Il y a deux manières apparemment simples d’y répondre. La logique sociale-libérale invoque une hypothétique rigueur de gauche qui permettait à la fois de « rassurer » les marchés et de respecter les critères européens, tout en menant une politique plus « sociale ». La logique souverainiste consiste à suggérer qu’avec la sortie de l’euro, tout deviendrait possible. Mais ni l’une ni l’autre de ces positions ne prend la mesure de la crise ni ne comprend ses véritables causes. La première conduit à un ajustement aux desiderata de la finance et donc à la régression sociale, la seconde à un effondrement économique et donc, aussi, à une régression sociale accrue.
Aucune politique alternative n’est possible si le financement de la dette continue à dépendre du bon vouloir des marchés financiers. Toute mesure progressiste d’un gouvernement de gauche, par exemple en matière de
réforme fiscale, serait perçue comme une remise en cause des privilèges des classes dominantes. A la moindre incartade de ce genre, même timide, les marchés financiers riposteraient en dégradant la sacro-sainte note, et
surtout en augmentant le taux des nouveaux emprunts. La mesure prise serait immédiatement neutralisée par l’alourdissement de la charge de la dette. Or, aucun gouvernement ne peut prétendre annuler du jour au
lendemain le besoin de financement public.
La conclusion est évidente : soit on finance le déficit autrement que par appel aux marchés financiers, soit on en est réduit à mener la politique dictée par ces derniers. Il faut donc desserrer cet étau, et la gamme des outils techniques pour le faire est assez large : emprunt forcé auprès des grandes fortunes, réserves obligatoires des banques, financement direct par la Banque de France ou, si l’on veut respecter les formes, par l’intermédiaire d’une agence publique ad hoc.
Cela revient à rompre ouvertement avec les règles du jeu actuelles, et notamment avec celles de l’Europe réellement existante. Cette rupture doit s’appuyer sur un rapport de forces qui peut être construit à partir d’une double légitimité. Légitimité sociale : elle repose sur la nature de la politique au nom de laquelle s’effectue cette rupture. Il faut donc se donner les moyens de prendre des mesures qui améliorent immédiatement les conditions d’existence de la majorité et qui justifient la rupture opérée. La question du financement budgétaire n’est donc pas une question technique, mais une question éminemment politique.
La seconde dimension de cette nouvelle légitimité est européenne. La rupture avec l’eurolibéralisme se fait au nom d’une autre Europe possible, et non pas comme une déclaration de guerre commerciale fondée sur une dévaluation hostile ou sur l’instauration de taxes labellisées « démondialisation ».
Un autre financement public est donc la condition préalable à tout changement. Elle ne résout évidemment pas tous les problèmes mais elle permet d’enclencher un processus de transformation. Sa deuxième étape
devrait viser à solder la facture de la crise et à dégager ainsi le terrain pour une alternative globale. Cela passe par l’annulation des dettes illégitimes et des créances toxiques, qui implique à son tour la socialisation des banques.
Ces options radicales sont les seules qui soient adaptées au poids que la crise fait peser sur l’avenir, et donc sur la possibilité même de la changer. Elles ont en outre une justification technique, car elles permettent de remettre les compteurs à zéro. Sinon, les peuples européens devront subir au moins une
décennie d’évolution chaotique, entre austérité, faillites, récessions et dislocation sociale. Si ce cap est franchi, alors pourra s’amorcer la transition vers un nouveau modèle social, fondé sur trois grands principes : temps libre contre chômage, précarité et intensification du travail ; garantie des conditions
d’existence par l’extension des services publics ; planification écologique et relocalisations productives. Une véritable alternative implique donc une inversion totale des priorités sociales. Elle s’oppose clairement aux solutions qui ne cherchent qu’à perpétuer le modèle néo-libéral, par les mêmes moyens tristement classiques :
baisse du coût du travail, TVA sociale ou dévaluation, protectionnisme « réindustrialisateur », etc. Leur point commun est de vouloir rétablir la compétitivité sans poser la question préalable de la répartition des revenus.
Cette crise est une grande crise. Elle clôt une époque du capitalisme, et elle appelle des solutions radicales.
Telle est la vérité qu’il faut porter dans le débat public, à partir d’un programme articulant clairement les trois étapes de la transformation sociale : s’affranchir de la finance, solder la crise, et engager la transition sociale et écologique.