Alors que l’épidémie d’Ebola a déjà fait près de 1400 morts en Afrique de l’Ouest, le docteur Joanne Liu, présidente de Médecins sans frontières (MSF), en appelle à l’aide internationale : « Le virus ne sera pas contenu si l’on ne dispose pas de plus de centres de traitement, d’action coordonnée, de moyens logistiques et de personnel de santé, écrit-elle dans Time. Des familles entières ont été anéanties. Des travailleurs sanitaires meurent par dizaines. L’épidémie d’Ebola qui fait rage en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone a déjà tué plus de personnes qu’aucune autre dans l’Histoire, et continue de se propager sans relâche… »
La guérison très médiatisée de deux soignants américains infectés au Liberia, Kent Brantly et Nancy Writebol, qui ont reçu un traitement expérimental, le ZMapp, a relancé les spéculations sur l’espoir d’un médicament miracle qui stopperait l’épidémie. Perspective qualifiée de « show hollywoodien » par Sylvain Baize, responsable du Centre national de référence des fièvres hémorragiques virales de l’institut Pasteur, à Lyon. L’efficacité du ZMapp n’est pas démontrée, la molécule n’est pas disponible, et il n’existe aujourd’hui aucun médicament ni vaccin susceptible d’arrêter la progression du virus.
Pour la présidente de MSF, le seul moyen d’empêcher que le bilan ne s’alourdisse est d’intensifier rapidement l’action dans les régions touchées par le virus. « L’épidémie ne sera pas contenue sans un déploiement massif sur le terrain », écrit-elle. Joanne Liu estime que l’action sanitaire est actuellement handicapée par une absence de direction organisée et un manque de compétences dans la gestion de crise.
« Il faut stopper l’épidémie par des mesures de terrain, mais les moyens actuels sont dramatiquement insuffisants, dit Sylvain Baize. Il faudrait les multiplier par dix. » MSF a déployé 1000 travailleurs sanitaires dans les régions touchées, et a mis en place des centres médicaux d’une capacité globale de 300 lits. Il en faudrait beaucoup plus. « Tous nos centres sont débordés, dit Liu. « Nous avons un centre Ebola à Foya, au Liberia, près de l’épicentre de l’épidémie. Il était prévu pour une capacité de 20 lits, mais accueille déjà plus de 125 patients. » A Monrovia, la capitale, MSF a ouvert le plus grand centre Ebola de l’Histoire, avec 120 lits, mais il est lui aussi en surcharge.
Il faut aussi souligner que si les rares cas de patients occidentaux ont été très médiatisés, l’épidémie d’Ebola ne constitue pas une menace pour les pays développés, dont les moyens sanitaires suffiraient à contenir une éventuelle incursion du virus (à noter qu’il n’y a pas eu de cas français jusqu’ici, contrairement à des rumeurs lancées par Patrick Balkany). Aujourd’hui, le virus Ebola n’est un danger sérieux que pour l’Afrique. Les quatre pays actuellement touchés par le virus ne le sont pas au même degré, mais ont tous une vulnérabilité inquiétante.
Le Nigeria a suscité une attention particulière, en raison de sa population très importante : à elle seule, la capitale, Lagos, avec une vingtaine de millions d’habitants, est à peu près aussi peuplée que la Guinée, le Liberia et la Sierra Leone réunis. Jusqu’ici, l’impact du virus est resté limité : 14 cas rapportés, dont 5 morts. Toutefois, les spécialistes du CDC d’Atlanta, aux États-Unis, qui suivent particulièrement la situation au Nigeria, s’inquiètent de la lenteur initiale de la réaction des autorités, qui ont mis près de deux semaines à installer un centre de traitement à Lagos : « Depuis, le Nigeria a beaucoup amélioré sa réponse, mais la réponse à la question de savoir s’il a agi à temps pour éviter une grande épidémie n’est pas encore claire », écrivent-ils dans le New England Journal of Medicine (les CDC – Centers for disease control – ou centres de contrôle des maladies, sont un réseau de surveillance épidémiologique).
Toutefois, l’immense majorité des cas provient de trois pays, la Guinée, où le virus est apparu fin 2013, le Liberia, et la Sierra Leone. Leurs frontières communes ont permis au virus de circuler, notamment entre Guinée et Liberia. « En Guinée, le virus est à peu près contenu mais n’est toujours pas contrôlé, de nouveaux cas continuent d’apparaître, dit Sylvain Baize. Au Nigeria, il y a peu de cas, et la situation semble sous contrôle, mais on ne peut pas exclure une flambée soudaine. En Sierra Leone, la situation est très préoccupante. Au Liberia, elle est critique. »
Des systèmes de santé effondrés
Joanne Liu observe qu’au bilan de l’épidémie d’Ebola vient s’ajouter celui de maladies ordinaires que les systèmes de santé ne soignent plus. « Les gens meurent de maladies faciles à prévenir ou à traiter comme le paludisme ou la diarrhée, parce que la crainte de la contamination a fermé les installations médicales, conduisant à un effondrement des systèmes de santé, écrit-elle. Lorsque j’étais au Liberia la semaine (du 11 août), six femmes enceintes ont perdu leurs bébés en un jour parce qu’aucun hôpital n’a pu les accueillir et gérer les complications de leur grossesse. »
Sylvain Baize renchérit : « Après des décennies de guerres civiles, les structures de santé du Liberia sont inexistantes et ne permettent pas de gérer les maladies endémiques, à plus forte raison de faire face à une épidémie nouvelle. » De plus, les autorités sanitaires doivent faire face à une certaine hostilité de la population, comme l’ont illustré les incidents survenus à West Point, un bidonville de Monrovia peuplé de 75’000 habitants. Un centre d’isolement a été attaqué le 17 août, ce qui a provoqué la fuite de 17 patients infectés par le virus qui n’ont été retrouvés que trois jours après. « Dans l’intervalle, ces patients ont été en contact avec de nombreuses personnes, et il pourrait en résulter 100 ou 150 nouveaux cas d’Ebola, estime Sylvain Baize. Sans compter le fait que les matelas souillés ont été volés… au total, cet incident risque de relancer un gros foyer épidémique à Monrovia. »
L’une des causes des mauvaises relations entre la population et les soignants est le fait que ces derniers ne sont pas assez nombreux et n’ont pas assez de moyens. Les systèmes sanitaires du Liberia et de la Sierra Leone sont exsangues, souligne Joanne Liu : on y compte, respectivement, 1 et 2 médecins pour 100’000 habitants, alors qu’il y en a environ 300 pour 100’000 habitants en France.
Une épidémie sous-estimée
Selon les experts de l’OMS, l’ampleur de l’épidémie d’Ebola est sous-estimée, pour toute une série de raisons. Lorsque le virus est apparu en Guinée, fin 2013, il n’a pas été identifié immédiatement. On ne s’attendait pas à une épidémie d’Ebola dans cette région, et les symptômes peu typiques de la fièvre hémorragique peuvent être confondus avec ceux d’autres maladies. Le virus Ebola a été identifié par l’équipe de Sylvain Baize le 21 mars 2014, ce qui signifie que de nombreux cas guinéens sont passés inaperçus pendant trois mois.
De plus, même après l’identification du virus, des patients ont été soignés à domicile par leur famille. Souvent, les morts ont été enterrés sans que leur maladie ne soit diagnostiquée.
« Aujourd’hui, en Guinée, le système est en place, et les chiffres officiels correspondent à la situation réelle, estime Sylvain Baize. Mais ce n’est pas le cas au Liberia, où beaucoup de cas ne sont pas diagnostiqués. Il n’y a qu’un petit laboratoire à Monrovia pour faire les analyses. Des patients libériens vont en Guinée. Au Liberia, la mortalité est faible par rapport au nombre de cas suspectés, ce qui signifie que de nombreux patients sont hospitalisés pour d’autres raisons que la maladie due au virus Ebola. Et beaucoup de foyers épidémiques ne sont pas répertoriés. »
Joanne Liu fait le même diagnostic pour la Sierra Leone : « Deux mille personnes ont été en contact avec des patients atteints du virus Ebola à Kailahun, en Sierra Leone, écrit Liu. Il est urgent de les suivre. Mais nous n’avons pu retrouver que 200 de ces personnes. »
Au Liberia et en Sierra Leone, une proportion importante des gens qui ont été en contact avec les personnes infectées n’est pas suivie, de sorte que le virus continue de se propager. Conséquence : l’épidémie est encore en croissance exponentielle au bout de huit mois, ce qui ne s’est jamais produit lors des précédentes attaques d’Ebola. Pour le seul mois d’août, un total de 1022 cas a été dénombré, sur 2473 depuis le début de l’épidémie ; et 509 morts ont été recensés, sur 1350. Autrement dit, en trois semaines, le nombre de cas a été multiplié par 1,7 et le nombre de morts par 1,6. Et le rythme ne semble pas se ralentir.
De lourdes conséquences économiques
Les pays touchés par le virus Ebola sont pauvres. Pour eux, l’épidémie est une double peine. Ses conséquences sanitaires s’aggravent de retombées importantes sur l’économie. Les compagnies aériennes régionales ont cessé de desservir les zones touchées par le virus, et les compagnies internationales ralentissent leur trafic. De plus, les sociétés internationales implantées dans les régions touchées font repartir leur personnel, quand ce n’est pas déjà fait. L’épidémie entraîne donc un ralentissement économique important.
« Dans ces conditions, comment renforcer les moyens sur place ? interroge Sylvain Baize. Comment assurer la rotation des personnels ou acheminer du matériel ? Comment des soignants vont-ils venir de l’étranger, s’ils ne savent pas quand ils pourront repartir ? » Les limitations du transport aérien – ou maritime – aggravent la situation. Ce qui est d’autant plus regrettable que le virus ne présente pas de danger pour les personnels aériens, qui ne sont pas en contact avec la population touchée par le virus.
Cette situation risque de créer un cercle vicieux, dans lequel les pays touchés disposeraient de ressources de plus en plus insuffisantes pour combattre le virus et pour subvenir à leurs besoins en général. « Les problèmes se surajoutent, dit Sylvain Baize. Plus les semaines passent et plus cela devient dangereux. »
* Publié par Médiapart, le 23 août 2014 (reproduit sur A l’encontre) : http://www.mediapart.fr/journal/international/230814/ebola-le-cercle-vicieux-de-lepidemie