Andrew J. Bacevich, The Nation, 10 janvier 2017,
Traduction, Alexandra Cyr
Note : ce long et intéressant article sera publié en tranches, probablement 3. Voici la première a.c.
Cette période n’a commencé que lorsque les observateurs-trices ont pris l’habitude de la qualifier d’« époque post-guerre froide ». Maintenant qu’elle est terminée, son nom devrait être plus descriptif. Je propose « époque des grandes attentes américaines ».
Le pardon et l’oubli
La fin de la guerre froide a pris les États-Unis complètement par surprise. Au cours des années 1980, même avec Mikhail Gorbachev à la tête du Kremlin, peu de gens à Washington remettaient en cause la conviction bien ancrée que la rivalité entre les États-Unis et l’Union soviétique définissait les contours des politiques internationales et que cela allait se perpétuer. Bien sûr, endosser cette hypothèse était un prérequis pour accéder aux cercles officiels. Pour ainsi dire, personne au sein de l’establishment américain ne pensait sérieusement que la menace soviétique, l’Empire soviétique et que l’Union soviétique elle-même pourrait disparaître un jour. Washington avait une quantité illimitée de plans en cas de troisième guerre mondiale, mais rien au cas où cette équation disparaitrait.
Sans manquer un seul instant, au moment de la chute du mur de Berlin et, deux ans plus tard, de l’implosion de l’Union soviétique, les dirigeants-es de cet establishment ont immédiatement exposé les développements à venir que personne d’entre eux et elles n’avaient anticipé. Presque à l’unanimité, les politiciens-nes et les politologues ont interprété la réunification de Berlin et l’effondrement du communisme qui a suivi, comme une victoire américaine complète, ayant des proportions ncommensurables.
« Nous » avions gagné « ils » avaient perdu. Une telle compréhension justifie tout ce que les États-Unis représentent comme archétype de la liberté.
Depuis les confins de cet establishment, un jeune intellectuel en pleine ascension ose suggérer que nous en sommes probablement « à la fin de l’histoire ». La seule « super puissance » qui subsiste est maintenant en situation de déterminer le futur de l’espèce humaine. À Washington, certains-es, attachés-es au pouvoir, examinent cette hypothèse et l’adoptent. L’avenir prend l’allure d’une feuille blanche où la « destinée » elle-même invite les Américains-es à y inscrire leurs intentions. Une toute autre interprétation, bien différente et moins glorieuse, aurait pu être donnée à la fin de la guerre froide. Le moment de regrets, de repentir et pour faire amende honorable a été loupé.
Après tout, la compétition entre les États-Unis et l’Union soviétique ou encore, entre ce qui a fini par être appelé le « monde libre » et le « bloc communiste », a été entachée par de sinistres effets. La course à l’armement entre les deux superpuissances a produit de monstrueux arsenaux nucléaires. À de nombreuses occasions, ils ont mené la planète au bord de l’anéantissement. Deux guerres particulièrement non glorieuses ont tué des dizaines de millions de soldats américains et littéralement des millions d’Asiatiques. L’une s’est passée dans la péninsule coréenne et s’est terminée sans résultat satisfaisant ; l’autre, en Asie du sud, a été une défaite catastrophique. Des guerres par procuration en Asie, en Afrique, en Amérique latine et au Proche Orient ont tué encore plus de personnes et mené à la dévastation de pays en entier. L’obsession de la guerre froide a mené Washington à renverser des gouvernements démocratiques, à devenir complice d’assassinats, à prendre cause pour des dictateurs-trices et à fermer les yeux sur des génocides. À l’intérieur du pays, cette hystérie a mené à limiter les libertés civiles et à encourager le développement d’un appareil de sécurité nationale super étendu, intrusif et qui n’a aucune obligation de rendre des comptes. En même temps, le complexe militaro-industriel et ses entreprises associées a conspiré pour décrocher d’énormes sommes consacrées à l’achat d’armes qui ne semblaient jamais répondre correctement aux dangers envisagés.
Mais, au lieu de réfléchir à des sujets aussi sombres et sordides, tout l’establishment politique américain et les membres ambitieux de la communauté intellectuelle ont préféré ne pas se questionner. Pour ces gens, la merveilleuse année 1989 avait effacé toutes les fautes des années passées et Washington s’en est attribué tout le mérite. En effet, pourquoi s’appesantir sur le passé désagréable quand le futur est si brillamment riche de promesses ?
Trois grandes idées et leur corollaire douteux
Très tôt, cette promesse s’est traduite concrètement. En très peu de temps, trois thèmes ont émergé pour définir le nouvel âge américain. Expliciter chacun d’eux avait un parfum d’abondantes anticipations vers une époque d’attentes quasi inimaginable. Le 20e siècle se terminait sur une forte note ; que ce soit pour la planète entière, mais surtout pour les États-Unis et de grandes choses allaient arriver.
Le premier de ces thèmes portait sur l’économie. Il mettait l’accent sur le potentiel de transformations amené par la mondialisation en pleine ascension, sous la direction des institutions financières et transnationales basées aux États-Unis. Un « monde ouvert » allait faciliter la circulation des biens, des capitaux et des peuples. La richesse serait ainsi créée à une échelle encore inconnue. Durant ce processus, les règles régissant la manière américaine de gouverner les entreprises allaient devenir la norme sur la planète. Tous et toutes allaient en bénéficier, mais spécialement les Américains-es qui allaient continuer à profiter, plus que leur juste part, de cette abondance matérielle.
Le deuxième thème s’intéressait aux structures étatiques maintenant soumises, plus que jamais, à un ordre international déterminé par une seule nation. Même les vieux empires romains et britanniques n’ont jamais eu un tel ascendant. La fin de la guerre froide donnait aux États-Unis une position unique ; ils étaient à la fois le pouvoir suprême et l’irremplaçable leader mondial. Ce statut leur était garanti par sa toute puissance militaire toujours en marche.
Chez les éditorialistes du Wall Street Journal, du Washington Post, de New Republic et du Weekly Standard, ces « vérités » allaient de soi. À Washington, certains-es avaient une certaine retenue dans leurs déclarations publiques, contrairement à beaucoup de commentateurs-rices tenant le haut du pavé. Ceux et celles des dirigeants-es qui appréciaient l’accès au bureau ovale, au 7e étage du Département d’État et au E-Ring du Pentagone, étaient généralement d’accord (avec cette analyse de la place des États-Unis dans le monde). Cet exercice affirmé d’une hégémonie (bienveillante) sur le monde était le moyen central pour que les Américains-es soient sûrs-es de bénéficier de la sécurité sur leur territoire, comme dans le reste du monde, maintenant et pour toujours.
Le troisième thème visait à repenser le concept de liberté individuelle tel qu’il était compris et soutenu par la plupart des Américains-es. Durant la longue période d’urgence liée à la guerre froide, il n’avait pas été facile d’arriver à des ajustements entre la liberté (individuelle) et les impératifs de sécurité nationale. Le patriotisme de cette époque a priorisé les intérêts de l’État aux dépens de ceux des individus. Même la phrase excitante de J. F. Kennedy : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour votre pays », n’était pas plus convaincante qu’il le fallait, surtout quand cela voulait dire s’embourber dans les rizières (vietnamiennes et laotiennes) et se faire tirer dessus.
À la fin de la guerre froide, la tension entre les libertés individuelles et la sécurité nationale s’est quelque peu dissipée. Les conceptions dominantes sur le statut des libertés ont subi une transformation radicale. L’accent a été mis sur la levée des contraintes et des inhibitions. Ce changement s’est manifesté partout et dans tout, depuis les modes de consommation, d’expression culturelle, de la sexualité et jusqu’à la définition de la famille. Des normes qui avaient prévalu depuis des générations, comme le mariage formé par l’union entre un homme et une femme, l’identité de genre fixée à la naissance, sont devenues choses du passé. Le concept d’un bien commun transcendant, qui avait cédé la place à la sécurité nationale durant la guerre froide, s’effaçait quelque peu pour permettre aux individus d’avoir un maximum de choix et d’autonomie.
Finalement, en corollaire à ces thèmes, la fin de la guerre froide a donné, de façon durable, le statut de quasi dieu au Président. À « l’âge des grandes attentes », le mythe du Président sauveur (…) s’est amplifié. Dans le système solaire politique américain, l’homme à la Maison blanche est devenu de plus en plus le soleil autour duquel tout tourne. Rien d’autre ne devrait compter.
Les présidents qui se sont succédé à la tête de l’État ont fait des efforts pour libérer la nation de l’idée de la « terre promise », sans succès toutefois. L’élite politique et des médias ont collaboré pour soutenir la prétention qu’à la fin de la prochaine dure « campagne pour gagner la Maison blanche », un autre Roosevelt, Kennedy ou Reagan allait magiquement surgir pour sauver la nation. D’une élection à l’autre, les campagnes électorales sont devenues de plus en plus longues, chères et ennuyeuses, malgré leur allure de cirque. Peu importe, durant « l’époque des grandes attentes », le réflexe de voir le Président comme l’ultime personne capable de garantir l’abondance, la sécurité et la liberté des Américains-es, est devenu sacro-saint.