Édition du 17 décembre 2024

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Le Monde

Éditorial de Bernard Duterme : Tourisme Nord-Sud : le marché des illusions

Le tourisme international, moteur de développement et ferment d’humanité ! Le credo des promoteurs du secteur ne résiste pas à la déconstruction des trois illusions sur lesquelles il repose : celles de la démocratisation, de l’exotisme et de la prospérité. L’actuelle répartition des coûts et des bénéfices de l’industrie du dépaysement creuse les écarts. Sans régulation politique des flux et des impacts, pas de « tourisme durable » possible.

tiré de : Entre les lignes et les mots 2018 - 37 - 29 septembre : Notes de lecture, textes, annonce, pétition

Le tourisme international est moteur de prospérité et ferment- d’humanité. L’Organisation mondiale du tourisme (OMT) le martèle, de rapports euphoriques en communiqués promotionnels (OMT, 2017 et 2018). Avec elle, les tour-opérateurs, les voyagistes et les hôtes de profession le confirment à l’envi. Et les touristes bien sûr, qu’ils s’assument comme tels ou non, beaucoup d’entre eux claironnant leur dédain à l’égard… des vacanciers, premier paradoxe. Le tourisme sans frontières est paré de toutes les vertus. Économiques, sociales, politiques, culturelles et environnementales. « Passeport pour le développement », « vacances pour tous », « forgeur de démocraties », « pont entre les peuples », « gardien du patrimoine et de la nature », « vecteur d’égalité entre les sexes, les races et les classes », le grandiose et prolifique commerce du dépaysement a décroché le statut de panacée universelle.

Les institutions internationales et la plupart des États nationaux abondent dans le même sens, même si – deuxième paradoxe – la célébration du potentiel « transformateur et inclusif » du tourisme s’y appuie désormais sur la conscience de ses défauts. Comme dans ce récent rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement – « Le tourisme au service de la croissance en Afrique » (Cnuced, 2017) – où l’accès à la manne touristique est conditionné au dépassement de quelques-uns de ses travers structurels les plus évidents : « fuites de recettes financières importantes », « tensions socioculturelles », « préjudices environnementaux ». S’il parvient à les contourner, « le secteur du tourisme pourrait sortir des millions de personnes de la pauvreté tout en contribuant à la paix et à la sécurité de la région », explique la Cnuced, optimiste. En conclusion toutefois, à nouveau lucide, elle reconnaît que « la contribution de la paix au tourisme est beaucoup plus forte que celle du tourisme à la paix ».

Il n’empêche : la foi dans le rôle modernisateur, libérateur et émancipateur de l’expansion touristique – constante depuis la moitié du siècle passé – écrase les doutes, les bémols et les critiques. Son ampleur, chiffrée par l’OMT et louée par ses dévots, suffit à l’imposer. À la fois levier et fruit de l’accélération des flux, le secteur apparaît de fait indétrônable : premier poste du commerce international ; un emploi sur dix à l’échelle planétaire ; un dixième du produit mondial brut ; un tiers des exportations de services (45 % pour les pays en développement) ; environ 1,4 milliard de séjours à l’étranger en 2018 (pour 675 millions en 2000) ; près de 1 300 milliards d’euros de recettes en 2017 (pour 550 milliards en 2000) ; et toujours, pour les sept dernières décennies, un taux de croissance annuel qui tutoie les 5 %, lorsqu’il n’atteint pas, comme en 2017, les 7 % (OMT, 2018). Le tourisme touche au firmament. Ou presque.

Le regard des scientifiques est plus partagé (Singh, 2012), leur ton plus circonspect, voire dubitatif. Depuis le décollage des premières décennies – les « trente glorieuses » (1945-1975) – cadres et contextes théoriques, idéologiques, économiques et normatifs ont évolué. Aux approches modernisatrices des années  1950 et  1960 (« le développement du tourisme génère croissance, emploi et échanges »), ont répondu dès les années 1970 diverses perspectives critiques (« le tourisme accroît dépendances, disparités et acculturation »), des propositions alternatives (« à petite échelle, endogène, écologique et participatif, le tourisme peut être bénéfique »), et, au tournant des années 1990, des lectures qualifiées de « post-structuralistes » ou de « post-développementistes » (« ni ange ni démon, le tourisme est un tout complexe au sein duquel les capacités d’action, d’instrumentalisation, d’appropriation et de résistance des visités ne doivent pas être sous-estimées »).

Reste que les courants modernisateurs du début, largement dominants parmi les promoteurs du secteur, ont eux aussi su s’adapter, intégrer et évoluer pour faire du tourisme international contemporain, le fer de lance d’une mondialisation « à visage humain », visant officiellement la propagation de pratiques éthiques, la réduction de la pauvreté, le respect des cultures et de l’environnement, tout en reposant – troisième paradoxe – sur la libéralisation des échanges et l’érosion des « freins » (fiscaux, sociaux, environnementaux) au bon développement tous azimuts du marché des vacances à l’étranger (Hall, 2007 ; Duterme, 2012). D’où l’intérêt sans doute, comme invite à le faire parmi d’autres le chercheur Clément Marie Dit Chirot (2018), de « rematérialiser » l’étude du fait touristique, en privilégiant les « outils théoriques susceptibles d’éclairer les formes de domination sociale inhérente au phénomène ».

Aux lectures tiers-mondistes ou structuralistes des années 1970 et 1980 s’étaient progressivement substituées à la fin du siècle dernier de nouvelles approches du tourisme, constitutives d’un « tournant culturel » que des touristologues anglo-saxons vont aller jusqu’à baptiser « critical turn » (Ateljevic et coll., 2007). Si les premières, focalisées sur les impacts dans les pays visités, avaient péché par leur réductionnisme économique et leur biais productiviste, les secondes, filles du « retour du sujet » en sciences sociales, allaient s’intéresser au touriste lui-même, à ses représentations culturelles et à la complexité de ses interactions en situation. « Schématiquement, ces évolutions [ont fait] passer l’approche scientifique du tourisme de l’étude des sociétés réceptrices vers celle des touristes, des dimensions économiques du phénomène vers ses aspects culturels, et d’une perspective macrosociale à une approche plus attentive aux individus et aux jeux d’acteurs » (Marie Dit Chirot, 2018).

Ces dernières années cependant, des voix autorisées – notamment plusieurs de celles mises en discussion dans Critical Debates in Tourism (Singh, 2012) – dénoncent les limites du « tournant culturel », en pointant à leur tour les nouveaux angles morts de la démarche. Là où les études structuralistes tendaient à oublier les capacités d’action des populations visitées derrière la force essentialisée des mécanismes d’intrusion externe, les travaux post-structuralistes survalorisent, eux, les ruses anthropologiques et les stratégies micro-sociologiques au détriment des contraintes inégalitaires. Le « tournant culturel » a fait exister le tourisme « en dehors des formes de pouvoir structurel qui caractérisent le capitalisme et la globalisation au 21e siècle », critique Raoul Bianchi (2009). « L’emphase mise sur les dimensions discursives, symboliques et culturelles des micro-pratiques » opère « aux dépens des aspects matériels », jusqu’à considérer les rapports de domination comme « contingents » ou de faire du touriste lui-même « la proie occasionnelle » de ceux-ci.

Comme d’autres, Bianchi plaide dès lors pour une approche « radicale critique » du phénomène touristique, « aussi sensible aux subjectivités plurielles et aux diversités culturelles » qui le constituent, « que fondée sur une analyse structurelle des forces matérielles du pouvoir au sein du modèle de développement libéralisé » qui le conditionne. La seule façon à ses yeux de mettre au jour les réalités du tourisme mondialisé, sans passer à côté « des schémas inégalitaires, des conditions de travail, de la détérioration écologique et des polarisations sociales » qu’il produit (Bianchi, 2009). « Fait social total », reprennent Linda Boukhris et Amandine Chapuis (2016), l’expansion touristique « s’insère dans des processus socio-économiques, institue une matérialité et met en jeu des relations de pouvoir, de domination et de résistance. […] Il faut donc être attentifs à la fois à l’incorporation des dispositifs et à la subjectivation qu’ils induisent, aux ressorts de la domination comme aux formes de résistance ».

Ce « fait social total » – l’ensemble des dimensions du social s’y donne à voir (l’économique, le politique, le symbolique, etc.) – met en présence tour-opérateurs, visiteurs et visités. En présence asymétrique. Les premiers se concurrencent ou se conglomèrent, les deuxièmes s’imitent ou se distinguent, les derniers se précipitent ou se retirent. Le tout, dans un environnement que les uns et les autres dégradent ou régénèrent. Aborder le tourisme tant comme un marché que comme un rapport de domination, c’est aussi se donner les moyens de le démythifier, de déconstruire les illusions que ses promoteurs et zélateurs entretiennent à dessein pour mieux le vendre. Elles sont trois ces illusions, plus prégnantes que les autres, trois images tronquées de la réalité, trois mirages qui faussent la vue : l’illusion de la démocratisation, l’illusion de l’exotisme et l’illusion de la prospérité.

L’illusion de la démocratisation

« Tous touristes ! », le slogan, repris mille fois, date du siècle passé. La démocratisation de l’accès au tourisme international semble à ce point acquise qu’elle engendre aujourd’hui davantage de commentaires sur ses conséquences que sur son impossibilité. Ses effets de saturation – de la « massification » des années 1970 au « surtourisme » des années 2010 – posent problème et mobilisent l’attention, là où son non-aboutissement, son caractère hautement relatif, voire totalement illusoire, ne fait pas débat. Vu d’ici, on comprend la méprise. Jadis réservé à une poignée de privilégiés – le fameux « Grand Tour » initiatique des jeunes aristocrates –, la possibilité du déplacement d’agrément à l’étranger, annuelle d’abord, aujourd’hui pluriannuelle, n’est plus l’affaire d’happy few. Tous, nous y avons droit. Tous ou presque, nous l’exerçons, ce droit – universalisé par la Déclaration des droits de l’homme – à la mobilité… récréative.

La démocratisation de l’accès au tourisme, c’est d’abord l’histoire des social-démocraties occidentales du 20e siècle. L’histoire des luttes et des politiques sociales, des congés payés, de la croissance de l’économie et du niveau de vie, de l’explosion des temps libres, de la société de consommation et du spectacle. L’histoire du développement des technologies, de l’accélération des communications, du rétrécissement des distances réelles et virtuelles. Celle aussi de la libéralisation du marché aérien et des échanges. L’histoire du « tourisme social », associatif et militant, « pour le divertissement et l’émancipation des classes populaires » (Unat.asso.fr), puis celle du « low cost », agressif et marchand, « pour toutes les occasions et de super économies » (Ryanair.com).

À la clé, un tourisme hors frontières massifié et globalisé, accessible à environ 40 % des populations d’Europe et d’Amérique du Nord, et depuis le tournant du millénaire, aux « gagnants » – à partir des upper middle classesvers le haut – des puissances émergentes et émergées, surtout asiatiques. L’OMT étalonne annuellement le miracle et calcule ses projections pour l’avenir : du 1,3 milliard de séjours à l’étranger enregistrés en 2017, la grande majorité est toujours le fait de touristes européens (48 %) et nord-américains (15 %), bien que la part relative des vacanciers en provenance d’autres continents, en particulier de laChine (10 %), ne cesse de croître. Pour sûr, ces nouveaux consommateurs hors sol prendront à leur compte une part plus significative encore du 1,9 milliard d’« arrivées » internationales quel’OMT, ravie, annonce pour 2030 (OMT, 2017 et 2018).

Pour autant, la supposée démocratisation du tourisme, si elle est peu discutée, relève bel et bien de l’illusion. Produit de luxe inabordable pour l’essentiel de l’humanité, le déplacement récréatif à l’étranger reste de facto l’apanage de moins de 500  millions de personnes1. Moins d’une personne sur quinze à l’échelle mondiale, en position politique, culturelle ou économique de visiter les quatorze restantes. En cela, les flux touristiques « constituent un reflet assez fidèle de l’organisation de la planète et de ses disparités », écrivions-nous il y a plus de dix ans (Alternatives Sud, 2006). Rien n’a changé : migrations d’agrément et de désagrément se croisent aux frontières, béantes pour les uns, grillagées pour les autres, des régions émettrices et réceptrices.

Changements climatiques aidant, s’y est ajoutée la conscience, plus forte et agaçante qu’hier, qu’une démocratisation réelle de l’accès au tourisme international dans ses formes actuelles ou, dit autrement, qu’une généralisation effective à l’ensemble de l’humanité du droit à la mobilité de plaisance déborderait copieusement les capacités d’absorption écologique du globe. Trêve d’hypocrisie, mieux vaut dès lors ne plus souhaiter ce que l’on sait impossible, ne serait-ce qu’en raison du « bilan carbone » cumulé des habitudes consuméristes – passées, présentes et à venir –que seule une minorité de privilégiés est en mesure de s’offrir sans trop d’états d’âme.

Le bât blesse à un autre niveau. Au sein même des hordes touristiques cette fois, car la prétendue démocratisation du tourisme y est aussi une illusion. Si « les pratiques ont été analysées sous l’angle de la diffusion sociale (des classes supérieures vers les couches moyennes et populaires) et culturelle (des sociétés occidentales vers le reste du monde »), expliquent Saskia Cousin et Bertrand Réau dans Sociologie du tourisme (2009), la croissance des départs en vacances « s’accompagne d’un creusement des écarts entre les classes sociales : la « massification » n’entraîne pas un nivellement des inégalités. […] Les catégories supérieures modifient leur style de vie à mesure qu’il se banalise. » Elles disposent en effet de plus de temps libre, de ressources culturelles et de moyens économiques pour ce faire. Consubstantiel des choix touristiques, l’impératif de distinction opère.

Les stratégies de différenciation sociale, conscientes ou pas, jouent à plein. L’enjeu revient à se démarquer, « toujours se singulariser, montrer que l’on sait, mieux que d’autres, jouir du spectacle du monde » (Venayre et coll., 2016), en dépit de la relative banalisation du voyage outre-mer. En gros, sur le marché du dépaysement, deux moteurs bien connus du comportement social – le « désir mimétique » et la « volonté distinctive » – structurent la demande, auxquels renvoient la massification et la diversification de l’offre. À la démocratisation répond la stratification, le « bon touriste » fuyant méthodiquement le « mauvais » (le « touriste moutonnier », le « bronzer idiot »…) qui finit par l’imiter. « Dis-moi qui tu méprises ou qui tu envies, je te dirai qui tu es. » Le nanti recherche l’échappée et la sérénité, l’aspirant nanti fréquente les périodes et les endroits populeux. Le premier valorise ses capitaux sociaux, spatiaux et linguistiques, le second les bons moments, les clichés et les extras.

C’est comme ça, « depuis la distinction inaugurale entre voyageurs et touristes, il est toujours question d’identité et de domination » (Venayre et coll., 2016). Les écarts se nourrissent de l’usage social différencié des vacances : fréquences et destinations, attentes formulées et sens attribués, qualités et pluralités des formules retenues, segmentations et répartitions des types de séjour ou de circuit, fonctions et légitimations du voyage… « Parcourir le monde pour conserver sa place… ou comment la domination locale se régénère à l’étranger », écrit Bertrand Réau. Encore et toujours, il s’agit d’entretenir et de faire fructifier « comme l’expliqu[ait déjà]le sociologue Norbert Elias […], ses qualités culturelles, son adresse, son prestige, sa capacité à alimenter les conversations mondaines. Autant d’aptitudes que les voyages aident à développer » (Réau, 2012).

La chimère de la démocratisation du tourisme international ne résiste donc pas longtemps au relevé des faits. Sur un double plan, nous l’avons vu. À l’échelle de l’humanité, les transhumances de divertissement à l’étranger sont de facto réservées à une minorité et l’on sait désormais leur généralisation écologiquement impossible. Au sein des vacanciers sans frontières ensuite, les pratiques différenciatrices et les comportements de classe reproduisent les écarts sociaux et culturels, quand ils ne les creusent pas.

L’illusion de l’exotisme

L’illusion de l’exotisme est double elle aussi. Ce goût pour l’étrangeté de l’autre qu’exploite le tourisme, cette fascination pour l’altérité lointaine, pour la différence fantasmée (Bensa, 2006) qui serait inscrite au cœur des ressorts du voyage (ou pour le moins de sa promotion), repose également sur une méprise ou une mise à distance des réalités. D’une part, parce que, même s’ils affichent volontiers « l’évasion » ou le « dépaysement » parmi leurs motivations, en réalité, « les individus qui partent sont peu nombreux à aspirer à l’altérité ou à l’authenticité, des notions très socialement situées et à vocation distinctives » (Cousin et coll., 2016). D’autre part, lorsque ces notions opèrent effectivement comme objets de quête touristique, elles renvoient moins à une population ou à un endroit réels qu’à un point de vue sur ceux-ci, à une manière de les concevoir… produite par l’« exotisation » même des destinations à laquelle s’adonne le marché publicitaire.

Telle est la double illusion de l’exotisme, cet argument commercial, vitrine de l’industrie touristique : la plupart des partants n’y aspirent pas ; et le reste préfère à l’étranger lambda sa représentation idéalisée. Sa « staged authenticity », comme la nomma dès les premières heures du tourisme de masse, Dean MacCannel (1973). Son « authenticité mise en scène », résultat d’un processus de construction touristique de l’altérité : l’ailleurs, la différence, l’autre… tels qu’ils doivent apparaître pour gagner l’égard amusé du visiteur. Figures simplifiées, enjolivées, folklorisées de l’indigène accueillant, forcément sympathique dans son authenticité, authentique dans sa sympathie, souvent réduit au rang de décor humain, d’objet de spectacle, de produit bon marché, de prétexte à « selfiesaux couleurs locales » ou encore de partenaire pour « de vraies rencontres en terre inconnue2 ».

« Le tourisme fabrique de l’authentique en toc », résume Sylvie Brunel, auteure de La Planète disneylandisée. De l’authentique accommodé. De l’authentique adapté aux attentes de ses clients plutôt friands de dépaysement et outillés pour, ou à l’inverse – et ils sont largement majoritaires – plutôt rétifs à l’imprévu et peu équipés pour familiariser avec l’exotique. « Nous touchons là au double jeu du tourisme, volontiers paradoxal puisque écartelé entre l’expérimentation de l’inédit et le voyage en série » (Christin, 2014). C’est qu’il est exigeant, le touriste. Il réclame ce qu’il est en droit de s’offrir, ce qu’il est venu chercher, consommer, éprouver : de l’attendu ou de l’inattendu, du confort et des découvertes, de la sécurité et des frissons, du repos ou de l’aventure. Du plaisir, physique et spirituel. À défaut, il pourrait « rater ses vacances3 ». Rater le « j’en ai bien profité », faillir à son propre alignement sur l’injonction, à la fois hédoniste, marchande et impérieuse, à « se faire du bien ».

« Rater ses vacances », il n’y a rien de pire. Reconnaître que l’expérience n’a pas été à la hauteur de l’investissement. Admettre que, pour de viles raisons météorologiques, humaines, matérielles, politiques, alimentaires, sanitaires ou commerciales, cette parenthèse récréative ô combien méritée – fût-elle la deuxième ou la troisième de l’année – n’a pas accouché du cliché esthético-narcissique publiable en live sur les réseaux sociaux, comme un certificat glamour de bonnes vie et mœurs. Avouer être rentré au bercail non « ressourcé », insuffisamment bronzé, gavé, défoulé ou dérouté, en manque d’extases paradisiaques, de rencontres fécondes ou d’humanité partagée… il n’y a rien de pire.

L’anthropologue Jean-Didier Urbain (2011), qui entend rendre au sujet « touriste », trop souvent décrié à ses yeux, sa complexité, distingue quatre « désirs capitaux » à l’origine des pratiques touristiques contemporaines. En croisant les axes « souci de soi – souci des autres » et « société – désert », quatre « polarités psychologiques » apparaissent en effet, répandues ou plus inhabituelles : « la tentation grégaire » (qui se cristallise dans les villégiatures balnéaires, le tourisme des centres-villes, les événements festifs…), « l’appel du désert » (trekkings, aventures et explorations en solitaire… ou presque), la préférence « cénobite » (communautés homogènes et fermées : hôtels, croisières, clubs de vacances…) et le penchant « altruiste » (tourismes « chez l’habitant », responsable, solidaire…).

« La diagonale grégarité/cénobitisme est incontestablement l’axe de gravité des mobilités de loisir aujourd’hui, constate l’auteur de cette typologie.Les vacances oscillent entre le besoin de société et le besoin de compagnie. […] Vie mondaine ou ermitage. Sur cet axe se décline la plus grosse part de nos vacances et voyages » (Urbain, 2011). Reste que, quelle que soit la tentation ou l’inclination à assouvir, massive ou exclusive, elle trouve sa place, dès ses premières manifestations « pionnières », dans les catalogues papier glacé de l’offre marchande. L’industrie touristique joue goulûment son rôle de méga-fabrique de délassement et d’enchantement, à coups d’illusions exotiques. Et remplit à merveille sa fonction de mise en spectacle, de consommation, de « touristification » du monde.

La métaphore filée par Rodolphe Christin dans Critique de la déraison touristique (2014) est, à ce titre, irrésistible. Il y assimile « lieu touristique » et « centre commercial »et analyse comment s’y combinent « fonctions de déambulation et de consommation » pour « hédonistes rentiers » qui ont « accumulé suffisamment de ressources » durant leurs périodes de travail « pour faire ce qui leur plaît » durant ces parenthèses de liberté. « Comme le touriste, le passant, seul ou en groupe, professionnel ou affinitaire, flâne au milieu de tentations multiples ; il observe, frôle, croise furtivement ses semblables sans les rencontrer sauf lors d’un contact commercial, ou sinon accidentel. » Comme la galerie marchande, la mise en marché touristique offre des espaces de restauration, de récréation, de souci de soi, de regard sur les autres, version superficielle et réenchantée du monde réel, où « le conso-flâneur » peut aller et venir, « idéalement anonyme, dégagé de toute appartenance et responsabilité4 », en s’adonnant à « la petite jouissance d’une déambulation de lèche-vitrine » (Christin, 2014).

« L’ensemble du secteur du tourisme, notaient déjà Georges Cazes et Georges Courade, repose sur la construction de « gisements » touristiques, l’élaboration d’images à vendre dans le jeu de miroir qu’est ce nomadisme spécifique. Activité fantasmatique, le tourisme consomme de l’imaginaire autant que de l’« évasion » car le touriste vit souvent dans une bulle climatisée, aseptisée et sécurisée où beaucoup de ce qu’il voit, entend ou respire a été soigneusement élaboré en fonction de ce qu’il est et attend ! » (Cazes et Courade, 2004). Au mythe de l’authenticité, au rapport enchanté au monde, au simulacre de l’immersion, l’offre d’ailleurs paradisiaques ajoute l’illusion de l’exclusivité et le déni de l’échange marchand. Le touriste est prêt à ouvrir grand son portefeuille pour aller là où personne n’est encore allé, mais il préfère le faire avant, une seule fois, pour en être libéré et nourrir cette fiction de vivre pleinement ses rencontres et découvertes plutôt que d’être quotidiennement confronté au fait qu’il les achète (Réau et Poupeau, 2007).

Cela étant, l’illusion ou plutôt l’un des paradoxes majeurs de l’entreprise touristique réside bien dans cette insatiable quête d’exclusivité qui anime une part significative des globe-trotteurs. Si ce grand quotidien européen qui titrait sans rire, il y a quelques années, « De plus en plus de touristes en quête d’exclusivité », avait raison, cela revient à dire que la condition du succès d’une destination, c’est de ne pas en avoir… On mesure l’impasse. « L’impératif mobilitaire », ressort idéologique du libéralisme postmoderne, pris à son propre piège. « Le capitalisme a fait du loisir un commerce et la puissance d’enchantement de l’industrie touristique repose sur sa capacité à faire oublier son caractère précisément industriel, […] soumis aux règles d’un productivisme et d’un consumérisme sans frontières, faisant peu de cas de l’idiosyncrasie des accueillants et des accueillis. L’hypermobilité touristique est au service de la consommation du monde » (Christin, 2014).

L’illusion de la prospérité

La troisième et dernière illusion abordée par cet éditorial, peut-être la plus fondamentale à déconstruire pour le centre d’étude des rapports Nord-Sud qu’est le Centre tricontinental, renvoie au tourisme international considéré comme « passeport pour le développement » depuis plus d’un demi-siècle. C’est entendu par ses promoteurs comme par ses détracteurs aujourd’hui, l’expansion du tourisme engendre d’importants coûts et bénéfices de par le monde. Des coûts et des bénéfices économiques, sociaux, environnementaux, culturels et même politiques. Sont-ils équitablement répartis entre sociétés émettrices et sociétés réceptrices, entre visiteurs et visités, tour-opérateurs transnationaux et acteurs locaux, homme et environnement ? Les premiers (les dégâts occasionnés) sont-ils moindres que les seconds (les richesses créées) ? Et les seconds justifient-ils les premiers ?

Trois fois « oui » d’un côté. Trois fois « non » de l’autre. L’OMT en tête continue à penser que les investissements, les infrastructures, les devises, les emplois, les pratiques et les valeurs que le développement du tourisme apporte dans son sillage sont générateurs de croissance, de paix, de démocratie, de durabilité, de prospérité et de bien-être, en particulier pour les pays du Sud (UNWTO, 2018). En revanche, de nombreuses voix critiques, dont les auteurs de cet Alternatives Sud, observent que le déploiement ouvertement dérégulé du secteur tend à creuser les inégalités et à abuser des sociétés, des personnes, des cultures et de l’environnement. Quelques situations, évolutions et chiffres récents suffisent à le corroborer.

Le premier souci, peut-être le plus évident, se loge dans la concentration des bénéfices économiques et financiers de l’activité touristique. « Le tourisme est avant tout une industrie dominée par des multinationales et structurée par de vastes alliances technico-commerciales planétaires », rappelle l’économiste Gilles Caire du Centre de recherche sur l’intégration économique et financière de l’université de Poitiers (2012). Facilité par le développement des techniques de commercialisation à distance et des systèmes de réservation informatisés, l’accolement vertical et horizontal des chaînes internationales d’hôtellerie, de loisirs et de voyages, en vue de rentabiliser au maximum les coûts fixes, a accentué la tendance. Résultat : une part importante des revenus générés échappe aux pays de destination et davantage encore aux populations locales. Lorsque « les vacances se paient ici et se prennent là-bas », le pourcentage des « fuites » (financial leakages) ou « pré-fuites » est d’autant plus fort, forcément.

Or, on observe que plus le touriste s’éloigne de son domicile, plus il s’en remet au tour-opérateur, du coin de la rue ou en tête de gondole sur le web, pour lui concocter ses vacances. À tel point que « les formules proposées par les agences représentent 80% des voyages vers les pays en développement » (Caire, 2012). Le phénomène – concentration du secteur et commercialisation en ligne – ajouté au rapatriement des profits auquel s’adonnent les investisseurs transnationaux, à l’évasion fiscale (le Luxembourg et les Bahamas figurent en tête du top 10 des pays bénéficiaires du tourisme par habitant), ainsi qu’aux importations de biens d’équipement et de consommation dont le touriste, en quête d’exotisme… mesuré, ressent le besoin loin de chez lui, participent du hold-up. « La plupart des pays du Sud ne bénéficient donc qu’assez peu du tourisme international – sans compter qu’une part importante des recettes restantes est souvent prélevée par l’oligarchie économique et politique locale » (Caire, 2012).

Si les estimations sont nécessairement approximatives et les calculs controversés, des chiffres circulent toutefois, quant à la part des revenus du tourisme aboutissant ou demeurant effectivement dans les économies visitées. La Cnuced parle de 15 % en Afrique subsaharienne, de 20 % dans les Caraïbes et de 30 % en Thaïlande (Le Masne et Caire, 2007). Selon une autre source – Pro Poor Tourism Working Papers –, la proportion des recettes touristiques échappant aux « fuites » varierait, pour l’ensemble des pays en développement, entre 23 et 45 %. Peu importe l’inévitable imprécision, la tendance, majuscule, s’impose. « La situation est inéquitable […], les opérateurs étrangers s’emparent de l’essentiel de la valeur du voyage. On peut parler de domination touristique » (Le Masne et Caire, 2007). Domination accentuéea fortiori là où le modèle qui prévaut – et c’est généralement le cas outre-mer – est celui du « sea-sand-sun » ou du « tourisme d’enclave », totalement agencé de l’étranger et isolé du reste du pays.

Cela étant, la question de l’impact économique du tourisme international en « contrées tropicales » dépasse de loin la seule problématique des valeurs ajoutées qui s’en retournent aux sièges des grands opérateurs privés transnationaux ou dans les paradis fiscaux. L’argent qui reste – qui suffit, rappelons-le, à constituer une part appréciée du PIB des pays en développement (10% en moyenne, première source d’enrichissement pour un tiers des PMA) – est lui aussi réparti de façon plus ou moins inéquitable, selon les politiques existantes ou non en la matière, la taille des opérateurs locaux, le degré de concentration spatiale et sociale de l’activité touristique, le niveau des salaires, le contingentement des « petits boulots » informels, etc.

En pays inégalitaires, la croissance économique découlant de l’expansion du tourisme international n’entraîne pas nécessairement le développement, à savoir l’amélioration des conditions sociales et matérielles de vie des populations concernées, et encore moins la démocratisation des sociétés. À l’inverse, elle crée tantôt des effets d’éviction en chaîne – délaissement d’autres domaines d’activités cruciaux, comme l’agriculture vivrière et l’alimentation du marché interne, au profit d’une prolifération de micro-commerces et de « services » aux étrangers en marge des grands établissements touristiques –, tantôt des poussées inflationnistes en cascade, rendant progressivement impossible l’accès des couches populaires locales au logement, à la terre, à l’électricité, à l’eau, à l’alimentation dans les zones mises en tourisme. Vendue comme moteur de développement et de réduction de la pauvreté, explique Anita Pleumarom dans cet Alternatives Sud, la « touristification » des pays du Sud favorise en réalité la « gentrification » des lieux mis sur le marché du dépaysement et, au-delà, contribue à l’appropriation privative, à l’exclusion sociale et à la hausse des inégalités.

La concurrence que se livrent les pays de destination pour attirer investisseurs et touristes sur leur territoire aggrave le problème. Il s’agit de gagner en attractivité, en « touristicité », de grimper dans le Travel & Tourism Competitiveness Indexque le Forum économique de Davos édite à intervalles réguliers. Comment ? Les critères utilisés par les éminences libre-échangistes de la station suisse pour classer les économies les plus accueillantes sont édifiants (WEF, 2017). Pour l’essentiel, ils renvoient aux responsabilités publiques en matière de qualité des infrastructures (Air Transport Infrastructure, Tourist Service Infrastructure…), de facilité d’accès (International Openness, Information and Communication Technologies Readiness…), de sécurité du cadre (Safety and Security, Health and Hygiene…) et, bien sûr, de force concurrentielle (Price Competitiveness, Business Environment, Labour Market…).

En clair, cet « indice de compétitivité touristique » entérine, tout en l’expliquant, la toujours forte prépondérance des « économies avancées » dans la liste des principaux pays de destination (proches ou similaires aux principaux pays d’émission) et encourage explicitement le nivellement par le bas de toute forme de régulation sociale, fiscale et environnementale auquel s’emploient de fait les « économies moins avancées » pour créer, en fonction de leurs « avantages comparatifs », les conditions nécessaires à une augmentation de leur part de marché5. Là où des réglementations nationales pourraient jouer en faveur d’une meilleure répartition des coûts et des bénéfices, elles sont refoulées comme obstructions au bon développement du « commerce des services », en témoigne leur traitement au sein de l’OMC. Dit autrement, la mise en tourisme des pays pauvres participe de l’expansion d’un modèle capitaliste… en vacances : vacance de régulations, garanties d’une montée en compétitivité.

En retour, la dépendance ainsi construite à l’égard d’un secteur particulièrement élastique, capricieux et volatil – capable de « délocaliser » son offre à la moindre alarme sécuritaire, sanitaire, climatique ou financière – accroît la vulnérabilité des économies réceptrices, d’autant plus gravement lorsque ces dernières sont de faible taille ou peu diversifiées, comme dans les « petits États insulaires en développement (PEID) » tributaires du tourisme pour plus de 50% de leur PIB. La mise en concurrence de prestataires privés du Sud – d’un même pays ou continent – par tel méga-voyagiste du Nord, qui leur promet de remplir leurs installations ou d’aller voir ailleurs selon les diminutions de prix qu’ils sont prêts à consentir, procède du même rapport de dépendance et de domination qui fragilise les premiers et permet au second de s’emparer de l’essentiel des gains6.

Dans le tourisme Nord-Sud comme dans d’autres pans de l’économie capitaliste, prédomine cette double tendance pernicieuse à l’accumulation des bénéfices sur les comptes exonérés des grands opérateurs privés et, parallèlement, à la mobilisation des fonds publics en amont (développement des infrastructures idoines) comme en aval de l’activité (atténuation des « externalités négatives », des dégâts sociaux, culturels et environnementaux…). Les exemples abondent où, comme en République dominicaine notamment, la pauvreté atteint des niveaux plus élevés dans les régions où précisément s’est développée l’industrie touristique et où les revenus moyens sont pourtant supérieurs à ceux du reste du pays (Jordi Gascón, 2012). Dans ces zones, tous pays du Sud confondus, les emplois créés par le secteur occupent certes une part de la main-d’œuvre locale, mais sous des statuts majoritairement précaires, saisonniers et sous-qualifiés, les postes à responsabilités étant plutôt confiés à des « expatriés » compétents.

En marge des emplois formels, les revenus individuels que la population des lieux mis en tourisme peut « tirer » des vacanciers internationaux sont à ce point en décalage avec l’économie locale – selon le degré d’asymétrie entre la bourse des visiteurs et le niveau de vie des visités – que les effets de ce biais structurel pèsent lourd dans le déchirement des sociétés (Alternatives Sud, 2006). Lorsqu’un pourboire, la vente d’un « souvenir » artisanal, une course de taxi payée en dollars ou encore un « service sexuel » – pour reprendre l’expression utilisée par l’OMT – suffisent chacun à dépasser un ou deux salaires mensuels locaux, le pays hôte n’est en effet à l’abri d’aucune dérive : des diplômés de l’éducation ou de la santé par exemple qui se reconvertissent dans les petits marchés, combines ou trafics…, jusqu’à la propagation du tourisme sexuel qui exploite des millions de mineurs dans le monde et constitue de la sorte la manifestation la plus aboutie du rapport inégal entre « consommateurs » cosmopolites et « partenaires » assignés à résidence.

La grande communion interculturelle entre les peuples que nous vantel’OMT et que nous vendent les tour-opérateurs procède également de l’illusion. « L’échange » entre modes de vie contrastés s’avère rarement profitable aux deux parties, les relations subjectives entre personnes différentes ne pouvant éclipser les rapports objectifs entre positions différenciées. D’un côté, le plus souvent, lâcher prise indolent, consumérisme insouciant et voyeurisme ingénu ; de l’autre, retrait et évitement ou à l’inverse, précipitation, adaptation, ruse et séduction pour tirer avantage, d’une manière ou d’une autre, de la « rencontre ». À l’extrême – mais courant en villégiatures « exotiques » –, les façons d’être locales, les cultures vernaculaires, l’humain, le vêtement et le bâti « typiques » sont instrumentalisés – chosifiés, embellis ou réinventés – par des intérêts marchands, pour correspondre à l’image touristique de la destination et à l’expérience que le visiteur, appareil photo en main, souhaite en retirer – « J’ai fait l’Afrique. Merveilleux ! »

Plus encore, le passif environnemental de l’industrie touristique tranche avec les bilans et perspectives idylliques qu’en dressent ses promoteurs. Que ce soit en raison de la croissance continue des déplacements aériens ou de l’« empreinte » en hausse que représentent tant les pressions du secteur sur des ressources naturelles en voie de raréfaction (arrosage de golfs en régions arides, canons à neige artificielle en altitude, accaparements privatifs de terres fertiles ou de « milieux préservés »…), que la dégradation des littoraux, la pollution des eaux, la saturation des « capacités de charge » de sites en péril, les impasses dans le traitement des montagnes de déchets produites par les stations insulaires et l’envolée des croisières, l’expansion du tourisme met au grand jour son insoutenable… amplification. Sauf à considérer que l’aggravation de la vulnérabilité de centaines de millions de personnes affectées, et demain d’autant de réfugiés climatiques, n’est pas une priorité.

Si l’on s’en tient à un seul indicateur, celui des émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, une récente étude australo-taïwanaise (Lenzen et coll., 2018), situe la responsabilité du tourisme à 8 % de l’ensemble, « plus que les émissions liées aux habitations (chauffage et cuisine) qui sont à 6% et plus de la moitié de celles du transport ».Résultat d’autant plus préoccupant, ajoutent les auteurs, que la croissance soutenue de ce secteur reste supérieure à celle du commerce international. Et que ni les améliorations technologiques ni les timides stratégies d’atténuation n’ont corrigé la tendance. « Nous avons découvert que l’empreinte carbone par personne augmente fortement avec la croissance de l’opulence, et qu’elle ne paraît pas s’apaiser avec l’augmentation des revenus, assure le professeur Manfred Lenzen. Plus on peut se le permettre, plus on veut voyager souvent et dans le luxe… » (www.nouvelobs.com, 8  mai 2018).

On le voit – et les onze articles qui suivent l’illustrent sur autant de dimensions ou dans autant de régions –, les effets de l’expansion du tourisme international et la répartition de ses coûts et bénéfices pointent largement en deçà des niveaux de développement humain et de prospérité partagée, annoncés la main sur le cœur par ses apôtres et partisans (Polet, 2012). En matière politique, il est tout aussi déplacé de faire de la pénétration et du fleurissement touristique dans tel ou tel pays autocratique, sur base de l’histoire espagnole des années 1970, un vecteur de démocratie. Au Sud, sous plusieurs régimes autoritaires ou dictatoriaux, le pouvoir a servi (ou sert encore) le tourisme et celui-ci a servi (ou sert encore) le pouvoir (Duterme, 2011). Et là où le secteur se passe désormais de tout système politique absolutiste, il le doit bien davantage aux mobilisations des acteurs sociaux locaux, qu’aux illusoires effets de contagion de l’éthos démocratique des vacanciers.

Plus globalement, dans ses formes actuelles, la logique d’expansion de la mécanique touristique correspond, pour l’entière satisfaction de ses opérateurs dominants, à celle du modèle de développement mainstream : marchandisation généralisée des lieux et des comportements, dérégulation et libéralisation des échanges commerciaux, privatisation du patrimoine et des biens publics… Pour Cazes et Courade (2004), l’ensemble participe de ce « mouvement spectaculaire de concentration de l’appareil capitaliste international » ; et pour Harvey (2003), de ce phénomène d’« accumulation par dépossession », par intrusion et prédation. Comment ne pas y voir, s’interroge Bastenier (2006), « une entreprise de subordination de la planète au modèle catastrophique du développement occidental » ? Un nouvel « usage du monde ».

Une illusion aussi, la durabilité ?

L’avènement d’un tourisme plus éthique, solidaire, durable ou encore responsable change-t-il la donne ? Attirons d’abord l’attention, même si cela tombe sous le sens, sur le fait que l’apposition de ces qualificatifs vertueux au substantif « tourisme » revient à reconnaître que l’original, le « tourisme tout court », ne l’est pas. Ni éthique, ni solidaire, ni durable, ni responsable, ou pas suffisamment. Pas de promotion d’un tourisme plus respectueux des gens et de l’environnement en effet, sans reconnaissance implicite ou explicite de l’existence d’un tourisme peu respectueux des gens et de l’environnement. S’agissant de l’OMT – qui promeut officiellement le tourisme durable depuis trois décennies – et des principaux tour-opérateurs – qui sont 529 à s’être (ré-)engagés à le pratiquer dans le cadre onusien de l’Année internationale du tourisme durable (2017) –, cela interpelle.

La première se marche sans cesse sur les pieds, en le présentant tantôt comme une potentialité (« il est à construire »), tantôt comme une réalité (« il est là ») ; en se donnant un jour comme objectif de « transformer le tourisme mondial et la manière dont il est pratiqué […]pour le rendre socialement, économiquement et écologiquement durable », et en glorifiant le lendemain les qualités sans fin du tourisme réellement existant (www2.unwto.org). Quant aux seconds, ils ont vite ajouté, depuis une vingtaine d’années déjà, une touche verte ou éthique à leurs catalogues commerciaux, distinguant régulièrement eux-mêmes, sans ciller, la part de leur offre désormais étiquetée « responsable » de celle qui ne l’est pas…

Au-delà de ces pétitions de principes, paradoxes et reniements à géométrie variable, comment l’adjonction d’un supplément d’âme ou d’une liste de « bonnes pratiques » à une logique et des mécanismes qui, de l’aveu même de l’OMT (UNWTO, 2018), posent problème, pourrait-elle renverser l’ordre des choses ? Les tentatives de « moralisation » du capitalisme ne sont-elles pas, elles-mêmes, considérées comme des entreprises vaines par définition ? Entre les « projets d’impulsion » du secteur (« efficience énergétique » des stations balnéaires, « écoperformance » de l’irrigation des gazons en zones sèches, « compensation carbone » des déplacements aériens…), l’autolabellisation débridée et l’explosion tous azimuts d’un « tourisme de niches » – marchand ou associatif, de factoélitiste – pour pèlerins bobos en quête de volupté et de voyages légitimes « au bout du monde », on peine à discerner les prémices d’un véritable et indispensable changement de perspective (Duterme, 2012 ; Wheeller, 2012).

Et pour cause. La promotion même du tourisme solidaire, durable ou responsable par l’OMT contient son antidote libéral. Pratiquement chaque déclaration de l’agence onusienne – y compris sa « Convention-cadre relative à l’éthique du tourisme » de 2017 approuvée par les États-membres et ratifiée par les opérateurs – juxtapose les généreuses injonctions pour des formes de tourisme plus écologiques, équitables et humaines… au sempiternel credo libre-échangiste, ode au laisser-faire. Les États du Sud sont ainsi régulièrement et officiellement invités à « éliminer ou corriger les entraves, impôts et charges spécifiques pénalisant l’industrie touristique et portant atteinte à sa compétitivité », de façon à « assurer pleinement aux entreprises multinationalesla liberté d’investir et d’opérer commercialement », et partant, de « stimuler la croissance économique » (www.ethics.unwto.org). Exit toute velléité, même timide, de régulation d’un des pans de l’économie mondiale pourtant les moins régulés.

Or, si « un autre tourisme est possible », la voie à suivre se situe précisément dans ce que les promoteurs du secteur considèrent comme un frein à l’essor de leurs juteuses activités, dans les marges de manœuvre publiques (policy space), dans les possibilités de régulation des investissements, des flux et des impacts de l’industrie mondiale du dépaysement, au bénéfice prioritaire des acteurs locaux, des populations visitées et de l’environnement. L’enjeu de l’équité et de la durabilité se décline aux niveaux local, national et supranational. Dans la fixation des règles et des termes de l’échange, dans l’implication en amont, en cours et en aval des populations concernées, dans les capacités de canalisation des États, la définition de politiques coordonnées et l’agir d’appareils de régulation internationaux. L’« Organisation mondiale du tourisme » n’est plus à inventer, elle existe. Reste à lui conférer le pouvoir régulateur de relever ce double défi, herculéen : démocratiser le droit à la mobilité et rendre son exercice viable.

Bernard Duterme7

Alternatives sud : La domination touristique

https://www.syllepse.net/la-domination-touristique-_r_24_i_733.html

Editions Syllepse, CentreTricontinental

Paris, Louvain-La-Neuve (Belgique), 2018, 168 pages, 13 euros

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1. Ne pas confondre – comme ont tendance à le faire plusieurs grands titres de presse à chaque nouveau décompte de l’OMT – la quantité annuelle de touristes internationaux avec le nombre d’« arrivées » (au moins une nuit à l’étranger) enregistrées par l’OMT (1,322 milliard en 2017). Nombreux sont les touristes à sortir de leur pays plusieurs fois par an.

2. « Nous voyageons en vantant une diversité que nos voyages concourent à détruire », écrit Emmanuel Laurentin (2016). « Le tourisme consume ce qu’il désire », valide Saskia Cousin (2011).

3. « On peut tout rater, mais pas ses vacances », affichait Jet Tours-Club Med au début de ce siècle, sur fond de paysages enchanteurs.

4. « La vacance des grandes valeurs crée la valeur des grandes vacances », écrivait Edgar Morin dans L’Esprit du temps,en 1976.

5. En 2017, l’Europe et l’Amérique du Nord ont reçu 61 % (pour 76 % en 1990) de l’ensemble des « arrivées » internationales touristiques, l’Asie et le Pacifique 24,5 %, l’Amérique latine et les Caraïbes 5,5 %, l’Afrique 4,7 % et le Moyen-Orient 4,4 % (OMT, 2018).

6. Si l’avènement dans la consommation touristique d’une économie dite « collaborative », de pair à pair, facilitée par l’extension d’internet, a pu laisser augurer une rupture, par fragmentation ou éclatement, du schéma dominant, la monopolisation du marché par de nouvelles multinationales numériques de la réservation comme Airbnb (10% de l’industrie mondiale du voyage) ou encore Booking.com (28,8 millions d’hébergements déclarés, répartis dans 137 000 destinations de 227pays et territoires), a davantage accentué la concentration de l’offre qu’aplani les rapports de force.

7. Directeur du CETRI – Centre tricontinental (Louvain-la-Neuve), auteur de plusieurs études, publications et conférences sur les enjeux du développement, de l’environnement et du tourisme dans les rapports Nord-Sud.

Bernard Duterme

Auteur pour le site Reporterre (France).

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