Jusque-là tout va bien. Est-ce la fin de l’histoire ? Bien sûr que non.
Les dominants, une fois que les peuples ont gagné l’idée d’un cadre normatif, ont trouvé bien des astuces. Par exemple, ils ont imposé que la propriété privée soit reconnue comme un droit, pratiquement sur le même pied que les droits fondamentaux. Ce « droit » à la propriété est devenu inaliénable, protégeant les dominants de la volonté populaire qui réclame le partage des richesses. C’est un « droit » absolu, même si la propriété en question a été, à l’origine, volée aux pauvres. Entre-temps, se nourrir, se vêtir, avoir un toit, ce ne sont pas, dans notre système légal, des droits, mais des privilèges.
Autre contournement, les dominants ont bien manœuvré pour que les droits soient encadrés dans un système conçu et écrit par et pour une minorité de gens. Le droit est réservé à des experts, la plupart du temps, payés par les dominants. Aujourd’hui on appelle ces gens des « avocats ». (Une chance qu’il y a quelques-uns qui se sont mis au service du peuple). Néanmoins, la loi et le respect des droits sont souvent très loin des capacités de la plupart des gens.
Enfin, dernière « diversion », le droit s’est construit sur une fiction, comme si tout le monde était égal : le PDG, la travailleuse d’usine, le paysan, le déclassé, le médecin, tout-le-monde-il-est-gentil, tout-le-monde-il-est-pareil. Or en réalité, le monde n’est pas égal. Il y a des rapports de pouvoir qui préexistent et qui font en sorte que l’exercice des droits, et donc la manipulation des lois, prend une toute autre signification pour le dominé ou pour le dominant. En gros, sous la loi en apparence « égale pour tous », ce sont les forts qui l’emportent le plus souvent. Ce sont les dominants qui écrivent les lois. Elles reflètent les intérêts en jeu et en puissance. Souvent, y compris dans nos sociétés dites « libérales », des lois sont totalement iniques. Certaines sont contestées et parfois, la loi est changée, mais c’est toujours par la lutte.
Par exemple, ce sont les grèves et l’occupation de la United Aicraft qui ont imposé dans les années 1970 une loi dite « anti-scab » (45), alors qu’auparavant, les patrons pouvaient embaucher « légalement » des fiers-à-bras pour intimider les travailleurs et les travailleuses. Autre exemple, on a criminalisé les femmes qui voulaient exercer leur libre choix en matière d’avortement. Le médecin Morgentaler est allé en prison pour cela. Cela a pris des années de luttes pour changer cette situation totalement injuste que les dominants les plus réactionnaires voulaient sauvegarder.
Qu’est-ce que cela veut dire en fin de compte ? On n’a pas à respecter la loi « parce que c’est la loi ». Des lois pourries, il y en a plein et c’est un droit fondamental de s’y opposer.
Venons-en maintenant à un problème dont on entend parler dans l’actualité. Des féministes veulent que des institutions comme les universités changent la culture machiste qui sévit trop souvent. Elles ont décidé de faire pression, au-delà des normes en vigueur, qui ne vont souvent pas jusqu’au cœur du problème. En effet, le pouvoir s’exerce de diverses manières. Il y a la manière forte. Et il y a aussi ce qu’on appelle l’« hégémonie », les traditions, la façon plus ou moins habituelle qu’on a d’exercer le pouvoir. Le machisme, souvent, n’est pas « illégal ». On dit quelque fois, « c’est comme cela ».
Si les dominants se contentent de dominer « normalement », c’est OK. Par exemple, Dominique Strauss-Kahn, qui était censé devenir président de la république française, contrôlait des réseaux obscurs pour fournir la « chair fraîche » dont il se disait friand. Avec ses subordonnées, il passait le bon message pour qu’elles comprennent ce qu’elles devaient faire. En France, tout le monde savait cela, mais personne ne faisait rien. « C’était comme cela ». Jusqu’à temps qu’il se fasse piéger dans une affaire délicate. Encore là il a pu échapper à la « justice ».
Vous voyez où on s’en va avec cela. Ceux qui invoquent la « loi » pour empêcher la dénonciation de comportements sexistes devraient y penser deux fois. Au lieu de dénoncer les dénonciatrices, ils devraient demander des comptes à un système qui tolère, dans la « loi », des comportements inacceptables. Une fois dit cela, les personnes qui sont visées ont le droit de se défendre et de s’expliquer. Mais ils seraient avisés de ne pas se cacher derrière une « loi » qui n’est pas équitable, qui ne tient pas compte des rapports de pouvoir et qui cache l’exercice de ce pouvoir jusque dans les coins privés de la vie. Au-delà de la « loi », il y a la résistance, le droit de dire non à l’oppression, qu’elle soit « légale » ou non. À travers les multiples contestations, on a appris à dire : « on a raison de se révolter »…