7 mai 2021 | tiré de Reporterre.net
[Total, le premier pollueur de France 2/5] Total présentera, le 28 mai prochain, une résolution sur le climat à ses actionnaires. Enquête sur la stratégie pas vraiment verte d’une compagnie qui émet autant de CO2 que toute la France.
• Volet 1 :Stockage de CO2 : les manœuvres de Total
• Volet 3 : Total se veut écolo… en misant sur les énergies fossiles
• Volet 4 :Les six projets les plus climaticides de Total
• Volet 5 : Total distribue des milliards aux actionnaires plutôt que de s’occuper du climat
Le 28 mai prochain, lors de son assemblée générale, les actionnaires du groupe Total seront appelés à se prononcer sur des enjeux structurants. En plus du renouvellement du mandat du président-directeur général, Patrick Pouyanné, la major pétrolière proposera à ses actionnaires « d’approuver » sa transformation en une compagnie « multi-énergies », qui s’engage « dans la transition énergétique », en s’appelant désormais TotalEnergies.
Surtout, Total présentera une résolution « pour vote consultatif » sur ses objectifs climatiques. « Cette assemblée est vécue par le groupe comme une validation de la part des actionnaires, un point d’orgue de sa mue et des projets industriels engagés depuis des années », dit à Reporterre Francis Perrin, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Une mue, vraiment ?
L’entreprise pétrolière, qui a répondu par courriel aux sollicitations de Reporterre, dit vouloir permettre aux investisseurs d’exprimer leur avis sur la stratégie en matière de transition énergétique vers la neutralité carbone qu’il a arrêtée pour la société, « tenant compte de certaines attentes exprimées en ce sens ».
Des actionnaires frondeurs
Une référence au psychodrame qui a secoué l’entreprise il y a un an. En avril 2020, onze investisseurs, emmenés par la Banque postale Asset Management, le Crédit mutuel et Meeschaert, avaient déposé une résolution en assemblée générale extraordinaire à Total, dans le but de « modifier ses statuts pour renforcer la contribution de son modèle économique à l’atteinte de l’Accord de Paris sur le climat ».
Le géant pétrolier avait alors répliqué début mai en annonçant, avec des investisseurs participant à la coalition Climate Action 100+, sa « nouvelle ambition en matière de climat ». « L’objectif de la direction de Total était de donner des gages de sa volonté climatique, afin de permettre aux autres actionnaires de s’opposer à la résolution, tout en gardant la face », observe Lucie Pinson, directrice de l’ONG Reclaim Finance. Les onze actionnaires frondeurs ont maintenu leur résolution, jugeant la stratégie de Total comme n’étant pas à la hauteur des enjeux.
La raffinerie Total à Grandpuits, en Seine-et-Marne.
Contrairement à ce qu’affirme le groupe aujourd’hui, le projet de résolution externe des frondeurs n’était pas irrecevable. L’entreprise pétrolière n’avait d’ailleurs pas pu s’opposer à cette résolution, par absence de motivation légale. La direction avait alors bataillé pour tenter de convaincre ses actionnaires de ne pas voter favorablement. Les visioconférences, appels et autres communications s’étaient alors multipliés. « Ils ont fait une pression monstre, et tout le capitalisme à la française s’y est mis pour décourager les éventuels votants en faveur de cette résolution », a raconté un actionnaire au site d’information Climatico.
Poursuivre sa « politique des petits pas »
La position de BNP Paribas, partenaire historique de Total, dont il détenait 0,38 % du capital en mai 2020, était scrutée. Les deux sociétés siègent chacune au conseil d’administration de l’autre, et travaillent ensemble depuis toujours. La banque française a pourtant pris ses distances, en choisissant de s’abstenir lors du vote de la résolution des frondeurs. Un choix cornélien, qui avait à l’époque suscité un vif débat en interne, tranché au plus haut niveau. La partie gestion d’actifs avait perdu la bataille devant les arguments de la division « ISR » (investissement socialement responsable).
Une première, très mal vécue chez Total. « Nous avons souhaité donner à Total une certaine flexibilité dans la mise en œuvre de son alignement sur l’Accord de Paris, ce que ne permettait pas ladite résolution », se justifie BNP Paribas Asset Management auprès de Reporterre. Le 29 mai 2020, ce sont finalement 16,8 % des actionnaires de Total qui ont voté en faveur de la résolution climat.
Un pourcentage modeste en apparence, qui a néanmoins suscité une forte réaction du géant pétrolier. Et la partie semble se rejouer cette année. Faut-il, ou non, voter en faveur de la résolution climat émanant du Conseil d’administration de Total ? L’initiative s’inscrit dans la dynamique des Say on Climate, une initiative du fonds spéculatif britannique The Children’s Investment Fund (TCI). Qui consiste, pour les entreprises, à s’engager à soumettre elles-mêmes tous les ans leur stratégie climat au vote de leurs actionnaires.
Le PDG de Total, Patrick Pouyanné, en visite à l’École polytechnique, en 2017.
Mais dans le cas de l’entreprise pétrolière, qui communique déjà régulièrement sur le climat, cette résolution représente une « tentative de Total pour contrer une possible résolution d’actionnaires sur le climat », selon les ONG Greenpeace et Reclaim Finance. « Les actionnaires votent en majorité en accord avec la direction de l’entreprise, et un vote positif donnera la légitimité à l’entreprise de poursuivre sa politique des petits pas, sans réduire sa production d’hydrocarbures et ses activités dans les énergies fossiles », déplore Lucie Pinson, de Reclaim Finance.
Le conseil d’administration de Total explique qu’un nouvel objectif pourrait être adopté avec sa résolution : à partir de 2021, le groupe intégrera dans sa politique de rémunération des dirigeants des critères liés à l’objectif de baisse des émissions de gaz à effet de serre, dites de « scope 3 », en Europe, c’est-à-dire celles liées à l’utilisation des produits énergétiques du groupe par ses clients.
Dans un rapport publié le 2 avril, le groupe a annoncé des objectifs rehaussés, avec notamment « un nouvel objectif intermédiaire d’une baisse de ses émissions de 40 % d’ici 2030 par rapport à 2015 » sur ses opérations mondiales (soit la scope 1 et 2). Le groupe s’est aussi engagé à ce que « le niveau des émissions mondiales scope 3 liées à l’utilisation par ses clients des produits énergétiques vendus pour usage final en 2030 soit inférieur en valeur absolue à celui de 2015 ».
De « l’écoblanchiment et de l’hypocrisie »
Reclaim Finance et Greenpeace France qualifient ces objectifs de « mesurettes supplémentaires », aucune ne visant « à changer les prévisions d’augmentation de sa production d’hydrocarbures d’ici 2030 ». « Les dernières annonces de Total, qui continue à reporter une éventuelle réduction de sa production d’énergies fossiles à après 2030, ne serviront qu’à écoper à la petite cuillère le bateau qui sombre », déclare à Reporterre Edina Ifticene, chargée de campagne pétrole chez Greenpeace France.
Lors d’une visioconférence, Christopher Hohn, patron fondateur du fonds spéculatif TCI — qui était derrière l’initiative Say on Climate — a appelé les actionnaires de Total à voter contre la résolution proposée par la direction : « Sans objectif à court terme, nous n’irons nulle part. Nous n’aurons que de vagues engagements qui ne changeront rien. […] Il est important que le monde entier dénonce les investisseurs qui ne voteront pas contre. C’est de l’écoblanchiment et de l’hypocrisie absolues que d’affirmer soutenir la lutte contre le changement climatique et voter ensuite pour des plans qui ne mènent à aucune réduction. »
Neuf ONG (Reclaim Finance, Greenpeace, les Amis de la Terre France, Notre affaire à tous, ANV COP21, 350.org, Recommon, Urgewald et Oil Change International) ont envoyé une lettre à tous les actionnaires de Total, les appelant à voter, dès l’ouverture des votes vendredi 7 mai, contre la stratégie climat de Total et le renouvellement du mandat du PDG Patrick Pouyanné.
En coulisses, des actionnaires de Total qui pouvaient être tentés de déposer une nouvelle résolution externe concèdent avoir été pris de court par l’initiative du groupe. Les décisions se prennent au niveau de la direction générale de ces investisseurs, preuve que l’enjeu est sensible. Patrick Pouyanné lui-même en a appelé plusieurs pour les convaincre. Voteront-ils tout de même contre la stratégie du groupe ? Reporterre a demandé aux onze actionnaires qui s’étaient rebellés en 2020. Tous ceux qui ont répondu, dont Meeschaert, qui coordonnait ce groupe, ont dit qu’il était trop « tôt » pour livrer leur position. Les votes seront pourtant ouverts dès vendredi 7 mai. La branche Asset Management de BNP Paribas a indiqué, par téléphone, qu’elle n’allait pas « commenter » ses « intentions de vote pour les assemblées générales à venir ».
Un message, un commentaire ?