Édition du 17 décembre 2024

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Arts culture et société

Émotions et mouvements sociaux (réalité d’aujourd’hui et conclusion)

La condition sociale moderne sous l’effet de l’engagement par affectivité

Comme nous l’avons compris, les émotions collectives sont aux mouvements sociaux et à tout autre regroupement, ce que sont les émotions individuelles aux individus. Et dans ce cadre, James M. Jasper nous a bien démontré comment celles-ci interfèrent dans l’expression d’une protestation et d’une revendication, selon un processus faisant intervenir un choc moral à partir duquel s’enclenche la recherche d’un coupable à blâmer. Autrement dit, une conscience froissée avive des émotions franches, sources d’indignation, au point de transformer des paroles en actes.

Avant de poursuivre, il importe, selon nous, de clarifier brièvement une interprétation marxiste nécessitant une réactualisation, dans le but d’exposer les transformations socioéconomiques occasionnées par notre adhésion au néolibéralisme. Débutons donc en évoquant la société comme totalité (généralisation de la conscience) décrite par Georg Lukács (1960), en particulier, grandement déterminée par l’organisation de la production économique et caractérisée par un fossé entre les extrêmes, duquel apparaissait une conscience de classe chez les prolétaires appelés un jour à revendiquer, qui semble se fragiliser en raison d’un processus paradoxal de standardisation des différences – ou des singularités – responsable d’une déformation de l’archétype du rapport dominant-dominé, alors qu’une pluralité de conditions intermédiaires s’articulent désormais dans la valorisation du mérite et de l’ascension sociale. Un « nous économique » prend position de manière à ce que chacun et chacune soient confronté-e-s à une lutte de place, dans un contexte où les quartiers ouvriers ont été décimés suite au déclin de la ville industrielle et où la nouvelle économie transcende une réalité de vie des plus compétitives. Malgré tout, l’individu, poussé à faire sa marque par lui-même, n’a cependant pas ignoré le « nous social », puisque le mécontentement et le mal-être suscitent toujours des revendications de groupe.

Comme le prétend d’ailleurs Danilo Martuccelli (2017), l’implication individuelle au sein d’un groupe ou d’un mouvement se fait largement sous l’impulsion de l’émotion ; de là son concept d’« affectivité implicative ». En d’autres termes, au sein de la condition sociale moderne, l’affectivité prime désormais sur l’engagement, et ce, lorsqu’il est temps de définir l’expérience essentielle de la vie sociale ; conséquemment, l’affectivité implicative désigne «  le résultat d’une profonde prise de conscience de ce que notre vie personnelle doit à la société dans son ensemble, au fait que les sociétés modernes sont des entités de forte mobilisation généralisée […] » (Martuccelli, 2017 : 85-86). Cela revient à dire qu’un individu s’implique socialement parce qu’il se sent interpeller : il se sent impliqué parce qu’« affecté » dans et par la vie sociale. Non seulement est-il mobilisé par la contrainte, mais son environnement social – le « nous » – devient personnel ; ce renversement de situation nous éloigne alors de la volonté générale décrite par Rousseau, sans toutefois renier la conscience collective sujette à être sollicitée en suivant des idéaux plus appropriés au contexte d’aujourd’hui, ce qui ne signifie point un rejet de ceux du passé mais plutôt leur actualisation (exemple : la liberté).

Si l’affectivité implicative insinue une forme de mobilisation, dans ce cas la société demeure un acte de « mobilisation généralisée ». Depuis les modernes, le capitalisme apparaît comme le principal principe de « mobilisation contrainte », comme l’explique Martuccelli, puisque chaque individu est contraint à gagner son pain et son beurre par le biais du marché du travail, sans quoi il ne peut subvenir à ses besoins. De là s’ensuit une consolidation des formes de contraintes d’organisation inséparables d’une mobilisation permanente, par laquelle se dévoile une généralisation des contrôles et de la surveillance. Autrement dit, la mobilisation autrefois militaire est devenue économique, tout d’abord en vertu d’une implication dans le marché du travail, donc dans la production, qui exige la loyauté, mais qui offre aussi une expérience sociale où règne la méfiance, ce qui se traduit par un tiraillement incessant imputable à cette forme de mobilisation à la fois contrainte et perçue comme nécessaire. Et avec la phase qui suit et se répercute dans la consommation, ce processus se soumet à des stratagèmes en marketing et de fidélisation servant à garantir la perpétuité du cycle économique. Par conséquent, lorsque nous avons l’impression d’une perte d’intérêt envers les mouvements sociaux ou envers l’implication politique, en certains contextes, cela se justifie par le fait que, selon Martuccelli, les gens sont déjà mobilisés socialement et non pas seulement suite à une perte de plaisir, comme l’insinuait Jasper. Ils sont mobilisés dans toutes sortes d’activités, en plus du travail, soumis ainsi à un horaire ultra chargé. Cette suractivité, responsable des contraintes de temps ostensibles, les obligent à rejeter les occasions de faire partie de certains mouvements qui les tiennent à cœur. Qu’est-ce qui les incite cependant à vouloir tout d’un coup s’impliquer ? Nous l’avons déjà dit : les émotions, la conscience froissée, la proximité d’un problème à résoudre qui chamboule leur train quotidien.

Ainsi, la société comme totalité définie par Lukács endura une pression individualiste, fragilisant l’ancienne conscience de classe, du moins en partie, car elle a surtout subi une mutation, sans vouloir disparaître. Bien que la société industrielle ait certes évolué, ses racines économiques se sont multipliées par la tertiarisation et la « quaternisation » de l’économie. Cette réalité laisse sous-entendre une conscience commune toujours effective, quoique différente, ce qui se traduit à l’intérieur d’une quotidienneté faisant plus que jamais appel aux préférences et à la sensibilité pour guider les choix d’engagement, et ainsi accélérer la prise de décision dans un monde chronométré – bien entendu l’usage de la raison n’est pas exclu.

Martuccelli apporte une prise de vue très sociologique sur l’alliance entre les émotions et les mouvements sociaux. Nous pouvons envisager ici que les mobiles se dissolvent dans les motifs, laissant donc conjecturer leur systématisation à des fins de cohésion sociale, à savoir dans une intention explicite des pouvoirs politique et économique qui tentent de canaliser, de réguler, voire de rationaliser les émotions de manière à structurer la société selon leur bon vouloir ; c’est-à-dire de rallier ou de mobiliser sous un même drapeau les individus émotifs que nous sommes dans le but d’atteindre des objectifs déterminés par cet effort d’association soi-disant volontaire. Mais cela revient à nous questionner sur la nature humaine, pour ne pas dire sur nos émotions : représentent-elles des plaies ou des bénédictions ? Tout dépend de la morale ou de la philosophie à laquelle nous adhérons. Une chose est sûre cependant : nous devons éprouver une affection particulière et sincère pour nous impliquer, sinon nous résisterons.

Pour conclure

Ce voyage réflexif sur le lien unissant les émotions et les mouvements sociaux avait pour but de critiquer le rationalisme vanté par une idéologie des calculs qui prend malheureuse trop de place dans notre existence. Avec l’aide de quelques penseurs, nous avons pu renouer avec notre double nature – raisonnée et émotionnelle –, sans laquelle nous ne serions pas humains. Lorsque nous discourons sur le changement social, les arguments se teintent à la fois de la causalité, des influences de la croyance et des coutumes, mais aussi d’une perception du moment à laquelle contribue de manière sans équivoque notre sensibilité. Sartre avait raison de prétendre à une corrélation entre le mobile (notre subjectivité) et le motif (notre objectivité), puisque analogue à cette double nature qui guide l’action. D’ailleurs, Hannah Arendt, Émile Durkheim et Alain Touraine avaient aussi réfléchi sur cet aspect, au point de souhaiter un équilibre, sinon d’éviter le radicalisme des passions fortes et violentes créé par des stratagèmes destinés à atteindre un quelconque objectif sous l’effet d’une ambition démesurée ; en revanche, fouetter les troupes dans l’adversité a toujours fait partie des moyens envisagés afin de motiver un sentiment commun profitable à une solidarité plus vive. James M. Jasper et Danilo Martuccelli expriment des pensées similaires : les émotions participent largement et même davantage à façonner une volonté d’union en vue de revendiquer le changement.

Chose certaine, leurs analyses deviennent des sources d’inspiration pour critiquer nos institutions, puisque le phénomène d’institutionnalisation, malgré son utilité en termes de stabilité, de cohésion et de cohérence pour l’État, s’enferme presque exclusivement dans une finalité de rationalisation de l’activité humaine, où tout doit être calculé, évalué et contrôlé. En l’occurrence, une rigidité s’installe au point d’encourager un conformisme opposé aux idéaux de perfectibilité, constamment ramenés dans les représentations idylliques de la société souhaitée. Force est donc d’admettre que le changement social doit provenir d’ailleurs, pour ne pas nommer le pendant à la rationalité et donc aux institutions, c’est-à-dire les émotions et les mouvements sociaux. Citons finalement Pascal qui, dans toute sa sagesse, boucle la boucle de notre réflexion avec cet aphorisme : « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ».

Écrit par Guylain Bernier

Bibliographie

LUKACS, Georg (1960), Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste, Paris, Les Éditions de Minuit, Collection « Arguments ».

MARTUCCELLI, Danilo (2017), La condition sociale moderne. L’avenir d’une inquiétude, Paris, Gallimard, Collection « folio essais inédit ».

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