Tiré d’Afrique XXI.
Le 2 novembre 2022, un an et 364 jours après le début de la guerre au Tigray, les émissaires du Tigray People’s Liberation Front (TPLF) et du gouvernement fédéral éthiopien se sont accordés sur une cessation permanente des hostilités, après dix jours de négociations menées en Afrique du Sud sous l’égide de l’Union africaine – une semaine de plus que prévu initialement. Les défaites militaires du TPLF ces dernières semaines, la situation d’urgence humanitaire dans le Tigray et les difficultés financières du gouvernement fédéral ont finalement poussé les deux parties à s’entendre après deux années d’un conflit d’une extrême brutalité. Selon les estimations d’une équipe de l’Université de Gand (Belgique), la guerre aurait fait entre 384 000 et 600 000 morts (1). Alors que l’ensemble du septentrion éthiopien a besoin d’une aide humanitaire d’urgence et que des combats se déroulent encore dans de nombreuses zones, le nombre de victimes, notamment de la famine, n’est pas encore certain.
L’accord signé à Pretoria prévoit la fin du blocus humanitaire qui frappe le Tigray, ce qui laisse espérer l’arrivée de l’aide nécessaire pour les populations civiles qui ont tant souffert. Avec l’arrêt des combats, ce serait une des réussites majeures de ces négociations. Le fait que la levée du blocus ait été un enjeu des pourparlers confirme, a posteriori, ce que beaucoup dénoncent depuis deux ans : l’aide humanitaire a été utilisée à des fins militaires par le gouvernement fédéral (2).
Selon l’accord, les deux parties affirment avoir pour objectif de rejeter « la violence comme méthode de résolution des différends politiques ». Cette déclaration de principe ne peut qu’être bienvenue dans le contexte de polarisation extrême du débat public éthiopien. Néanmoins, le ton du gouvernement fédéral reste véhément. Quelques heures avant la signature du texte, l’agence publique Ethiopian Press Agency diffusait les images des camps militaires attaqués le 4 novembre 2020, jour du déclenchement de la guerre, attribuant l’agression au TPLF : « Nous n’oublierons jamais » (voir le tweet et la vidéo), indiquait un slogan affiché en permanence. Puis, le lendemain de la signature, la télévision publique retransmettait en direct les cérémonies hautement militarisées de commémoration des deux années du conflit. Dans son discours, le ministre de la Défense, Abraham Belay, qualifiait l’attaque du 4 novembre 2020 de « sommet de l’inhumanité et de la traîtrise ».
De plus, l’accord est présenté comme devant aboutir au désarmement du TPLF, ce qui est perçu comme une victoire du gouvernement et de certains de ses alliés qui avaient érigé en slogan cet objectif en ces termes : « Disarm TPLF » (« Désarmer le TPLF »). Ce triomphalisme a de quoi inquiéter alors que la diabolisation de ce mouvement perdure dans le discours gouvernemental et que, selon plusieurs sources officielles liées au TPLF, reprises par plusieurs médias (Sudan Tribune, Al Jazeera...), les combats et le ciblage des civils n’ont pas cessé après l’accord.
Le précédent du Sud-Soudan
Les grands termes de l’accord sont les suivants : cessation des affrontements, démobilisation, désarmement des forces du TPLF sous trente jours et intégration de ses combattants dans l’armée fédérale éthiopienne, mais aussi retour de l’armée dans la capitale régionale Mekellé (elle pensait y pénétrer avant la fin des pourparlers), restauration de « l’ordre constitutionnel » dans la région et mise en place d’une « politique de justice transitionnelle ». Prévue par l’accord, une réunion entre les commandants des deux camps s’est ouverte à Nairobi le 7 novembre afin de superviser le processus de désarmement. Celui-ci est cependant lié aux « conditions de sécurité », ce qui laisse entendre que les combats pourraient se poursuivre.
Assurer la démobilisation en trente jours d’une force d’au moins 200 000 hommes et femmes semble pour le moins ambitieux. L’adoption d’un accord peu réaliste risque de faire de cette démobilisation un enjeu des joutes politiques : les partis pourraient se renvoyer la responsabilité de sa non-application. Le Soudan du Sud voisin offre un précédent malheureux que les négociateurs ne pouvaient ignorer : l’intégration des combattants de l’opposition dans l’armée nationale sud-soudanaise, sans cesse retardée, avait été l’une des raisons de la reprise des affrontements militaires en 2016.
L’Igad (Intergovernmental Authority on Development), organisation régionale est-africaine qui avait supervisé les négociations au Sud-Soudan dès 2014, a pris part en tant qu’observateur aux négociations de Pretoria. L’ancien membre fondateur du TPLF et ancien ministre éthiopien des Affaires étrangères Seyoum Mesfin avait également été impliqué dans les pourparlers soudanais (il a été tué en janvier 2021 par les forces fédérales ou érythréennes). Et le secrétaire général de l’Igad, l’Éthiopien Workneh Gebeyehu, était lui aussi présent. Ministre des Affaires étrangères à l’arrivée d’Abiy Ahmed au pouvoir, en 2018, il compte parmi les fidèles du Premier ministre éthiopien.
Si le document ressemble davantage à une capitulation des forces tigréennes qu’à une négociation équilibrée d’un cessez-le-feu, le TPLF, classé en tant qu’organisation « terroriste » en mai 2021, obtient sa survie : le texte prévoit qu’il soit réhabilité par le Parlement. Les émissaires tigréens ont signé en tant que « TPLF », et non en tant que « gouvernement du Tigray », dénomination utilisée pour signer les communiqués durant la guerre, arguant d’une légitimité acquise dans les urnes. Mais le recul militaire des forces tigréennes, qui ont perdu fin octobre 2022 plusieurs villes d’importance comme Shiré, Aksum et Adwa, a finalement contraint les dirigeants tigréens à se présenter aux négociations en tant que simple parti et non pas en tant que gouvernement élu.
Le TPLF avait recueilli 98,2 % des suffrages à l’issue d’ élections qu’il avait organisées dans la région début septembre 2020. La tenue de ce scrutin, alors que le gouvernement fédéral avait choisi de retarder les élections générales à l’échelle du pays, avait été une étape importante dans la montée des tensions entre le TPLF et l’équipe d’Abiy Ahmed.
Obtenir le retour des fonds internationaux
Du côté du gouvernement fédéral, l’accord devrait permettre le déblocage des fonds internationaux, dont le besoin est criant. Dernièrement, les États-Unis ont discrètement imposé davantage de conditionnalités au versement de certains fonds. En visite à Washington, mi-octobre, pour les assemblées générales de la Banque mondiale et du FMI, une délégation éthiopienne s’est également vu signifier la suspension de l’allègement de la dette du pays pour cause de guerre.
Fait inédit illustrant cette fébrilité financière : le 31 octobre, des médias ont rapporté une étrange tournée d’employés de la Banque centrale éthiopienne à Addis-Abeba. Accompagnés de policiers fédéraux, ceux-ci se sont présentés dans les joailleries du centre-ville et y ont réquisitionné des bijoux en or. En septembre, le gouvernement avait par ailleurs annoncé la libéralisation du secteur bancaire afin d’attirer les investissements étrangers.
Mais l’inquiétude principale concerne la portée limitée de l’accord. Celui-ci est le résultat de négociations bilatérales, et non pas d’un grand dialogue national incluant toutes les forces politiques. Or, si les affrontements les plus lourds ont lieu au Tigray, des combats de forte intensité engagent d’autres forces. Dans la région de l’Oromia, l’Oromo Liberation Army (OLA) a pris le contrôle de plusieurs villes importantes pendant les négociations à Pretoria. Les rebelles oromos n’ont pas été conviés à la table des négociations, tandis qu’Abiy Ahmed les a menacés d’une riposte militaire brutale. La conception de l’État portée par l’OLA - fédéral et reconnaissant le rôle politique de l’ethnicité - est partagée par le TPLF.
Pourtant, lors de la transition dirigée par le TPLF à la sortie de la précédente guerre civile (1975-1991) au début des années 1990, l’Oromo Liberation Front (OLF) (3), hautement divisé, avait fini par être marginalisé. Classé organisation « terroriste », l’OLF est resté dans l’opposition pendant trois décennies. En réprimant une grande partie de l’opposition oromo, le gouvernement actuel semble vouloir adopter la même approche que le TPLF à l’époque.
L’Érythrée en embuscade
Dans sa guerre au Tigray, le gouvernement fédéral a par ailleurs bénéficié d’un appui massif des troupes érythréennes. Dès lors, que va faire le gouvernement érythréen dirigé par Issayas Afeworqi ? Son armée est un acteur majeur de cette guerre, elle a commis de nombreux crimes de guerre, y compris ces dernières semaines (4). Son retrait n’est pourtant pas explicitement mentionné dans l’accord.
Issayas Afeworqi connaît très bien les dirigeants du TPLF, avec lesquels il a été allié, puis ennemi, au cours du demi-siècle écoulé. Les premiers affrontements entre l’Eritrean People’s Liberation Front, que dirigeait Issayas Afeworqi, et le TPLF datent de la précédente guerre civile, au milieu des années 1980. Parvenus à la tête de leurs États respectifs en 1991 (pour le TPLF) et 1993 (pour l’EPLF), ils se sont de nouveau affrontés dans la guerre de 1998-2000 en raison d’un différend frontalier.
Aujourd’hui, on sait que les services secrets des deux pays collaborent étroitement, des agents érythréens ayant même de facto rejoint les services de sécurité éthiopiens. De même, les deux armées nationales sont désormais interdépendantes. Dans ce contexte, les forces tigréennes peuvent-elles accepter d’être intégrées à l’armée nationale ? D’autant que la présence des forces érythréennes au Tigray pourrait être l’occasion pour Issayas Afeworqi de garder le contrôle sur certaines localités frontalières contestées lors du conflit de 1998-2000, même après leur éventuel retrait officiel.
Un accord contesté par les Amharas
Alliés au gouvernement fédéral et à l’Érythrée, les nationalistes amharas ont de leur côté dénoncé à plusieurs reprises des négociations dans lesquelles ils se plaignaient de ne pas être représentés. Malgré la présence de Belete Molla, leader du Mouvement national amhara, au sein du gouvernement en tant que ministre de l’Innovation, l’alliance entre les nationalistes amharas et le régime d’Abiy Ahmed a connu des tensions, jusqu’à des affrontements armés en février puis en mai 2022. Si le gouvernement fédéral est parvenu à coopter une partie d’entre eux et à réprimer les autres, tous les groupes n’accepteront pas un accord qui réaffirme la structuration ethno-fédérale de l’État éthiopien. Certains groupes amharas ont dénoncé les négociations avant même que leurs résultats soient rendus publics. Des leaders ou intellectuels amharas de premier plan ont interprété ces pourparlers comme un premier pas vers une future alliance entre le TPLF et le gouvernement fédéral qui serait, selon eux, dirigée contre les Amharas et les Érythréens.
En outre, au Tigray même, comment réagiront les dizaines de milliers de jeunes engagés, de gré ou de force, dans les Tigray Defense Forces (TDF) ? Après deux années d’une guerre dont ils ont vu toutes les horreurs après le nettoyage ethnique opéré dans une partie au moins de leur région et après un blocus humanitaire qui a entraîné la famine, accepteront-ils de devenir frères d’armes avec ceux qu’ils combattaient hier ?
Enfin, l’accord actuel ne prévoit rien sur le statut de Wolqayt et des autres territoires disputés entre les régions. Début octobre, Abiy Ahmed avait triomphalement annoncé que l’Éthiopie allait exporter son blé – un choix étrange au moment même où, du fait d’une sécheresse, la disette frappe le sud du pays. L’insertion de son pays sur les marchés internationaux est l’une des priorités du Premier ministre, qui a érigé la « prospérité » en un semblant d’idéologie. Fin 2019, il a renommé l’Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (EPRDF), la coalition gouvernementale, en « Parti de la prospérité », signant ainsi la rupture avec le TPLF, qui avait créé et dirigé l’EPRDF pendant trois décennies.
Quid des territoires disputés ?
La politique visant à attirer les investissements internationaux et à exporter des denrées agricoles avait pourtant été impulsée par le TPLF lorsqu’il dirigeait la coalition gouvernementale. Dès la fin des années 2000, le TPLF avait procédé à la mise en culture de nombreux espaces de basses terres, perçues comme très fertiles, en sélectionnant pour leur attribution des investisseurs issus du parti ou en attribuant des terres au conglomérat qu’il dirigeait (5). Parmi ces terres figuraient celles de Wolqayt, une zone propice à la culture du sésame, très rentable à l’exportation.
Objet de revendications concurrentes, Wolqayt a été érigée en symbole du nationalisme amhara et est l’une des principales pommes de discorde entre la région Amhara et la région du Tigray. Administrée comme partie du Tigray depuis 1991, elle a été conquise par la force, au prix d’un nettoyage ethnique, dans les premières semaines de la guerre menée par les nationalistes amharas.
Si l’accord prévoit le « retour de l’ordre constitutionnel » et le déploiement de l’armée fédérale le long des frontières internationales, qu’en est-il des frontières entre régions ? Ce retour à l’ordre constitutionnel est-il synonyme de retour au statu quo ante des frontières régionales, un point que le TPLF a longtemps placé parmi ses préconditions pour négocier ? Ces questions territoriales ont été érigées en ligne rouge par le TPLF comme par la région Amhara, et les évoquer aurait été l’assurance de n’obtenir aucune signature. Mais la question va sûrement finir par se poser un jour ou l’autre.
Notes
1- Ces chiffres sont issus des travaux du chercheur Martin Plaut (Institute of Commonwealth Studies de l’Université de Londres), d’une part, et du projet https://www.ethiopiatigraywar.com/incidents.php du département de géographie de l’Université de Gand et soutenu financièrement par l’organisation Every Casualty Counts (Royaume-Uni), d’autre part.
2- Cette stratégie (« weaponization of aid ») a été utilisée par d’autres régimes, comme en Syrie : l’aide humanitaire est d’abord bloquée, puis un siège militaire est mis en place. Désespérées, les populations acceptent de se soumettre au régime en échange du retour de l’aide. Voir par exemple « Weaponization of aid, interference and corruption », Syrian Association for Citizen’s Dignity, 11 novembre 2021.
3- L’Oromo Liberation Army a officiellement rompu avec le parti politique Oromo Liberation Front en 2019, mais les liens entre les deux organisations perdurent.
4- Voir notamment « Witnesses allege deadly abuses by Eritrean forces during Ethiopia peace talks », PBS NewsHour, 22 octobre 2022
5- Contrôlé par le TPLF, le conglomérat Endowment Fund for the Rehabilitation of Tigray (EFFORT) a largement profité des privatisations dans les années 1990, permettant au TPLF de garder de facto un contrôle rapproché sur l’économie tout en négociant son passage à une économie de marché.
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