des dividendes pendant la crise sanitaire, est pour lui inacceptable.
Il n’y a là rien d’étonnant. Cela va de pair avec l’établissement depuis cinquante ans d’une logique économique globale centrée sur la valeur actionnariale et que les travaux, par exemple, d’un Michel Aglietta, ont mise en évidence. Dans un tel système, la production économique n’est dirigée que pour la valorisation de l’action et le travail lui-même est mis au service de cette logique. D’où la volonté institutionnelle de le désarmer afin de favoriser les revenus du capital.
Aussi faut-il toujours placer la question des revenus versés aux actionnaires dans son contexte historique, ce que la théorie néoclassique et ses épigones néolibéraux refusent, puisqu’ils défendent la « naturalisation » des phénomènes de marché.
Des dividendes « neutres » ?
Ici, il faut revenir à un dernier argument versé à décharge de l’actionnaire et des dividendes. Cet argument prétend que le versement d’un dividende ne modifie pas la « richesse » de l’actionnaire. Ce que ce dernier touche en dividendes, il le perdrait en valeur de marché de l’entreprise dont il est formellement propriétaire. Le dividende ne serait donc que la partie « liquide » de sa richesse et refuser son versement serait alors absurde puisque la « richesse » de l’actionnaire est préexistante au dividende.
Pire, dans cette vision, le refus du dividende est contre-productif puisqu’il empêche la « bonne allocation des ressources ». Dans cette vision, en effet, les entreprises qui versent des dividendes sont des entreprises qui ont épuisé leur capacité d’investissement. En versant des dividendes, elles permettent aux actionnaires de réinvestir ces sommes dans des entreprises qui en ont besoin. Tout cela serait donc formidablement vertueux et contribuerait à construire un monde inévitablement meilleur.
Cette vision est cependant d’abord une vision théorique, issue du deuxième théorème de Modigliani-Miller développé dans les années 1960 et qui a valu à l’économiste Franco Modigliani le prix de la Banque de Suède en hommage à Alfred Nobel en 1985. Cette théorie récente est une des théories fondatrices du néolibéralisme et elle a contribué à favoriser la financiarisation de l’économie. Il est vrai qu’elle est doublement efficace : elle permet de donner un aspect altruiste au versement des dividendes et de soutenir l’idée d’une finance efficace dans sa capacité à répartir les ressources.
Mais la réalité semble bien différente de cette vision typiquement néoclassique où tout finit par s’équilibrer. Dans le système d’accumulation néolibéral, la logique est différente. La finance est une sphère en soi, qui capte les investissements et les valorise en interne. La diversification des produits financiers, l’approfondissement des marchés, leur soutien par les fonds et les banques centrales conduisent à rendre l’investissement « réel » inutile.
Dès lors, le système financier ne joue pas son rôle traditionnel d’allocation des ressources, il joue le rôle de roue de secours d’un système économique miné par la baisse des gains de productivité.
Son rôle n’est pas de favoriser ces gains de productivité, mais bien plutôt de valoriser les sommes investies à l’intérieur du système financier. On ne distribue pas alors de dividendes pour favoriser l’investissement productif comme le prétend la théorie, mais pour afficher des rendements qui attireront d’autres investisseurs et permettront de relever la valorisation de l’entreprise. Il en va de même des rachats d’actions ou même des fusions-acquisitions.
Au reste, il est fort simple de constater ce fait qui rend la théorie de Modigliani fort audacieuse : au cours des dernières décennies, on a vu les marchés financiers atteindre des sommets. Mais, dans le même temps, les taux d’investissements productifs et les gains de productivité se sont fortement taris. La logique réelle est alors différente. Face à un capitalisme pris au piège d’un taux de productivité en baisse structurelle, la finance sert de contre-tendance et, en retour, structure l’ensemble de la production en sa faveur.
Pour s’assurer un flux de « matière première » continue, il lui faut ainsi faire pression en permanence sur les revenus du travail et obtenir des avantages fiscaux croissants. Ces deux éléments conduisent en retour à un affaiblissement de la demande, donc de l’opportunité d’investissement productif et, partant, d’un besoin croissant de la contre-tendance financière qui réclame toujours davantage de soutien public et de pression sur le monde du travail.
L’inflation rend la situation des travailleurs encore plus difficile et conduit, naturellement, à une réactivation des luttes sociales.
Ce cercle nécrosant peut se constater en France, où l’on n’investit plus que dans les fusions-acquisitions et les logiciels, où la productivité ne fait que décroître et où le gouvernement protège les acquis des actionnaires et demande toujours plus d’efforts aux travailleurs et travailleuses (deux réformes de l’assurance-chômage et bientôt une réforme paramétrique des retraites).
Résultat : l’état désastreux des économies du néolibéralisme tardif, soumises à des logiques impérialistes, incapables de gérer la crise écologique et minées par les inégalités. Désormais, l’inflation rend la situation des travailleurs encore plus difficile et conduit, naturellement, à une réactivation des luttes sociales. C’est là un risque supplémentaire que les classes qui profitent de ce système ne peuvent tolérer. Aussi déploient-elles tous les arguments possibles pour sauver ce qui peut l’être.
Dans ce cadre, les versements massifs de dividendes ne sont pas « neutres », ils sont une part essentielle du système. Ils constituent également une des faces de la guerre de classes que mène le capitalisme néolibéral depuis cinq décennies. Il est logique que ceux qui mènent et remportent cette guerre nient son existence et fassent de leurs adversaires des coupables. Mais la crise du néolibéralisme et le retour de l’inflation doivent désormais inviter le monde du travail à en finir avec ces mythes et à assumer la nécessité d’un combat élargi contre la financiarisation du système productif.
Romaric Godin
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