Les possibles-ATTAC nº 41 (hiver 2024-2025)
« Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel » écrivait Marx dans Misère de la philosophie (1847). La combinaison du big data, du cloud et de l’IA pourrait-elle donner naissance à une nouvelle forme de capitalisme ? Il faut certes se défier de tout déterminisme technologique et, disons-le, Marx n’y échappe pas avec cette formulation. En fait, les rapports sociaux entretiennent avec le développement scientifique et technique un double lien. D’une part, l’utilisation d’une technologie, plutôt qu’une autre parmi toutes celles qui sont potentiellement disponibles, dépend de la configuration des rapports sociaux et en particulier des rapports de production. D’autre part, la technologie utilisée peut elle-même participer d’une reconfiguration de ces rapports sociaux.
Ainsi par exemple, l’invention du grand moulin hydraulique a été faite au début de l’Empire romain. Cette invention n’a jamais été utilisée à l’époque où elle a vu le jour parce que les grands propriétaires d’esclaves n’en avaient pas besoin. Elle réapparaît un millier d’années plus tard au XIe siècle dans le contexte de rapports sociaux différents dans le cadre de la domination seigneuriale. Le grand moulin s’impose contre le petit moulin à bras des paysans pour conforter la domination seigneuriale et reconfigure en partie cette dernière1.
Il est utilisé dans la production de textiles dans des centres spécialisés, accroissant ainsi les échanges, entraînant l’apparition de nouvelles couches sociales que ce soit leurs travailleurs ou les « bourgeois » propriétaires. De même, la généralisation du machinisme, permise par l’invention de la machine à vapeur, en Angleterre, berceau du capitalisme industriel, supposait qu’auparavant en soient créées les conditions politiques et sociales : reprise du mouvement des enclosures au XVIIIe siècle qui rend disponible la main d’œuvre pour travailler dans les fabriques ; victoire politique des forces contre-révolutionnaires à la fin du XVIIIe siècle ; écrasement de la révolte luddiste au début du XIXe siècle. Ce n’est qu’à partir du moment où ces conditions politiques et sociales ont été remplies que la « révolution industrielle », marquée par un bouquet d’innovations techniques, allait être une arme aux mains de la classe dominante britannique pour permettre la mise en place du capitalisme industriel.
Cependant, même s’il faut refuser tout déterminisme technologique, la question ne se pose pas moins de savoir quelles sont les conséquences de l’introduction de technologies numériques nouvelles dans l’organisation du capitalisme ou, pour le dire autrement, le mode d’accumulation du capital en sera-t-il transformé ? Il nous faut pour cela revenir sur l’histoire du capitalisme lui-même.
Du capitalisme fordiste au capitalisme financier
Après la seconde guerre mondiale, sur la base des rapports de forces de l’époque, se met en place dans les pays du Nord ce que les économistes régulationnistes ont appelé le « capitalisme fordiste ». Si les formes concrètes qu’il peut prendre diffèrent suivant les pays, ce type de capitalisme possède néanmoins des traits communs. Il s’agit d’un capitalisme essentiellement organisé sur une base nationale avec un pilotage macroéconomique effectué par l’État dans le cadre de politiques contracycliques dites « keynésiennes ». Au niveau international, les accords de Bretton-Woods assurent une stabilité financière et économique et l’hégémonie des États-Unis, malgré l’existence du bloc soviétique. La finance est bridée, que ce soit à l’échelle nationale ou mondiale. Un nouveau rapport salarial se met en place sur la base de compromis sociaux institutionnalisés caractérisés par l’existence de conventions collectives nationales ou de branches, ce qui limite les effets de la concurrence entre les entreprises. Ce qui domine, c’est le modèle de la grande entreprise managériale intégrée dans laquelle les actionnaires sont, de fait, contenus, avec une organisation du travail taylorienne qui autorise une production de masse, l’augmentation régulière des salaires avec un partage des gains de productivité permettant une consommation de masse. Se met en place parallèlement un État social avec le développement de la protection sociale.
Cet agencement s’adosse à la seconde révolution industrielle apparue à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle (électricité, automobile, téléphone). Cette vague d’innovations naît durant la grande dépression de la fin du XIXe siècle (1873-1896) qui marque la fin du capitalisme concurrentiel, celui analysé par Marx, et la naissance du capitalisme monopoliste caractérisé par la formation de firmes géantes avec une structuration oligopolistique des marchés et la mise en place du taylorisme qui va s’imposer progressivement malgré une forte résistance ouvrière. Elle sera brisée en Europe pendant la première guerre mondiale au nom de l’Union sacrée et aux États-Unis par une violence de classe d’un niveau inouï. Le mouvement continu de concentration industrielle, combiné à cette nouvelle organisation du travail, permet une forte croissance de la productivité et crée les conditions d’une production de masse standardisée. Mais ce capitalisme est pris d’emblée dans une contradiction entre la production de masse et l’insuffisance de la demande solvable. En effet, à une production de masse doit correspondre une consommation de masse, ce qui nécessite l’accroissement du pouvoir d’achat des salariés qui forment désormais la majorité de la population, ce à quoi se refusent les classes dirigeantes. Cette contradiction va être à l’origine de la crise des années 1930 et sera résolue après la seconde guerre mondiale par la mise en place du capitalisme fordiste.
On a alors affaire à un ordre productif cohérent capable d’assurer sur la longue durée les conditions d’une accumulation efficace du capital. Rétrospectivement cette période apparaît comme un « âge d’or », mais les « Trente Glorieuses » ne l’étaient pas pour les salarié·e·s soumis à une division du travail hiérarchique aliénante, ni pour les femmes enserrées dans une domination patriarcale, ni pour les équilibres écologiques avec une « société de consommation » où les « désirs » de consommation sont façonnés par les grandes entreprises.
Cette forme particulière de capitalisme entre progressivement en crise à la fin des années 1960 sous la conjonction de plusieurs éléments qui se combinent. D’une part, l’internationalisation croissante des grandes entreprises rend de moins en moins efficace les politiques macroéconomiques menées au niveau national. D’autre part, la période de reconstruction de l’après-guerre et la première phase d’équipement des ménages se terminent, ce qui amoindrit l’effet d’entraînement de la demande solvable. Enfin, la multiplication des révoltes ouvrières, la montée d’un puissant sentiment de remise en cause du capitalisme lui-même dans de nombreux pays, indiquent clairement que le fordisme a atteint ses limites. Les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 servent de détonateurs à la crise qui se traduit par une forte chute de la rentabilité du capital et par la « stagflation », combinaison d’une stagnation économique et d’une forte inflation Au milieu des années 1980 se met en place un nouveau mode de gestion des entreprises dont l’objectif est la valorisation continue du cours de l’action en Bourse et l’augmentation des dividendes versés aux actionnaires. L’entreprise est mise au service des actionnaires. Les intérêts des dirigeants deviennent étroitement liés à ceux des actionnaires avec une explosion de la rémunération des dirigeants (stock options, salaire lié au cours de l’action, bonus…). C’est cette envolée des profits non réinvestis qui, en permettant de dégager des liquidités très importantes, a nourri la financiarisation de l’économie.
Cette financiarisation a été permise et s’est développée avec la déréglementation des marchés financiers qui a levé tous les obstacles à la liberté de circulation des capitaux et qui a fortement réduit les contrôles publics sur les institutions financières. Elle a abouti à une globalisation du capital, la mondialisation néolibérale. Mais la stagnation des salaires, voire dans certains pays leur recul, a fait resurgir un vieux problème du capitalisme vu en leur temps par Marx et Keynes. Le salaire est certes un coût pour chaque entreprise qui cherche donc à payer ses employés le moins cher possible. Mais c’est aussi un élément décisif pour assurer une demande solvable surtout dans des pays où l’énorme majorité de la population est salariée. Ainsi, aux États-Unis et dans l’Union européenne, 60 % à 70 % de la demande est d’origine salariale et cette demande a des conséquences sur la hauteur de l’investissement productif. Or nous avons assisté depuis les années 1970 à une baisse tendancielle des gains de productivité à tel point que certains économistes ont pu parler de « stagnation séculaire ».
Comment en effet soutenir l’activité économique, source de profits, quand les salaires stagnent ou régressent ?
La réponse du néolibéralisme à cette question a été : de moins en moins de salaires, mais de plus en plus de dettes. Si ce modèle a été totalement adopté par les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Espagne et l’Irlande, tous les pays capitalistes développés s’y sont plus ou moins engagés. Aux États-Unis, cette logique n’a pas concerné simplement les biens immobiliers mais aussi les dépenses courantes des ménages, notamment les plus pauvres. Grâce à un marketing bancaire souvent à la limite de l’escroquerie et à des techniques financières « innovantes » (titrisation, réalimentation permanente du crédit…), les institutions financières ont repoussé au maximum les limites possibles de l’endettement.
C’est l’origine de la crise financière de 2007-2008.
La crise a commencé quand les ménages les plus exposés ont été dans l’incapacité de rembourser leurs emprunts et elle s’est répandue comme une traînée de poudre, les pare-feux permettant de cloisonner l’incendie ayant été détruits systématiquement par la déréglementation financière. Cette crise peut donc être considérée comme une crise du régime d’accumulation du capitalisme néolibéral. C’est ce qui s’est passé dans la sphère de production qui a été à la racine de la crise qui s’est déclenchée dans la sphère financière. Si les classes dirigeantes ont été capables de colmater les brèches par des politiques monétaires « non conventionnelles », elles n’ont pas réussi à stabiliser le système dans son ensemble, ce d’autant plus que la crise écologique qui s’aggrave jour après jour mine les bases physiques sur lesquelles il est construit. C’est dans ce cadre qu’il faut regarder l’arrivée des nouvelles technologies.
Les effets paradoxaux des innovations techniques
Le dernier quart du Xxe siècle a vu l’apparition d’une nouvelle base technologique avec la « révolution numérique ». La mise en place du capitalisme néolibéral s’est accompagnée d’une transformation des conditions de la production permises par l’arrivée d’une grappe de nouvelles technologies. Les effets en ont été contrastés. À l’exception des États-Unis pendant une courte période à la fin des années 1990 et au début des années 2000, la baisse des gains de productivité a continué.
On connait le fameux paradoxe de Robert Solow, « prix Nobel » d’économie » : « On voit des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de la productivité ». Et de fait, en dépit des apparentes fabuleuses avancées de l’informatique, les gains de productivité se sont ralentis partout, passant d’environ 5 % par an dans les années 1950 à moins de 1 % avant la crise sanitaire et même une baisse nette de la productivité en Europe depuis. Pour le dire encore autrement, la loi dite de Moore à propos des progrès fulgurants des ordinateurs reste pour le moment confinée aux ordinateurs eux-mêmes sans développer la productivité des autres secteurs, en tout cas dans des proportions comparables.
L’introduction des nouvelles technologies numériques est censée booster une productivité atone, notamment par l’automatisation du travail. Or après des décennies, et malgré une sophistication croissante de ces outils, il n’en est rien. Comment expliquer ce paradoxe ? Une première explication renvoie à la déconnexion entre l’évolution croissante des profits des entreprises et la quasi-stagnation de l’investissement productif, une part de plus en plus importante des profits étant, sous une forme ou une autre, redistribuée aux actionnaires. Le néolibéralisme se caractérise par une utilisation des profits à des fins essentiellement de rentabilité financière, ce qui se traduit par un arbitrage favorable à la distribution des dividendes aux actionnaires et aux rachats par les entreprises de leurs propres actions plutôt que d’augmenter les investissements nets. Mais ce déficit d’investissements ne peut tout expliquer, car les entreprises continuent malgré tout d’investir avec le renouvellement accéléré des équipements. Et, prises dans une logique concurrentielle et dans un discours idéologique les incitant sans cesse à adopter les dernières technologies numériques, elles sont souvent amenées à une fuite en avant où, à côté de leur fonctionnement traditionnel qu’elles dominent plus ou moins, s’ajoutent de nouveaux processus peu maitrisés avec de nouveaux métiers qui viennent se surajouter aux anciens. Loin donc d’être un facteur de rationalisation, l’introduction des technologies numériques a été un facteur de complexité supplémentaire et donc de perte de productivité, ce d’autant plus que la destruction du modèle social entrepris depuis des décennies ne prédispose pas à une haute productivité des salarié.es. Toute la question est de savoir si l’introduction massive de l’IA va changer cette situation ou va au contraire l’aggraver.
De plus, des études de plus en plus nombreuses commencent à avancer l’idée que les innovations techniques autour de l’informatique qui sont apparues depuis la fin du XXe siècle n’apportent pas autant de changements que l’on pourrait croire parce que les nouveaux objets nous font faire différemment les mêmes choses qu’autrefois et non pas des choses nouvelles. Exemples : on achète les billets de train par internet mais ce n’est pas ça qui nous fait voyager plus ou autrement ; le click and collect dans les grandes surfaces ne transforme pas nos habitudes alimentaires et ne nous fait pas manger davantage ni mieux. C’est une des différences avec le cycle antérieur du capitalisme fordiste qui a produit de nouveaux objets qui ont modifié en profondeur notre façon de vivre par rapport aux générations précédentes. Est-ce que l’apparition du big data, du cloud et de l’IA pourront changer cette situation ? La généralisation des algorithmes va-t-elle aboutir à une révolution des objets et à une transformation radicale de la sphère des services ?
Mais une telle éventualité est-elle soutenable ? En effet, l’empreinte écologique du monde numérique est colossale. Contrairement à ce que véhicule une vision naïve, le monde numérique est loin d’être immatériel. Il est constitué de métaux rares, de pétrole et s’appuie sur une infrastructure considérable et énergivore. De plus, même si l’efficacité énergétique des appareils électroniques s’améliore au fil du temps, on assiste assez classiquement à un effet rebond car non seulement ils sont de plus en plus nombreux, envahissant notre vie quotidienne, mais étant de plus en plus sophistiqués, leur fabrication génère des dégâts écologiques de plus en plus importants. Cet effet rebond est d’autant plus fort que la concurrence entre les entreprises du secteur favorise le renouvellement régulier des appareils, avec comme conséquence l’amoncellement des déchets électroniques. Avec l’IA et la concurrence nouvelle qu’elle induit entre les firmes, on assiste à la recherche continue d’une puissance de calcul et de stockage des données de plus en plus importante avec la construction de supercalculateurs et la multiplication des data centers énormes consommateurs d’énergie. La généralisation des technologies numériques va donc accroître la contradiction entre le respect des équilibres écologiques et la dynamique d’un capitalisme reconfiguré par les technologies numériques.
La valorisation du recours aux algorithmes passe sous silence que rien ne serait possible sans une intervention massive des « travailleurs du clic » qui collectent, transforment les données ou « entraînent » les algorithmes2.
Cette « tâcheronisation » du travail avec des emplois précarisés et sous-payés est l’envers du décor de l’intelligence artificielle. Il faut y ajouter les emplois « ubérisés » des travailleurs des plates-formes, rémunérés à la tâche et ceux de la logistique soumis à une discipline de travail déshumanisante. Enfin, il faut noter que les usagers des plates-formes fournissent un travail souvent gratuit qui permet l’amélioration de leur fonctionnement par exemple le fait de noter des contenus. Loin de disparaître, le travail humain est la condition de l’existence de la généralisation de la numérisation et du développement de l’IA.
Un nouveau capitalisme ?
Nous assistons à un double phénomène. D’une part, les impératifs de l’accumulation du capital influencent le développement des algorithmes. D’autre part ces derniers transforment le processus de l’accumulation3.
Quoi que l’on puisse penser des usages possibles des données massives et de l’IA, il faut partir d’un constat : aujourd’hui les technologies numériques sont utilisées et développées par les entreprises en tant que moyen d’accumulation du capital. Elles utilisent pour cela gratuitement les expériences fournies par l’activité humaine qu’elles transforment en données, données elles-mêmes transformées en produits prédictifs destinés soit à cibler les acheteurs de leurs produits, soit à être vendus à des acteurs économiques qui les utiliseront à leur tour pour cibler les consommateurs finaux.
La logique de l’accumulation capitaliste s’applique ici à fond : pour être de plus en plus efficace pour prédire et formater les comportements des consommateurs finaux, il faut augmenter sans cesse la quantité de données disponibles, leur variété, mais surtout utiliser des données qui renvoient aux comportements les plus intimes. On assiste ainsi à une accumulation exponentielle des données, le big data, permise par l’arrivée du cloud qui permet de les stocker et de les utiliser dans des machines apprenantes formatées par l’apprentissage profond, le deep learning. De plus, l’invention des « larges modèles de langage » (LLM) permet la génération de textes de plus en plus performants (IA générative) et les progrès considérables de la performance des processeurs graphiques (GPU) permet qu’un même ensemble d’algorithmes puissent être utilisés dans une grande variété de situations.
Cette grappe d’innovations est d’abord utilisée dans un nouveau type d’entreprise, la plateforme, qui est techniquement un ensemble d’ordinateurs en réseau gouvernés par des algorithmes et dont la fonction est d’être un intermédiaire qui facilite les interactions entre plusieurs groupes d’utilisateurs, particuliers ou agents économiques (plateforme dite multiface) ou qui sert d’intermédiaire entre le consommateur et les produits ou services qu’il désire (plateforme dite revendeur)4.
Mais ces technologies numériques peuvent être utilisées dans à peu près tous les secteurs de la vie sociale. Loin de se réduire aux entreprises de plateformes, la logique algorithmique infuse l’ensemble de l’économie et, au-delà la vie sociale dans son ensemble. Ainsi les entreprises traditionnelles non seulement utilisent massivement les données qui leurs sont fournies par les firmes numériques, mais produisent elles-mêmes des objets connectés fournissant à leur tour de nouvelles données. De plus, la capacité prédictive de l’IA tend à faire de l’être humain un simple accessoire de la machine.
Même si l’être humain reste le décideur en dernier ressort, qui osera aller contre la « recommandation » d’une machine ayant mouliné des milliards de données ? La décision humaine ne relèverait plus d’un débat et d’une confrontation entre des choix distincts basés sur des options politiques et des conceptions éthiques différentes, mais sur le traitement statistique probabiliste de milliards de données. Car il s’agit non seulement d’anticiper les comportements des consommateurs mais aussi d’influencer leur consommation future.
Ce dernier objectif n’est, en soi, pas nouveau. De « la réclame » lors de la création des grands magasins, que décrit Zola dans Au bonheur des dames, à la publicité moderne, contrôler et influencer les consommateurs a toujours été un objectif allant de pair avec une marchandisation croissante. Cependant la publicité traditionnelle agit de l’extérieur sur les individus - elle est donc repérable -, et de façon globale, même si elle se veut ciblée, ce qui limite malgré tout sa portée. L’IA agit au contraire de manière quasi invisible, ciblant les individus à partir de leurs comportements antérieurs. Pire même, le développement des robots conversationnels (chatbot) permet à la plateforme d’échanger directement avec les personnes qui les utilisent, leur soutirant ainsi de nouvelles informations sur elles-mêmes, informations qui seront ensuite transformées en données qui serviront à la production de nouveaux produits. Ainsi, la production de marchandises est maintenant soumise à un processus de numérisation des activités humaines. L’extraction de données personnelles, qui permet la manipulation des comportements, tend à devenir le carburant de l’accumulation du capital. En elle-même cette accumulation de données ne servirait pas à grand-chose si elle n’était pas réinjectée d’une façon ou d’une autre dans le circuit de production des marchandises, c’est-à-dire de biens et de services ayant une utilité sociale, une « valeur d’usage », pouvant être soit fournis « gratuitement » en échange de l’abandon de leurs données par les utilisateurs, soit monétisés et vendus.
Le développement de l’IA, le cloud computing et le big data vont-ils entraîner une nouvelle logique d’accumulation du capital ? Tout d’abord, il faut noter le développement de phénomènes rentiers qui peuvent faire penser à l’avènement d’un « techno-féodalisme ». Ces rentes peuvent être de plusieurs sortes5 : rente liée à la propriété intellectuelle ; rente liée à l’utilisation d’actifs « intangibles » (logiciels, bases de données, procédures informatiques, etc.) qui, une fois l’investissement initial réalisé, peuvent être reproduits à des coûts marginaux6 négligeables ; rente dite « d’innovation dynamique » permise par l’accumulation de données dans les chaînes de valeur contrôlées par les firmes. Remarquons toutefois que ce phénomène de rente est consubstantiel au fonctionnement du capitalisme – Marx parlait même de « féodalisme industriel » – et s’est considérablement aggravé avec la naissance du capitalisme monopoliste où les profits des firmes reposent à la fois sur l’exploitation du travail et sur l’existence de rentes liées à leur pouvoir de marché.
On retrouve ce même pouvoir de marché dans le cas des plateformes à travers « l’effet réseau » qui se manifeste doublement : d’une part, plus le nombre de personnes utilisant un service croît et plus ce service devient utile et efficace pour ses utilisateurs ; d’autre part, un nombre croissant d’utilisateurs augmente la valeur économique du service en question. La valeur ou l’utilité à rejoindre la plateforme dépend du nombre d’utilisateurs. L’effet réseau pousse donc au monopole avec pour conséquence que le « vainqueur prend tout », winner-take-all. Ce n’est donc pas a priori la plateforme la plus performante qui l’emporte, mais celle qui, pour une raison ou une autre, réussit à attirer de plus en plus d’utilisateurs. Ces derniers sont d’ailleurs prisonniers de cette plateforme, le coût du changement étant élevé, car la quitter fait perdre ce qui en est l’atout principal, le nombre très élevé d’utilisateurs.
Il faut insister sur un point concernant la formation du prix des services rendus par la plateforme. Le pouvoir de marché de l’effet réseau lui permet d’élever ses prix au-dessus de ses coûts alors même que le service est rendu à un coût marginal quasi nul. Il s’agit donc de prix administrés par la plateforme et qui ne correspondent à aucune réalité économique nécessaire, si ce n’est la volonté de faire les profits les plus élevés possibles. Mais là aussi on retrouve de fortes similitudes dans le capitalisme moderne.
Contrairement à ce qu’affirme l’économie standard, le prix n’est en général pas le mécanisme d’adéquation entre l’offre et la demande sur un marché, tout simplement parce que le marché n’existe pas, sauf pour quelques produits et pour les actifs financiers. Pour qu’un marché existe, il faut une institution qui l’organise et qui permette de mettre en relation acheteurs et vendeurs. Pour des millions de produits disponibles, il n’y a pas de marché au sens strict du terme et les prix sont administrés par les entreprises. Ces dernières, campagnes de publicité à l’appui, essaient de faire distinguer leurs produits par des qualités réelles ou supposées, le prix n’étant qu’un des éléments du choix du consommateur. Parler ici de « marché » est abusif et signifie simplement que la validation sociale de la production se fait a postériori dans l’échange.
Toutefois il est clair que des modifications substantielles du capitalisme sont en cours : apparition d’un nouveau type d’entreprise, la plateforme ; d’un moteur nouveau de l’accumulation, les données ; recomposition des frontières entre travail gratuit et travail rémunéré ; nouveau type de travail polarisé à l’extrême qui combine emplois précarisés et sous-payés, régis de plus en plus par des contrats commerciaux (auto-entreprenariat), et emplois de haut niveau ultra qualifiés ; nouvelle forme de capital qui s’entremêle avec le capital financier et le capital industriel, le capital numérique ou algorithmique, qui a sa propre logique et qui tend à se diffuser dans toutes les sphères de la vie sociale.
Cette nouvelle forme de capital repose certes sur l’exploitation du travail mais aussi, à une échelle jamais vue, intègre dans son processus de valorisation les données issues de l’expérience humaine. Ce qui est nouveau, c’est que les plateformes s’appuient sur l’exploitation du comportement des utilisateurs pour développer et revendre une capacité à prédire leurs comportements. Cet effet boucle a pu se retrouver sous une forme différente dans le capitalisme fordiste où les salarié·e·s.e.s participaient à leur propre exploitation et oppression en échange de pouvoir accéder à des biens de consommation dont ils étaient les producteurs. La différence essentielle tient au fait que ce qui était un processus en grande partie extérieur, en surplomb – d’où les révoltes ouvrières de la fin des années 1960 – devient maintenant, de fait, quasi invisible et donc intériorisé.
Cette nouvelle configuration ne remplace pas le capitalisme financiarisé du néolibéralisme, bien au contraire. Tout d’abord, la logique néolibérale, tout entière tournée vers la marchandisation de toutes les activités sociales, a été la condition pour que le capitalisme numérique voit le jour, que ce soit par la déréglementation du secteur des nouvelles technologies, en particulier celui des télécommunications, ou par le durcissement considérable du droit de propriété intellectuelle et la possibilité de marchandiser les données. Ensuite ce capitalisme numérique ou algorithmique s’articule avec le capitalisme financier, industriel ou commercial. Si la logique d’accumulation néolibérale, dominée par le poids déterminant des actionnaires, notamment des institutions financières, n’a pas disparue, elle est de plus en plus en plus dépendante des plateformes et des machines algorithmiques.
Tend ainsi à se combiner dans le fonctionnement des entreprises à la fois la logique entrepreneuriale qui fait de la concurrence le moteur de l’action et la logique algorithmique qui s’appuie sur des processus prédictifs aboutissant à des décisions automatisées, logique qui se décline aussi au sein des institutions publiques. Enfin, les firmes numériques participent pleinement au jeu du capitalisme financier (cotations boursières, rachat d’entreprises, etc.).
Il faut pour terminer souligner un point. Le capitalisme a toujours fonctionné historiquement avec l’hégémonie d’une grande puissance, le Royaume-Uni au XIXe siècle, les États-Unis par la suite. Le déclin relatif de l’hégémonie états-unienne et la montée impressionnante de la Chine comme postulant à cette hégémonie structurent en grande partie les relations internationales. Cette lutte pour la suprématie se joue en grande partie sur le terrain des technologies numériques comme le montrent les mesures de rétorsion prises par les États-Unis contre la Chine. Dans cette situation, non seulement la plupart des pays, en particulier l’Union européenne, sont dans une situation de subordination, mais la question de la régulation de l’IA, afin qu’elle puisse rester sous contrôle politique et citoyen risque de passer au second plan.
Novembre 2024
NOTES
1. Voir Pierre Dockes, La libération médiévale, Flammarion 1979 et Mathieu Arnoux, Le temps des laboureurs, Albin Michel 2012.
2. Voir Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Seuil 2019.
3. Nous nous appuyons ici sur quatre ouvrages qui, au-delà de leurs divergences, synthétisent et globalisent une énorme production de travaux : Cédric Durand, Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Zones 2020 ; Maya Bacache Beauvallet, Marc Bourreau, Économie des plateformes, La Découverte, 2022 ; Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, Le capitalisme algorithmique. Accumulation, pouvoir et résistance à l’ère de l’intelligence artificielle, Écosociété 2023 ; Yanis Varoufakis, Les nouveaux serfs de l’économie, LLL 2024. Voir aussi Daniel Bachet, Les marchés réorientés : plateformes, intelligence artificielle et capitalisme algorithmique, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-40-ete-2024/dossier-ou-en-est-l-altermondialisme-dans-le contexte-de-la-crise-globale-du/article/les-marches-reorientes-plateformes-intelligence-artificielle-et-capitalisme
4. Ces définitions sont issues de Maya Bacache-Beauvalleyt et Marc Bourreau, op cit.
5. Nous reprenons ici l’essentiel de la taxonomie mise en évidence par Cédric Durand, op cit.
6. Le coût marginal désigne le coût de production d’une unité supplémentaire.
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