Édition du 18 juin 2024

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États-Unis

Etats-Unis : « Game of Drones », ou la guerre télécommandée

Le mouvement anti-guerre prévoit de mener des actions en avril pour attirer l’attention sur un aspect obscur et mortifère des opérations militaires des Etats-Unis : l’utilisation sans cesse plus importante par le Pentagone et la CIA d’avions télécommandés sans pilotes (les « drones ») partout dans le monde.

En 2000, le Pentagone comptait sur moins de 50 drones. Dix ans plus tard, il en a 7,500, soit une augmentation de 1,500%. En 2003, l’Armée de l’Air des États-Unis faisait patrouiller une poignée de drones 24 heures sur 24. En 2010, elle en avait 40 en vols continu. « En 2011, la Force Aérienne a entraîné plus de pilotes de drones que de pilotes de chasse et de bombardiers réunis », explique Medea Benjamin dans son livre « Drone Warfare : Killing by Remote Control ». Benjamin cite Mark Maybury, scientifique à l’Armée de l’Air, qui a déclaré en 2011 que « notre principal problème de personnel à l’Armée de l’Air est de trouver des gens pour nos plateformes sans pilotes ».

Les raisons de l’augmentation exponentielle de l’utilisation de drones pour faire la guerre n’importe où dans le monde sont claires. L’instruction des pilotes de drones est plus rapide, moins laborieuse et meilleur marché que celle des pilotes traditionnels. Il faut 2 ans pour former une recrue de l’Armée de l’Air afin de piloter un avion, mais seulement 9 mois pour former un opérateur de drone. En outre, les conséquences d’une erreur de l’opérateur de drone ne vont bien entendu pas plus loin que le prix de l’appareil lui-même. Comme l’écrit Benjamin : « Aucun pilote ne risque de mourir ou d’être blessé si son appareil s’écrase. Aucun pilote ne risque d’être capturé par les forces ennemies. Aucun pilote ne peut provoquer une crise diplomatique s’il est abattu dans un ‘pays ami’ alors qu’il bombardait ou espionnait sans autorisation officielle. Si un drone s’écrase ou est abattu, le pilote, à sa base, peut se lever de son siège et aller prendre un café ».

Mais plus important encore est le fait que les drones ont permis au gouvernement d’Obama de les utiliser pour mener à bien des missions dans des pays lointains en évitant toute déclaration de guerre formelle. Cette utilisation massive de drones permet ainsi d’éluder tout à la fois la législation étatsunienne et les conventions internationales sur la guerre. Comme l’écrit Nick Turse dans « The Changing Face of Empire » : « La guerre étatsunienne au Pakistan constitue un exemple typique de ce qu’on peut appeler aujourd’hui la ‘formule Obama’, pour ne pas dire la doctrine. Les opérations étatsuniennes au Pakistan, initiées sous le gouvernement Bush comme une campagne d’assassinats ciblés, circonscrits dans un territoire déterminé et avec le soutien de brèves incursions transfrontalières de commandos, se sont transformé en une sorte de guerre aérienne robotisée à grande échelle, complétée par des attaques transfrontalières menées par des hélicoptères, des « équipes de tueurs » des forces afghanes financées par la CIA et des missions sur le terrain de troupes d’élite des opérations spéciales ».

Les Etats-Unis déploient actuellement des drones armés en opération en Irak, Afghanistan, Yémen, Somalie et en Libye. Quelques 60 bases dans le monde entier sont directement connectées avec le programme de drones : en Floride et au Nevada aux Etats-Unis ; en Ethiopie et à Djibouti en Afrique ; au Qatar au Moyen Orient et dans les Iles Seychelles dans l’Océan Indien. D’après Turse, au cours des trois dernières années, Xe Services, l’entreprise connue auparavant sous le nom de Blackwater, a été chargée d’armer la flotte de drones Predators dans des bases clandestines de la CIA au Pakistan et en Afghanistan.

La politique d’assassinats « ciblés » aurait fait 4.700 victimes…

Le recours intensif à la guerre de drones de la part du gouvernement Obama confirme à nouveau que la politique de Barack Obama incarne une continuité avec la politique extérieure militariste de l’époque de Bush et non son rejet. Le retrait de troupes de combat d’Irak – après l’échec des renégociations des conditions de l’Accord sur le Statut des Forces avec le gouvernement irakien – s’est déroulé selon le programme d’Obama, mais les Etats-Unis prévoient de maintenir des milliers de soldats « non combattants » en Irak. Parallèlement, Obama a augmenté la présence de troupes étatsuniennes en Afghanistan en doublant leur nombre.

Entretemps, l’utilisation de drones s’est particulièrement accélérée sous l’administration Obama. Ils constituent à leurs yeux la solution idéale pour une occupation militaire qui se prolonge depuis plus de 10 ans en Afghanistan et en Irak sans obtenir une victoire décisive mais avec un énorme coût économique, politique et diplomatique. Les drones, par contre, ne laissent qu’une « trace légère », ce qui leur permet d’opérer dans le plus grand secret. Ils permettent d’obtenir des informations et disposent d’une capacité létale à grande portée à un prix économique, tout en offrant aux stratèges militaires étatsuniens la possibilité d’éviter la responsabilité de leurs actes.

Ainsi, quand le sénateur Lindsey Graham (Républicain de la Caroline du Sud) a déclaré fin février dernier que les attaques de drones des Etats-Unis avaient tué 4.700 personnes, ce n’a certainement pas fait plaisir aux sommets de l’armée. Graham a fait ces déclarations dans un discours devant le Rotary Club de Easley, en Caroline du Sud, et il a été le premier homme politique à avancer un chiffre de victimes de la guerre de drones. Un chiffre qui est plus ou moins 1,5 fois plus important que les calculs non officiels extrapolés à partir d’informations données par la presse ou par des rapports faits par des témoins oculaires. Bien entendu, Graham n’a pas regretté le nombre élevé de victimes mortelles, c’est plutôt l’inverse. Il a poursuivi en disant qu’il approuvait les attaques menées par les Etats-Unis contre des citoyens étatsuniens à l’étranger et même l’usage de drones sur la frontière avec le Mexique. Par rapport à Anuar al Aulaki, le citoyen étatsunien assassiné lors d’une attaque de drone en 2011, Graham a dit qu’ « il était activement impliqué dans le recrutement et la poursuite de la guerre d’Al Qaeda. Ils l’ont retrouvé au Yémen et l’ont éliminé avec un drone. Bien fait ! » Et de poursuivre : « Je n’aurais pas voulu qu’il y ait un procès. Nous ne combattons pas un crime, nous menons une guerre. Je soutiens la faculté du président à déterminer qui est un combattant ennemi ».

Les sondages d’opinion indiquent que bon nombre de citoyens étatsuniens ne sont pas aussi enthousiastes que Graham par rapport aux drones. D’après un article de Joan Walsh sur Salon.com, « tandis que 56% des sondés soutiennent l’utilisation de drones contre ‘de hauts dirigeants terroristes’, seuls 13% pensent qu’ils devraient être employés contre ‘tout suspect d’appartenir à un groupe terroriste’. Et seulement 27% soutiennent l’usage de drones ‘s’il existe le péril de tuer des personnes innocentes’. 13 autres pour cent s’opposent totalement au programme de drones ».

Vu le fait que, jusqu’à présent, seule une toute petite minorité des victimes de drones est constituée par de "hauts dirigeants terroristes" – la New American Foundation calcule qu’ils ne représentent pas plus de 2% des tués -, il est probable que le scepticisme de la population des Etats-Unis s’accroisse à mesure qu’elle soit mieux informée.

La doctrine Obama

Cependant, le sommet de l’armée compte sur une arme secrète dans la bataille de l’opinion publique afin de conserver le soutien de cette dernière vis-à-vis de son arme favorite : c’est Barack Obama lui-même. Un sondage réalisé par le politologue Michael Tesler révèle ainsi de manière significative qu’un nombre très élevé de Blancs « libéraux sur les questions raciales » (les Blancs ayant des opinions progressistes sur les questions ethniques) ont commencé à soutenir la politique « d’assassinats ciblés » quand on leur a dit que c’est le gouvernement Obama qui applique cette politique. D’après Walsh, seuls 27% des Blancs « libéraux sur les questions racistes » soutenaient cette politique auparavant, mais ils sont désormais 47% à le faire parmi les électeurs informés du fait que c’est Obama qui a ordonné ces assassinats ciblés. Il est plus que probable que les Blancs « conservateurs sur les questions raciales » soutiennent généralement plus cette politique que les progressistes ; le soutien d’Obama à celle-ci ne les a pas fait changer d’avis.

En conséquence, le gouvernement d’Obama est le porte-parole idéal pour rétablir le prestige des militaires face à une opinion publique lassée de la guerre et les drones sont le moyen parfait. A ce sujet, comme l’explique Turse, Obama est en train d’effectuer un tournant dans la stratégie militaire des Etats-Unis. En 2001, le ministre de la Défense de l’époque, Donald Rumsfeld, avait lancé sa « révolution dans les affaires militaires », orientant le Pentagone vers un modèle d’armée légère utilisant la haute technologie et des forces spéciales. L’idée fut enterrée après les combats acharnés livrés dans les villes d’Irak. Une décennie plus tard, les derniers vestiges de ses nombreuses déficiences continuent à peser dans le bourbier afghan… Mais, au cours de ces années, deux autres ministres de la Défense et un nouveau président ont commencé une autre transformation, cette fois ci destinée à éviter des guerres terrestres à grande échelle ruineuses que les Etats-Unis ont systématiquement démontré être incapables de gagner.

Le livre de Benjamin sous-entend parfois que le problème des drones est qu’ils induisent à une « mauvaise politique étrangère » dans la mesure où ils rendent l’utilisation immédiate de la force moins coûteuse et donc plus tentante et plus probable. Cela n’est sans doute pas tout à fait faux, mais Turse aide à expliquer comment l’usage de drones se situe dans un contexte plus large. Les drones sont en effet un symptôme - et non une cause - de la réorientation de la politique étrangère des Etats-Unis en rupture avec l’impérialisme cow-boy des années Bush. Les Etats-Unis disposent, et de loin, de la force militaire la plus létale et la plus technologiquement avancée au monde. Mais face aux problèmes budgétaires et à l’ascension rapide de concurrents globaux comme le Chine, la « doctrine Obama » applique différentes stratégies afin d’atteindre les mêmes objectifs : moins de tanks mais plus d’espions et de forces spéciales ; moins d’invasions mais plus de bases secrètes et de drones ; et, pour les combats terrestres directs, s’en remettre à chaque fois que cela est possible à des forces déléguées et à des dictateurs bien armés et propices aux intérêts des Etats-Unis.

La définition des objectifs de cette politique n’est en réalité même pas dans les mains des présidents. Ce sont des nécessités qui s’imposent à toutes les nations dans un système mondial construit autour de la compétition économique. Cette concurrence force les Etats nations à s’armer pour être capables d’affronter un conflit militaire, à défaut de quoi ils peuvent être écrasés. Mais ce sont les Etats-Unis - qui dépensent autant en armements que les 20 autres pays réunis qui les suivent dans la liste des principales puissances militaires - qui remportent la part du lion dans les batailles. En conséquence, s’il est fondamental de s’opposer aux drones et aux diverses aventures impérialistes qu’ils favorisent, il est également nécessaire de remettre en question le système économique qui sous-tend le conflit armé.

Source : http://socialistworker.org/2013/04/04/remote-control-war

Titre original : « The remote control war ». Intertitre d’Avanti4.be.

Traduction française pour Avanti4.be : G. Cluseret.

Plus d’infos (en anglais) sur les drones :
http://www.knowdrones.com/

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