Édition du 17 décembre 2024

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États-Unis

États-Unis : le patient militantisme anti-avortement

L’alerte était donnée depuis plusieurs mois déjà : le refus d’examiner la loi texane de septembre 2021, qui interdit d’avorter après six semaines de grossesse et criminalise toute aide apportée aux femmes – l’inventivité juridique des anti-avortement semble sans limite – et le fait d’accepter de statuer sur la loi du Mississippi de 2018, bloquée en appel et limitant ce délai à 15 semaines, étaient des indices forts que la Cour suprême des États-Unis était tentée, par sa majorité de 6 juges (ultra-)conservateurs contre 3 progressistes, de revenir sur l’arrêt Roe v. Wade de 1973.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Si, depuis un autre arrêt, Planned Parenthood v. Casey, datant de 1992, les États fédérés ont davantage de latitude sur le plan législatif, ils ne peuvent imposer un « fardeau excessif » aux femmes à partir du deuxième trimestre de grossesse (« Roe » garantissant le droit absolu à avorter pendant tout le premier trimestre, ce qui est la très grande majorité des cas). « Casey » avait donc confirmé « Roe », lequel avait résisté depuis.

Des textes plus ou moins audacieux ont néanmoins vu le jour localement ces dix dernières années, qui visent pour beaucoup à mettre la pression sur la Cour suprême. Certains (Floride, Arkansas, Oklahoma, etc.) sont aujourd’hui dans l’attente de la décision à venir sur le Mississippi et se sont mis dans les starting blocks pour attaquer plus durement le droit à l’avortement. D’autres, en revanche, en ont renforcé les conditions d’accès : la Californie, le Colorado, le Nouveau Mexique, le New Jersey ou encore l’État de Washington ont ainsi rédigé des textes pour débloquer des fonds afin d’accompagner, d’informer et de protéger les femmes ; l’Illinois déploie des moyens pour accueillir celles arrivant de l’État conservateur voisin, le Missouri, et l’Oregon fait de même pour les patientes venues d’Idaho.

Ce sont sans surprise les femmes pauvres, issues des minorités et vivant dans des zones rurales, où de nombreuses cliniques ont déjà fermé en raison des restrictions imposées par les législatures conservatrices, qui sont les premières victimes du backlash. Ainsi que le montrent les enquêtes, la plupart des femmes qui ont aujourd’hui recours à l’avortement ont déjà un enfant et pas les moyens d’en assumer un autre. Penser qu’interdire l’avortement en fait baisser le nombre est une hypocrisie totale. Cela ne fait que creuser les inégalités. Au Texas, le recours à la pilule abortive, envoyée par courrier postal, a fortement augmenté. Interdire l’avortement, c’est également contraindre les femmes dont le fœtus n’est pas viable à le garder dans leur corps jusqu’à ce que celui-ci l’expulse. C’est les priver d’un suivi gynécologique. C’est, pour certaines, mettre en danger leur santé. Parfois, on avorte tout simplement pour sauver sa vie : il leur faudra, ainsi qu’aux médecins, prouver cette urgence dans de probables futures législations. Certaines femmes ont été violées, beaucoup ont subi un inceste. Peu importe les raisons : comme le rappellent les Nations unies, l’avortement est un droit humain fondamental.

Une Cour suprême devenue partisane

Malgré tout cela, comment les États-Unis en sont-ils arrivés à remettre en cause l’arrêt constitutionnel de 1973 ? Les tentations anti-démocratiques des républicains ont fortement aidé à rendre la composition de la Cour ultra-conservatrice et à en faire une instance partisane, ce qu’elle n’est absolument pas censée être. En 2016, Mitch McConnell, alors leader de la majorité républicaine au Sénat, avait, par une tactique d’obstruction, empêché Barack Obama, pendant les huit derniers mois de son mandat de président, de nommer un neuvième juge, Merrick B. Garland (actuel ministre de la Justice). Quatre ans plus tard, il ne s’opposait pas à ce que Donald Trump le fasse dans un délai bien plus court (trois semaines), permettant la confirmation d’Amy Coney Barrett. En 2013, la Cour suprême avait remis en cause le Voting Rights Act de 1965, ce qui aujourd’hui permet à des dizaines d’États fédérés de limiter l’accès aux urnes des minorités raciales. Et aujourd’hui, le juge Clarence Thomas refuse de se récuser pour des décisions de la Cour concernant l’insurrection du 6 janvier 2021, alors que son épouse Ginni soutenait activement, ainsi que le montrent notamment des sms mis au jour par l’enquête en cours, à cette tentative de renverser les résultats de l’élection présidentielle au profit de Trump. Mais c’est en 2000 que la réputation de la Cour suprême a commencé à se dégrader fortement, lorsqu’elle a donné, dans des conditions extrêmement controversées, la victoire à George W. Bush face à Al Gore en demandant d’arrêter le recompte des voix en Floride.

« Roe », un arrêt fragile en droit ?

En l’absence de mention de l’égalité entre les femmes et les hommes dans la Constitution américaine, le fondement juridique de « Roe » était considéré comme fragile. Il s’agit du droit à la vie privée, à l’intimité. Le juge Samuel Alito, qui a rédigé l’avis ayant fait l’objet d’une fuite, avance comme « argument » que le texte originel de la Constitution ne fait aucune référence à l’avortement, et qu’en conséquence ce n’est pas un droit constitutionnel, tout en admettant que le 14e amendement (abolissant l’esclavage), qui avait inspiré l’arrêt « Roe » (à tort, selon le juge Alito), protège la liberté humaine et donc des droits qui ne sont pas non plus inscrits dans le texte original. Cette contorsion intellectuelle interpelle, ou plutôt on y voit clair : les femmes à l’époque n’étaient pas des sujets de droit(s). Pour Alito, de fait, l’avortement ne correspond pas aux « traditions » et à l’« histoire » de la nation… fortement empreintes de patriarcat (et de racisme). Il s’agirait donc entre les lignes, pour Alito, de perpétuer ces discriminations et ces violences en piétinant la jurisprudence… quand elle lui déplaît. L’État de droit, dès lors, est fragilisé. Et alors que les deux tiers de la population américaine sont pour le maintien de « Roe », c’est plutôt sa suppression, et non sa préservation comme le prétend Alito, qui va créer de la division, et accroître les tensions entre des États limitrophes en fonction de leurs textes sur l’avortement.

La haine de l’émancipation des femmes

Si la décision de la Cour suprême est confirmée, avec les arguments rédigés par Alito et les autres juges conservateurs, les vannes seront ouvertes pour interdire la pilule abortive, faire de l’avortement comme un meurtre ou empêcher les femmes de partir dans un autre État pour avorter, ce qui ne serait ni plus, ni moins qu’une atteinte à la liberté de se déplacer. Et au-delà : la remise en cause du fondement juridique constitué par le droit à la vie privée pourrait rapidement criminaliser la contraception, sans parler des mariages mixtes et des mariages entre personne de même sexe : est-ce que chaque État fédéré sera autorisé, demain, à choisir sa propre législation sur ces sujets ? Les mêmes militants ultra-conservateurs utilisent l’argument de la liberté individuelle lorsqu’il s’agit de protester contre le port du masque anti-Covid ou de protéger le port d’armes illimité, mais le rejettent lorsqu’il est question de contrôler le corps et les mouvements des femmes.

De fait, et c’est une évidence, l’accès à l’avortement est un pilier essentiel de l’égalité femmes-hommes, qui commence par la liberté de disposer de son corps. Le limiter ou l’interdire conduit automatiquement à perpétuer des inégalités de genre en matière d’éducation, de participation au monde du travail, de salaire, de progression de carrière. « Roe » permet aux femmes de faire des projets de vie, et notamment de voyager, de s’installer dans un autre État, de vivre une vie libre. Tout pourrait voler en éclats. Dans une Amérique post #MeToo, on n’ose penser que c’est le but.

Le lièvre progressiste et la tortue conservatrice

« Save Roe » est un cri de ralliement des « pro-choice » depuis 50 ans. Des manifestations spontanées ont vu le jour depuis le 2 mai et, d’autres, plus organisées, suivront. Malheureusement pour les défenseuses et défenseurs de l’accès à l’avortement, les démocrates ont sous-estimé le danger et ont pris ce droit pour acquis. Ils et elles ont, parfois, également craint de s’attaquer à ce sujet cependant plus si tabou aux États-Unis. Aujourd’hui, le temps presse mais rien n’est véritablement possible à court terme pour l’administration Biden, même avec un Congrès démocrate.

C’est l’histoire du lièvre et de la tortue. Depuis quarante ans, le militantisme ultra-conservateur, en grande partie religieux (catholique et évangéliste) a ratissé le terrain, mis en place du lobbying auprès des élu·e·s, récolté des millions de dollars auprès d’entreprises convaincues de leur combat ou ravies de voir l’attention détournée d’autres sujets pour elles embarrassants. Et à chaque échéance électorale, notamment locale, ce militantisme en a fait un sujet de campagne pour mobiliser un électorat minoritaire mais radical dans toutes les communautés susceptibles d’y être sensibles. Le lien avec le monde politique a démarré avec les politiciens de la Nouvelle droite de Ronald Reagan, dans une revanche des avancées de mai 1968. Une partie, très pieuse, de la société s’est politisée et mobilisée politiquement sur cette question, mais l’opposition à l’avortement ne peut se résumer à une problématique religieuse, c’est un ancrage du patriarcat qui dépasse les évangélistes et les catholiques. Dans un grand nombre d’États conservateurs, les politiciens savent que ces électeurs (et électrices) se déplaceront dans les bureaux de vote notamment pour ce sujet : ce sont de bons petits soldats du vote. Ils ont aussi oeuvré pour mettre en place un découpage électoral qui leur soit favorable (gerrymandering). Il ne faut pas oublier par ailleurs que le poids des États ruraux est démesuré au Sénat à Washington.

Dès son entrée en campagne en 2015, Trump s’appuie sur les évangélistes et suit aveuglément leurs plus influents groupes de pression, notamment la Federalist Society qui lui donnera les noms des trois juges qu’il choisira finalement une fois élu, pour la Cour suprême. Il est presque incroyable de penser que, dans une décision aussi lourde de sens pour l’avenir de la nation américaine, il a suivi la Federalist Society par souci électoraliste, par pur opportunisme et sans chercher à comprendre cet écosystème auquel il est demeuré complètement étranger.

Le vote, au niveau du Congrès, aujourd’hui, d’une loi fédérale défendant l’accès à l’avortement au nom de la liberté et de la santé des femmes n’a aucune chance d’aboutir. Elle passerait à la Chambre des représentants mais pas au Sénat où les démocrates disposent certes d’un siège d’avance mais où une majorité des deux tiers sera nécessaire en raison de la règle du filibuster (qui ne disparaît que pour les textes budgétaires et certaines confirmations de nominations). Supprimer le filibuster, comme le demande l’aile gauche du parti, fait courir un risque majeur aux démocrates : que cela ne se retourne contre eux au prochain changement de majorité.

Le ministère de la Santé, qui supervise le programme Medicaid, peut agir pour débloquer des fonds en faveur des femmes souhaitant avorter dans un autre État. L’administration Biden a mis en place des mesures, en 2021, pour pallier les effets de la loi texane et d’autres à venir : la Food and Drug Administration permet la prescription de la pilule abortive par téléconsultation, et près de 7 millions de dollars ont été affectés à des aides d’accès à la contraception d’urgence et aux services de planning familial. Certains entreprises, soucieuses du bien-être de leurs salariées et de ne pas perdre des talents, pourront aussi les soutenir. Mais ce sont des actions entreprises dans la précipitation, et qui semblent anecdotiques face au rouleau compresseur des anti-avortement, mis en marche il y a quarante ans, et qui est à deux doigts, aujourd’hui, de récolter le fruit de ses efforts.

Le féminisme doit miser sur ses atouts

Fortes de leurs succès depuis les Women’s Marches de janvier 2017 et #MeToo, qui s’inscrivent dans une histoire longue aux États-Unis, fortes de leur contribution à l’élection de Joe Biden et de sa mise en place d’un agenda soucieux des enjeux de genre, les féministes américaines vont investir d’autant plus le terrain de la défense du droit à l’avortement : soutien logistique aux femmes souhaitant avorter, lobbying auprès des élu·e·s, engagement auprès des candidates et candidats démocrates pour les futurs scrutins, etc. Alito y fait du reste allusion dans son texte : « Les femmes disposent d’un pouvoir électoral et politique  », écrit-il, peut-être avec ironie. Il n’empêche que ce sont des profils comme le sien qui détiennent les pouvoirs les plus décisifs et qu’ils n’entendent pas les partager, encore moins les céder. Il les enjoint à se battre et ce combat est coûteux, parfois épuisant. “Time to rage”, écrit l’autrice féministe Roxane Gay dans New York Times. Les démocrates et les militant·e·s doivent faire oublier le narratif conservateur qui fait passer l’embryon avant les femmes, et parler de droit humain fondamental, d’égalité femmes-hommes, de conditions de vie, de violences de genre. Et ce n’est pas qu’un sujet de droits des femmes, mais de santé, d’éducation, d’économie, de lien social en général : cela concerne tout le monde.

L’accès à l’avortement sera sur l’agenda des prochaines Midterms, au niveau national comme local. Ces élections législatives et locales de mi-mandat ont lieu le 8 novembre. La question est potentiellement un « game-changing issue », disent certaines. Peut-être. Les Midterms sont généralement mauvaises pour le président en place. On se rappelle néanmoins l’immense mobilisation anti-Trump des femmes, y compris chez les républicaines modérées, lors du scrutin de 2018 (candidates aux primaires, militantisme de terrain, participation électorale). Le sujet, cette fois encore, est celui du passage de la protestation au vote, de l’engagement militant au bulletin. « Faisons élire plus de parlementaires pro-choice », dit Biden. Les anti-avortement sont minoritaires dans le pays et ne l’ignorent pas ; c’est en affaiblissant les processus démocratiques qu’ils entendent peser de tout leur poids et affaiblir les droits des autres. La démocratie doit leur résister.

Marie-Cecile Naves
https://blogs.mediapart.fr/marie-cecile-naves/blog/090522/etats-unis-le-patient-militantisme-anti-avortement

Marie-Cecile Naves

Docteure en Science politique de l’université Paris-Dauphine (2005), Marie-Cécile Naves a également effectué un post-doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (Paris) (2008).

Spécialiste des Etats-Unis (Trump, droites américaines, politique intérieure, géopolitique, néoconservateurs), des questions de genre, de féminisme et d’égalité femmes-hommes, des politiques d’éducation et de jeunesse, et des enjeux socio-politiques du sport.

Elle est chercheuse associée à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), cheffe de projet à la Conférence des Présidents d’Université sur la société apprenante et l’innovation pédagogique, et Vice-Présidente du think tank européen Sport et Citoyenneté.

Elle enseigne à l’université et en business school depuis 1999.

De 2015-2017, elle a été conseillère au cabinet de la ministre de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Najat Vallaud-Belkacem.

De 2010-2015, elle a occupé le poste de responsable de projets à France Stratégie (ex-Commissariat Général au Plan), où elle a co-dirigé et rédigé plusieurs rapports pour l’Elysée ou le gouvernement, dont « Quelle France dans 10 ans ? » pour le Président de la République (2014), « Lutter contre les stéréotypes filles-garçons : un enjeu d’égalité et de mixité dès l’enfance » pour la ministre des Droits des femmes (2014), « Reconnaître, valoriser, encourager l’engagement des jeunes » pour le ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports (2015), « Quelle action publique pour demain ? » pour le sécrétaire d’Etat à la Réforme de l’Etat et à la Simplification (2015)

Depuis 2001, elle participe à des projets européens de recherche-action sous contrat (PCRD, Inter-Rég, Erasmus+), sur la diversité culturelle, la lutte contre les discriminations « raciales » dans l’emploi, les processus de démocratie locale, l’égalité femmes-hommes, l’extrême droite en Europe, les femmes dans le sport.

http://mariececilenaves.com/mcn/biographie/

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