Édition du 17 décembre 2024

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États-Unis

Etats-Unis : l’économie des surnuméraires et des désaffiliés

Si la croissance continue au rythme atone actuel, sans même prendre en compte une nouvelle récession, la Brookings Institution estime que le nombre de pauvres – une donnée étroitement liée au volume du chômage de longue durée, à « l’expulsion » de l’emploi, au nombre d’heures travaillées annuellement, au déclin des salaires – augmentera de 10 millions jusqu’en 2015. Mais la « Corporate America » ne se préoccupe pas du tout de cela.

La plaie du chômage qui a pris le dessus durant cette Grande Récession (initiée en 2008) ne s’éloigne pas. La crise de l’emploi aux États-Unis renvoie à des réalités inconnues depuis la dépression des années trente. Le New York Times du 13 septembre 2011 portait à la connaissance de ses lecteurs les résultats de la dernière étude (publiée le 12 septembre) du Census Bureau.

En 2010, le nombre de personnes qui avaient rejoint l’« armée des pauvres » avait augmenté de 2,6 millions. Ainsi, 46,2 millions d’Américains vivaient sous la ligne de pauvreté, fin 2010. Le « chiffre » le plus élevé depuis 52 ans, soit depuis le début de la période durant laquelle le Census Bureau produit cette statistique. Le revenu médian des ménages, en termes réels (inflation déduite), se situe au niveau de 1996, ce qui indique un tassement des revenus des « classes moyennes ». Le seuil de pauvreté est fixé pour un ménage de quatre personnes à 22’314 dollars par année.

Si la croissance continue au rythme atone actuel, sans même prendre en compte une nouvelle récession, la Brookings Institution estime que le nombre de pauvres – une donnée étroitement liée au volume du chômage de longue durée, à « l’expulsion » de l’emploi, au nombre d’heures travaillées annuellement, au déclin des salaires – augmentera de 10 millions jusqu’en 2015. Mais la « Corporate America » ne se préoccupe pas du tout de cela.

Alan Maas examine donc, ici, les données chiffrées mais aussi des histoires de vie qui se cachent derrières les statistiques. Pour appréhender la dimension et les mécanismes de la crise sociale aux États-Unis, les lecteurs et lectrices peuvent se rapporter à l’ouvrage de Catherine Sauviat et Laurence Lizé, La crise du modèle social américain, Presses Universitaires de Rennes, avril 2010. (Rédaction)

Existe-t-il une voie de sortie ? C’est la question qui commence à hanter des gens comme Carol.

Carol (prénom fictif) est sans emploi depuis plus d’une année et c’est une lutte pour elle et pour son mari de parvenir à joindre les deux bouts, sur la côte nord-ouest du Pacifique, là où le coût de la vie est de près de 25% plus élevé que la moyenne nationale.

Elle avait un bon travail auparavant : directrice de la branche locale d’une entreprise multinationale. Mais l’entreprise a fait faillite lorsque la crise a frappé. Travaillant pour un sous-traitant, Carol a aidé à organiser la fermeture de son bureau et, au passage, elle a perdu elle-même son job.

C’était il y a plus d’une année. Et c’est pour elle une année de traversée du désert du travail. Carol a postulé pour d’innombrables jobs. Elle a pris conseil auprès d’« experts » et a même assisté à des cours de « reclassement ». Mais en tant que femme de presque cinquante ans possédant une grande expérience professionnelle, Carol n’est pas vraiment le genre d’employée que la plupart des entreprises recherchent – pour peu d’ailleurs que celles-ci cherchent à embaucher. Son âge et son expérience justifieraient un salaire supérieur. Pourquoi donc une entreprise engagerait-elle Carol si elle peut embaucher un jeune pouvant faire le travail pour un salaire moindre ?

Le stress d’un chômage de longue durée est accablant et Carol en a fait l’amère expérience. Elle a fait une dépression nerveuse, effectué des allers-retours entre son domicile et l’hôpital le mois passé et a dû également prendre divers médicaments. Les médecins l’ont diagnostiquée comme étant bipolaire depuis toujours, bien que ses amis disent n’avoir vu aucun signe de cela jusqu’à l’apparition du chômage.

N’y a-t-il vraiment aucun espoir à l’horizon ? Le mari de Carol travaille encore, mais leurs factures s’empilent. Le couple s’est déclaré en faillite personnelle et craint maintenant de perdre sa maison. Ils payaient 600 dollars par mois pour leur assurance-maladie, mais ont dû modifier leur contrat et leur prime, qui est passée maintenant à 300 dollars. Ce qui ne permettra sans doute pas de couvrir le coût des récentes hospitalisations de Carol. Tout cela sans parler du fait que les allocations chômage de Carol prendront fin le mois prochain.

Carol n’est bien sûr pas la seule. Elle est l’une des 6,2 millions de personnes que le gouvernement fédéral définit comme étant chômeur de longue durée, sans travail depuis six mois ou plus. Ces personnes constituent 44,4% des gens officiellement considérés comme chômeurs par le gouvernement. Cela correspond à peu près au niveau record de l’année passée, à savoir 45,2 % au mois de mai 2010.

Heidi Shierholz, économiste à l’Economic Policy Institute [EPI, basé Washington, institut de tendance démocrate progressiste], suit ces statistiques chaque jour et la description qu’elle fait de la situation à laquelle des gens comme Carol doivent faire face est pour le moins concise : « Un désastre absolu. Tout au long de la recherche d’un emploi, c’est juste un cauchemar. »

Vous entendrez peut-être des leaders politiques exprimer leur préoccupation au sujet de ce « désastre absolu ». Mais quand il s’agit de faire quelque chose de concret, Washington prend une direction opposée. L’obsession des Républicains et des Démocrates est de couper dans le déficit et non de réduire le taux de chômage.

Shierholz dit qu’elle en est « abasourdie » et qu’« il existe juste une déconnexion massive entre ce que fait Washington et ce qu’il faudrait faire pour retrouver la santé économique dans ce pays ».

Chômeurs et sous-employés : 25 millions

Selon des mesures officielles, la Grande Récession s’est terminée il y a plus de deux ans. Mais le nombre total d’emplois salariés aux Etats-Unis est aujourd’hui de 6,8 millions inférieur au pic atteint avant la crise, selon les statistiques du gouvernement fédéral. De plus, pour répondre à l’augmentation du nombre de personnes en âge d’entrer sur le marché du travail depuis ce pic, il aurait fallu créer 4,3 millions d’emplois supplémentaires. Cela signifie que le déficit d’emplois nouveaux créés, pour se situer au niveau de décembre 2007, se chiffre à 11,1 millions.

Alors combien de jobs ledit « rétablissement » de l’économie américaine a-t-il créés au mois de juillet 2011 ? Le Labor Departement [Département du travail] annonce le nombre de 117’000, ce qui est juste assez pour faire face à un mois d’augmentation de la population, ce qui est une paille par rapport au 11 millions précités. Des analystes prédisent que les statistiques de l’emploi du mois d’août ne seront pas meilleures, peut-être même pires, selon ce qu’ils ont annoncé au début de septembre.

Le taux de chômage officiel continue à se situer à plus de 9%. C’est au-dessous du sommet de 10,2% atteint il y a deux ans. La raison de ce léger recul ne réside pas dans le fait que les chômeurs auraient trouvé un emploi, mais que beaucoup y ont tout simplement renoncé. [Une étude de EPI, datant du 7 septembre 2011, indique que durant les 25 mois qui ont fait suite à la relance molle – après la fin de récession du début des années 2000 – les nouveaux emplois créés de décembre 2001 à décembre 2003 s’élevaient à 85,5 millions. Actuellement, de juillet 2009 à juillet 2011 – donc 25 mois après la fin formelle de la récession – le nombre total d’emplois créés se situe à hauteur de 68,4 millions, soit 20% de moins. Réd.]

En plus des 13,9 millions de personnes comptées comme chômeurs-chômeuses, le Labor Department classe 2,8 millions de personnes comme étant « marginalement attachées » à la force de travail, ce qui signifie qu’une fois ou l’autre au cours de l’année écoulée ces personnes ont voulu travailler et ont essayé de trouver un emploi, mais qu’elles n’ont pas fait de recherches durant les quatre semaines précédant l’enquête la plus récente.

En réalité, le nombre de « travailleurs découragés » est bien plus élevé encore et, selon différentes estimations, ils seraient plusieurs millions à correspondre à la définition donnée ci-dessus. Mais même comme cela, si le calcul de EPI ne prenait en considération que lesdits « marginalement attachés », le taux de chômage officiel se situerait à 10,7% et non à 9,1.

Puis il y a les personnes « sous-employées », des personnes qui voudraient travailler à plein-temps mais qui ont été contraintes d’accepter un travail à temps partiel. Cette situation concerne 8,4 millions de personnes en juillet 2011, selon le gouvernement.

L’indicateur incluant chômage ou sous-emploi, calculé par le gouvernement américain, se situait à hauteur de 16% en juillet, ce qui signifie qu’environ une personne sur six considérée comme faisant partie de la force de travail entrait dans cette catégorie plus inclusive, soit plus de 25 millions de personnes.

Et même cet indicateur-là peut-être décevant, selon Heidi Shierholz. En effet, les statistiques du Labor Department saisissent un instantané du chômage pour chaque période de quatre semaines, manquant ainsi « beaucoup de gens qui ne sont peut-être pas sans emploi maintenant, mais qui l’étaient le mois passé et pourraient le devenir le mois prochain. Si vous comptez toutes les personnes qui sont sans emploi à un moment ou à un autre de l’année, le taux est alors encore plus élevé que cela. Et si vous incluez les personnes qui ont eu un membre de leur famille touché par le chômage, alors cela commence à faire vraiment beaucoup. »

A quoi tout cela s’élève-t-il ? Heidi Shierholz affirme que l’enquête menée par l’institut Democracy Corps Political Strategy démontre que plus de 40% des gens vivant aux États-Unis ont été eux-mêmes au chômage ou ont un membre de leur famille qui l’a été.

Il existe toute une industrie consacrée à aider les gens sans-emploi à trouver des jobs, qui dispense des conseils sur tout, allant de la façon de s’habiller à celle de bavarder, de se vendre, de se présenter. Mais quel conseil peut-il être offert sur le problème le plus basique que doivent affronter aujourd’hui les chômeurs et chômeuse, à savoir le fait qu’il n’y a juste pas de boulot ?

L’assurance… d’avoir des soucis quotidiens

Kate quant à elle a obtenu son diplôme en 2009 dans une université de l’Etat de New York. « J’ai fait des offres pour 25 à 30 jobs sur une période de quatre semaines et je n’ai même pas obtenu un entretien », dit-elle. « La réponse habituelle que j’ai reçue, c’est que s’ils ne me demandaient pas un entretien, c’est qu’ils avaient trouvé des candidats ayant plus d’années d’expérience et qu’ils ne voulaient pas engager quelqu’un sortant de l’université. »

Des millions de chômeurs font cette expérience de recherche d’emploi sans fin. Et ce n’est pas étonnant puisque selon le Labor Department, il y a 4 à 5 chômeurs pour chaque emploi offert dans l’économie américaine en général. Le ratio a été au-dessus de 4 à 1 pour les dernières deux années et demie. En comparaison, le ratio le plus élevé de demandeurs d’emploi était de 2,8 à 1 lors de la récession du début des années 2000.

C’est pour cela que des gens comme Carol continuent à chercher et à chercher encore un emploi et ne trouvent rien. En fait, les statistiques du gouvernement montrent que les annonces de licenciement ont ralenti et qu’elles se trouvent au niveau d’avant la récession. Ainsi, si vous avez actuellement un emploi, vous n’avez pas plus de risques de le perdre qu’avant la récession. Mais qu’en sera-t-il si l’économie continue à s’enfoncer ?

Heidi Shierholz montre que cela n’est qu’une « petite consolation pour les gens sans emploi. Ce dont ces gens ont besoin, c’est de la mise sur le marché d’emplois nouveaux à saisir. »

Mais tout le monde ne pense pas que des personnes comme Carol passent par un très mauvais moment. Ainsi, Tom Corbett, le gouverneur républicain de Pennsylvanie, vous dira que les chômeurs « ne veulent pas retourner au travail tant qu’ils touchent du chômage », comme il l’a dit l’année passée. Quant à l’Arizonien Jon Kyl, sénateur républicain de deuxième zone, il a déclaré que « le fait de continuer à payer des indemnités de chômage aux gens les dissuadaient de chercher un nouveau travail ».

Dommage que Kyl n’ait pas eu à chercher dernièrement un nouveau travail – il aurait alors appris dans la douleur que la plus grande « dissuasion » pour le chômeur est le fait qu’il y a quatre à cinq fois plus de gens comme lui que de boulot.

Les maigres allocations que les chômeurs reçoivent par le programme d’assurance-chômage ne semblent pas être un frein à la recherche d’emploi, comme cela est souvent affirmé. Tout le monde qui a dû une fois faire la queue au chômage le sait, le chèque hebdomadaire constitue une fraction seulement du salaire d’un emploi à temps plein. L’indemnité maximale varie d’un État à l’autre, mais selon des statistiques fédérales de l’année passée, une personne au chômage recevait en moyenne 295 dollars par semaine, alors que le salaire hebdomadaire moyen (pour un temps complet) était pour la même période de 865 dollars.

Pour Shane, la perte de son salaire a été le moindre mal. Quand il vivait à Cincinnati, il était membre du syndicat International Brotherhood of Electrical Workers Local 212, donc avec un salaire lié à une convention. Il travaillait comme électricien, jusqu’à ce qu’il soit licencié en septembre 2009 au moment où crise de l’emploi a atteint son sommet. « Lorsque je recevais les indemnités de chômage, mon revenu était de 40% inférieur à mon salaire précédent », dit-il.

Mais remplacer les assurances (santé et retraite) qu’assure un emploi conventionné était un défi beaucoup plus grand. « J’ai un enfant en difficulté pour lequel les factures médicales atteignent en moyenne 1500 dollars par mois », dit Shane. « L’élément le plus pénible de mon licenciement a été le fait de devoir payer moi-même ma couverture d’assurance-maladie. Non seulement celle-ci était tout à coup de 600 dollars par mois, mais après 10 mois, la compagnie d’assurance nous a lâchés.

Un plan de famille COBRA [Consolidated Omnibus Budget Reconciliation Act : ce plan permet à un travailleur qui l’a perdue, suite à un licenciement, de garder la couverture du réseau santé dans lequel il était inséré, en prenant la totalité des primes en charge et cela durant une période d’un an, en général] s’élevait à 810 dollars par mois, et cela représentait au mieux une couverture minimale. »

Nancy a été confrontée au même dilemme. Elle est de la Caroline du Sud et a été sans emploi pendant plus de deux ans. Elle raconte comment elle a reçu des offres de la part d’assurances dans le cadre du programme gouvernemental COBRA qui permet à des travailleurs licenciés de conserver une couverture de santé, mais à un coût extrêmement élevé. « Vous êtes forcé ou de vous endetter encore plus pour la payer, ou à renoncer à tout », dit-elle. « Les deux fois où j’ai perdu mon emploi, je n’ai pas pu m’offrir COBRA et pour cela je suis restée sans couverture maladie. »

En plus de cela, il y a toute la paperasserie que le chômeur doit négocier, que ce soit s’il veut garder son assurance-maladie avec COBRA ou juste faire les démarches pour recevoir des indemnités, ce qui constitue un job en soi.

Shane dit que toute cette paperasserie ajoute l’insulte à l’injure. « Après chaque changement d’État ou de couverture [assurances], vous devez redéposer une demande. Il y a alors une période d’attente, d’environ deux semaines. Durant cette période, vous n’avez pas de revenu, et quand votre demande aboutit enfin, vous ne recevez les indemnités que d’une semaine. En plus du fait de ne recevoir que 60% de votre salaire et de perdre quatre à cinq semaines de salaire par année, c’est une lutte pour payer quoi que ce soit. »

Vous voulez parier sur le fait de savoir si Tom Corbett ou Jon Kyl touchent, eux, tous leurs salaires ? La réelle « dissuasion » est contre le chômeur qui fait les démarches pour toucher des allocations chômage, puis pour réussir à y rester. Plutôt qu’une forme d’« assurance », comme leur nom l’indique, les indemnités de chômage sont une cause supplémentaire d’anxiété dans une vie remplie de soucis sur ce qui va advenir.

Nancy dit que c’est même difficile de penser à faire quelque chose de distrayant avec des amis depuis qu’elle n’a plus de travail. « Pour beaucoup de gens, le revenu est déjà dépensé [à crédit] quand il arrive. Donc même si vous recevez un petit extra, vous avez mauvaise conscience de le dépenser. »

Bien sûr, comme Nancy tient à le dire, c’est la même chose pour des millions et des millions d’autres gens – ceux qui ont des boulots dans l’économie des surnuméraires et des désaffiliés.

Traduction A l’Encontre, article publié le 2 septembre sur le site de l’International Socialist Organization des États-Unis

Alan Maas

International Socialist Organization des États-Unis

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