« J’aurais voulu être un artiste, non excusez-moi, un homme politique »
François Legault est un égo-maniaque, friand de microgestion, qui pense tout savoir. Mais il est aussi intelligent. Il sait reculer, se dédire et se laisser des marges de manœuvres. On se souvient de sa phrase préférée, « on verra »… Là-dessus, il est à l’image du monde des PDG dont il est issu. Au-delà des « orientations stratégiques » et des plans à long terme, il y a, d’abord et avant tout, la fin de l’année fiscale où l’entreprise fait son bilan autour d’une seule et unique question : quelle est la marge de profits ? Dit autrement, le capitalisme fonctionne à courte vue, motivé par l’accumulation immédiate. C’est pour cela qu’il est rare de voir l’élite économique penser plus loin que le bout de son nez. Le grand Keynes l’avait vu, lui qui voulait des réformes fondamentales pour permettre au capitalisme de retrouver son souffle. Il a fallu la Deuxième Guerre mondiale pour que les capitalistes reviennent à leur sens, et encore. Historiquement et maintenant, les partis de droite sont toujours des assemblages, des bricolages, des montages fragiles pour se maintenir au pouvoir, coûte que coûte.
Québec inc.
Revenons à la CSQ. Il y a dans cette réalité trois grandes composantes. Il y a d’abord, grosso modo, les élites économiques, appelons-cela, Québec inc, qui est une « bourgeoisie » avec un petit B, subalterne, frileuse, regroupée autour de quelques beaux « fleurons », mais surtout, qui navigue dans un océan de PME, souvent sur la corde raide. Ces élites ont toujours eu « leur » parti de la « gouvernance naturelle », le PLQ1. Mais avec la CAQ, on est tranquille. Legault va garder le cap sur l’austéritarisme. Le monstre séparatissse est renvoyé aux oubliettes. Cette option conservatrice « ordinaire » vient des Chambres de commerce et des associations patronales, avec l’aide d’« intellectuels organiques » (experts et compétents du monde politique, universitaire, économique et médiatique), bien installés dans les divers paliers de l’État aux niveau fédéral, provincial, municipal.
Les gérants fâchés
Au-delà de cette base, la CAQ est le parti des « gérants fâchés », une sorte de couche « moyenne-supérieure », composée de cadres moyens, pour ne pas dire médiocres, installés dans les entreprises privées et publiques. C’est le groupe le plus susceptible de croire les balivernes de l’Institut économique de Montréal. Il est implanté dans certaines régions, notamment Québec-Appalaches. Il déteste le secteur public, les intellectuels, le centre-ville de Montréal, les syndicats, le féminisme, l’écologie. Ses intellectuels organiques, des Elvis Gratton dans les nuances, sont les sinistres animateurs des médias-poubelles, qui réussissent à entraîner des secteurs populaires, surtout avec les thèmes identitaires dont on parlera plus loin. Si on était aux États-Unis, ce groupe serait plus menaçant2. Est-ce que ça pourrait changer ? Il est un peu tôt pour le dire.
Une multitude confuse
Et finalement, il y a la masse des électeurs, les multitudes du 450 et du 819, notamment. Ce sont dans une large mesure des anciens électeurs péquistes, déçus, désarçonnés, inquiets. L’attractivité du projet souverainiste s’étant estompée, ces gens de la « classe moyenne » (en fin de compte les couches populaires et ouvrières), n’ont plus vraiment de projet, tout en ayant conservé leur sensibilité nationaliste, qui a été, dans une certaine époque, associée à un PQ à moitié social-démocrate. Vous le savez, il a été démontré durant la dernière campagne électorale qu’un nombre considérable d’électeurs ne faisaient pas vraiment la différence entre la CAQ et QS. Ils étaient contre le PLQ, point à la ligne.
Comment gouverner avec cela ?
Alors vous voyez que Legault doit jouer son jeu d’équilibriste. Sous l’influence de Québec inc et du noyau conservateur (dont la plupart de ses députés et ministres anciennement de l’ADQ), il devrait faire virer les choses vers la droite, un peu comme le fait le premier ministre de l’Ontario, Doug Ford, ou encore, il y a quelques années, Stephen Harper. Sabrer dans le secteur public, privatiser à la vitesse grand V, confronter, voire, criminaliser les mouvements sociaux, bref, faire passer le Québec à la moulinette ultra néolibérale. Mais Legault peut difficilement faire cela, car alors, une grande partie de ses électeurs vont lui dire, comme ils l’avaient dit à Jean Charest à l’époque, qu’on « n’a pas voté pour cela ». Ainsi, durant la campagne, Legault a été obligé de dire qu’il aimait les CPE. Il a parlé de couper le « gras » dans le secteur public, mais pas de purge. Il a évité les terrains glissants de l’environnement. Il a pris soin de ne pas annoncer de « grandes réformes » dans la santé et l’éducation, surtout que la population avait en tête le gâchis du gouvernement du PLQ. Et enfin, il a joué la carte nationaliste, sous une forme étroitement provincialiste. Legault en fin de compte évite de dire ce qu’il pense, même s’il se fait avoir de temps en temps, comme il n’y a pas si longtemps, quand il a été interpellé par Manon Massé.
Les cartes cachées
Jusqu’à aujourd’hui, ce méli-mélo est resté intact. Mais cette situation est temporaire. Des commentateurs astucieux comme Michel David le disent, « la lune de miel ne peut pas durer encore longtemps ». C’est vrai, mais on le voit et on le sent, Legault et sa bande ont d’autres cartes en mains. Ils veulent créer un fossé entre un « nous » rétréci (canadien-français-catholique) et le « eux » (tous les autres). En effet, les deux principaux débats publics depuis octobre ont été sur lesdits « signes religieux » et sur l’immigration. Dans un cas comme dans l’autre, on fabrique une fausse crise, comme si le Québec était menacé par quelques femmes voilées et les « voleurs de jobs » qui refusent de s’assimiler. Les faits ne comptent pas, les chiffres ne correspondent pas, il n’y a ni menace, ni danger, mais peu importe, la CAQ, avec l’aide des médias-poubelles, le réseau Quebecor en tête, est en pleine guerre.
Un choix « logique et rationnel »
Il y a cependant des motifs « logiques et rationnels » derrière ce délire. Si on fait peur au monde, on sait, habituellement, que cela aboutit à un « désir d’ordre », à l’espoir qu’un « homme fort » va nous protéger. Dans les années 1930, cet « emportement des masses » a servi la cause de la droite avec les résultats que l’on connaît. À cette époque, des partis et des aventuriers rusés avaient compris qu’on pouvait faire monter la sauce de l’antisémitisme, qui était habilement identifié au socialisme. On avait une version de cela au Québec avec non seulement le dictateur d’opérette Maurice Duplessis, mais des intellectuels de droite comme le chanoine Lionel Groulx et le fondateur du Devoir, Henri Bourassa. Aujourd’hui, ce n’est plus la même chose, mais ça y ressemble. La campagne de droite anti-immigrants et islamophobe permet à la CAQ et à ses mercenaires de démoniser QS, les syndicats, les groupes féministes, qui veulent, disent-ils, nier l’essence de la « nation canadienne-française ».
Du nationalisme à l’identitarisme
Il y a aussi une autre raison. Legault dépend des électeurs orphelins du PQ. Ce sont eux qui lui ont donné la majorité, et non pas les illuminés de l’ultra-droite confinés à un segment étroit de l’électorat. Il faut donc leur donner quelque chose, et donc c’est ce qui explique l’importance du nationalisme frileux, identitariste. Les immigrants et ceux qui les appuient, ce sont les suppôts (multiculturalistes) de l’État fédéral. Ne pas appuyer la CAQ pour dompter les immigrants, c’est faire le jeu de l’ennemi. Et dire qu’il y a des péquistes qui embarquent dans cela.
Legault va tenter sa chance
La « game » politique qui s’en vient (c’est déjà commencé) sera parsemée d’embuches, de pièges, de tromperies. S’il réussit à maintenir sa cote, Legault sera bien placé, d’ici peu, pour imposer des politiques de droite plus conventionnelles. Je serais prêt à parier qu’il aura cette occasion avec la prochaine négociation du secteur public. Casser ce syndicalisme de la révolution tranquille sera la porte ouverte vers le virage « américain » : privatisation, désyndicalisation, assauts contre les acquis sociaux et les empêcheurs de tourner en rond féministes et écologiste. Certes, rien n’est encore déterminé. Legault n’a aucune maîtrise de l’économie, menacée par un retour d’une crise menée par les États-Unis. L’État fédéral ne lui donnera pas beaucoup de chance, même si Ottawa est tellement content que Legault aie contribué à détruire le projet souverainiste, que le PQ lui-même avait dévoyé depuis plusieurs années.
On va dire non
Le projet de loi sur les signes religieux est dès lors un gros piège à ours. Je suis à peu près certain que Legault, dans le fonds de lui-même, s’en fout totalement des femmes voilées. C’est un prétexte, une manière d’occulter les graves problèmes qui affectent une société minée par l’inégalité, le travail qui détruit les gens, l’environnement jeté an pâtures aux « développeurs » sans scrupules, les conditions pitoyables des ainé-es et la négligence de nos enfants. Legault a raison, dans sa logique à lui, de voir dans cette offensive aux connotations racistes et islamophobes un terrain en or pour confondre un grand nombre de gens. Après le voile dans l’éducation et la police, il y aura le voile ailleurs. Après le voile, il y aura d’autres « signes ostentatoires » des autochtones, voire de dissidents sociaux et culturels. Après les signes, il y aura d’autres interdictions, comme aux États-Unis, où des profs et étudiants n’ont plus le droit de parler contre Trump ou critiquer l’État israélien. Et alors, il faut dire, simplement et avec force : non et mille fois non, car pénaliser les un-es et aux autres, selon les circonstances, pour ce qu’ils veulent afficher sur leur personne, n’est que la première étape dans une aventure réactionnaire qui ne finira jamais.
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