Édition du 17 décembre 2024

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La guerre en Ukraine - Les enjeux

Est-il possible de vaincre la Russie ? « L’Occident doit faire face à la réalité en Ukraine » dit Nina Khrushcheva

Democracy Now, 4 janvier 2024
Traduction, Alexandra Cyr

Nermeen Shaikh : Mercredi (le 3 janvier 2024), l’Ukraine et la Russie ont procédé à un échange de 500 prisonniers, le plus important depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie il y a presque deux ans. 230 Ukrainiens ont été échangés contre 248 Russes. Les Émirats arabes unis ont aidé à ce résultat par leur médiation. Cela est intervenu après que le Président ukrainien, V. Zelensky eut déclaré que la Russie avait lancé 500 missiles et drones contre son pays en seulement cinq jours. Il a fait ce discours mardi (le 2 janvier 2024) : « Depuis le début de la journée nous avons reçu presque 100 missiles de tous types. Leur trajectoire avait été spécifiquement programmée pour qu’ils fassent un maximum de dommages. C’est absolument une terreur consciente ». Pendant ce temps, le Président russe V. Poutine annonce une intensification de ses attaques suite à celles de l’Ukraine contre la ville russe de Belgorod qui a fait 25 victimes dont cinq enfants samedi. Il s’est exprimé lors d’une rencontre avec des soldats blessés dans un hôpital de Moscou : « Nous aussi nous voulons la fin de ce conflit et aussitôt que possible, mais selon nos conditions. Nous ne voulons pas combattre indéfiniment mais nous n’allons pas retraiter de nos positions non plus ».

Amy Goodman : Le mois dernier, le New York Times rapportait que le Président Poutine avait informé via ses intermédiaires dans les coulisses, qu’il était ouvert à un cessez-le-feu en Ukraine. Pour discuter plus à fond, nous rejoignons à Moscou, Mme Nina Khrushcheva, professeure d’affaires internationales à la New School. Elle est l’arrière-petite fille de l’ancien dirigeant soviétique, Nikita Kruschev. Elle est l’autrice de : The Lost Khruchev : Journey into the Gulag of Russia Mind, et co-autrice de : In Putin’s Footsteps : Searching for the Soul of an Empire Across Russia’s Eleven Time Zones. Son plus récent article est intitulé « The West Must Face Reality in Ukraine » et est paru dans Project Syndicate.

Professeure Khrushcheva soyez la bienvenue sur Democracy Now. Commençons par le plus récent. La semaine dernière, V. Poutine a intensifié ses attaques contre l’Ukraine, à un point encore jamais vu depuis le début de cette guerre. Le New York Times rapportait qu’il serait prêt à un cessez-le-feu. Et ensuite nous voyons cet échange de prisonniers, le plus important au cours de cette guerre. Pouvez-vous nous situer tout cela ?

Nina Khrushcheva : Merci et bonjour. Ce ne sont pas des incidents liés entre eux. Les attaques contre l’Ukraine sont les plus importantes depuis le début (de la guerre). En quelque sorte elles suivent celles très importantes de la semaine dernière ou des deux dernières semaines contre le territoire russe. Car les forces ukrainiennes y ont aussi lancé, je pense, 300 missiles en une journée. Donc c’est l’escalade. Et c’est parce que, comme nous l’avons si souvent entendu, la contre-offensive ukrainienne n’a pas donné les résultats escomptés. Puis, l’aide américaine et européenne est ralentie. L’Ukraine devait démontrer qu’il se bat. Et, bien sûr, comme chaque fois, V. Poutine et les Russes ont riposté. C’est ce que nous avons vu.

Comme le New York Times l’a rapporté, il y des signaux pour des négociations. Mais ce n’est pas ainsi que nous voyons les choses ici, qu’il ait donné quelques signaux ou fait des clins d’œil. Depuis le début V. Poutine a été très clair : la Russie va atteindre ses objectifs et maintenant plus que jamais, alors que ses forces occupent encore certains territoires. L’Ukraine a pu en reprendre quelques -uns mais la Russie en détient beaucoup. Il parlait de la réalité du terrain. Oui, il a donné quelques signaux mais en disant : « tant que nous négocions selon mes conditions, je suis d’accord ».

Quant à l’échange de prisonniers, en effet il n’y en avait pas eu depuis un bon moment. C’est un élément particulier de la guerre. Déjà, en 2014, quand la Russie a annexé la Crimée, et qu’il y avait une certaine activité militaire (il y en a eu un). Cette fois ce fut beaucoup mieux. Dans ce cas, ils ont vraiment tenté de suivre les lois de la guerre, les règles de la guerre.

N.S. : Professeure Khrushcheva pouvez-vous nous en dire plus sur l’échange de prisonniers de guerre, qu’elle est son importance ? Je ne sais pas ce qui est connu du nombre de prisonniers russes qui sont en Ukraine, mais selon ce que l’on dit, il y aurait des milliers, plus de 4,000 soldats ukrainiens en captivité en Russie. Pourriez-vous aussi nous dire ce que vous savez de la situation militaire russe en ce moment ? Certains rapports semblent dire qu’un grand nombre des soldats.es, ceux et celles de l’avant-guerre, de l’avant invasion ont été tués.es ou blessés.es et que maintenant, la plupart des membres de l’armée russe qui se battent en Ukraine sont d’anciens.nes concrits.es des gens qui ont été appelés.es et qui ne sont pas très bien entraînés.es. Est-ce exact ?

N.K. : Pas complètement. (…) nous ne savons pas combien de milliers. Il y a des prisonniers des deux côtés en ce moment. Et il y a toujours des échanges de prisonniers. Mais je vous préviens, je ne suis pas une experte (en ces matières). Mais ce que je peux constater, ces échanges de prisonniers sont toujours une manipulation politique. Je vous en donne, vous m’en donnez. Apparemment, selon ce que je lis, il y en a eu 245 et il n’y a jamais eu de négociations pour 75 d’entre eux. D’une certaine façon, les Ukrainiens ne les ont que rendus. C’était une partie du bataillon Azov. Vous devez vous rappeler de ce fameux bataillon lié à une sorte de force ultra nationaliste. Il y a eu de nombreuses discussion à savoir si ses membres devaient être libérés ou non. Donc, apparemment, certains l’ont été libérés par la Russie. C’est ce que nous entendons dire. Et, en décembre, voyant le Nouvel an venir, il y a eu beaucoup de pourparlers ; le moment était important donc il fallait être de bonne foi.

Pour ce qui est de la guerre sur le territoire ukrainien, bien sûr qu’il y a un nombre très important de victimes (dans l’armée russe). Combien ? Mais un très, très grand nombre. Ce que la Russie croit, ce que le Kremlin imagine et dit, c’est que ce ne sont pas des conscrits.es mais bien des combattants.es volontaires. Et plusieurs ont reçu un certain entrainement militaire. Et nous avons aussi parlé de ce Prigogine, de son coup l’été dernier. Il était le chef des milices Wagner. Il a été pardonné puis tué à cause de sa mutinerie en juin. C’est lui qui avait mis en place ce système de recrutement de prisonniers violents qui en combattant gagnaient leur citoyenneté normale pour ainsi dire. Beaucoup d’entre eux sont dans l’armée régulière. Ils sont soumis à un certain entrainement. Les Russes n’aiment pas cela parce que beaucoup reviennent et commettent de nouveaux crimes violents. Mais en même temps, cela permet à une partie de la population normale de ne pas aller à la guerre. C’est de cette façon que V. Poutine a réussi à donner un semblant de normalité dans le pays en guerre sans l’être vraiment.

N.S. : Professeure, pouvez-vous nous parler des conditions qui règnent en Russie ; comment la guerre y est-elle perçue ? Quels sont les effets réels des sanctions ? Quelles en sont les conséquences dans la vie russe de tous les jours ? Et que penser du fait que la majorité de la population soit contre la guerre selon les sondages alors que V. Poutine reçoit encore un taux d’approbation de 80% ? Dans un de vos articles vous parlez d’une division entre les urbains et les ruraux….

N.K. : Exact.

N.S. : Comment la guerre est-elle vue à St-Pétersbourg, à Moscou par rapport à ailleurs dans les campagnes ? Pouvez-vous nous parler de cela ?

N.K. : Oui. C’est vraiment l’histoire de deux Russies. Dans les villes, les gens tentent de se tenir éloignés de cette réalité, ils prétendent qu’il ne se passe rien malgré les babillards et les endroits où, sur une base volontaire, vous pouvez signer (une pétition). (…) Si vous entrez dans une librairie, (les livres) de ceux et celles qui ont été étiqueté « agents.es de l’étranger » sont disponibles. Ces auteurs.trices n’ont pas appuyé la guerre mais leurs ouvrages sont en magasin. Malgré les sanctions, des choses comme les croustilles, les barres Mars sont en étalage donc il devient presque difficile de se penser en guerre. Alors, vous allez plus loin dans les villes. En Sibérie, je suis allée à Omsk. Ce n’est pas loin en Sibérie mais quand même. Dans les petits villages les salons de beauté sont en croissance tout-à-coup parce que les veuves, ou ces femmes qui ont envoyé leurs fils ou leurs maris à la guerre reçoivent beaucoup d’argent. C’est le fonctionnement actuel de l’armée (qui provoque cela). Elle paye les gens, (ça compte) dans les régions pauvres. Soudainement ils nagent dans l’argent. Ils peuvent prendre des vacances. Ils peuvent voyager vers des lieux plus chauds.

Donc c’est le type de division (qui existe). C’est l’effigie de la Russie, son blason. Il y a toujours eu de la division, un trouble de personnalité, de la schizophrénie, mais en ce moment c’est plus visible que jamais. En ville les gens prétendent que c’est loin d’eux parce qu’ils ne peuvent pas l’arrêter mais dans les plus petites villes, de fait les populations approuvent le Président Poutine. Elles ne sont pas pour la guerre mais elles d’accord pour « montrer à l’Occident que nous ne nous rendrons pas ».

Je veux aussi vous dire que ce 80% (d’appuis) n’est pas représentatif ; je parlerais plus de 60%. Et 56% veulent des négociations parce qu’ils et elles ont le sentiment que si la Russie a tenu le coup pendant deux ans face aux sanctions, comment pourra-t-elle poursuivre. Les sanctions ne sont pas très visibles sauf pour ce qui est de l’inflation, de la montée des prix. Mais en dehors de cela, le sentiment est que la Russie peut mettre fin à la guerre avec des conditions plus favorables.

A.G. : (…) Le titre de votre article est « The West Must Face Reality in Ukraine », pouvez-vous nous parler de ce que cela veut dire au juste, qu’est-ce que nous ne comprenons pas particulièrement aux États-Unis ? Quelle influence dans les élections Russes en mars ?

N.K. : En mars, V. Poutine va redevenir président. Nous ne parlons pas d’élections évidemment. Joe Biden a déclaré qu’il allait défaire V. Poutine stratégiquement parce qu’il serait incapable de se maintenir en guerre. Cela s’avère faux, preuves à l’appui. Dans mon article je parle de l’effet Stalingrad. Vous savez, quand le monde entier est sur le dos de la Russie, qu’il peut la mettre à terre, d’une certaine façon elle s’organise pour faire face. Donc, la victoire rapide promise par le Président Biden n’arrivera pas.

Je ne vous vois pas du tout comment la Russie pourrait perdre cette guerre. C’est un pays de onze fuseaux horaires. Mais je pense qu’un beau jour il va y avoir une sorte de retour de la grande idée, de l’emporter sur la Russie, de faire des plans pour en finir avec cette guerre en Ukraine et, pour ainsi dire, punir la Russie mais la guerre ne devrait vraiment pas faire partie du programme stratégique des États-Unis.

A.G. : Merci Nina Khrushcheva d’avoir été avec nous aujourd’hui.

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Nermeen Shaikh

Journaliste à Democracy Now.

Prior to joining Democracy Now !, Nermeen worked in various non-profit organizations including the Sustainable Development Policy Institute in Islamabad, the International Institute for Environment and Development in London, and the Asia Society in New York. She also worked briefly at Al Jazeera English in Washington, DC. She has an M.Phil. in politics from Cambridge University, and is the author of The Present as History : Critical Perspectives on Global Power published by Columbia University Press. She currently serves on the editorial board of the Rome-based journal Development.

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